Zaï zaï zaï zaï : Fabcaro

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Cette bande dessinée parue aux éditions 6 pieds sous terre est un régal, à lire et à offrir à tout prix ! Son auteur Fabcaro est un maître de l’humour et excelle dans l’absurde. Il nous entraîne dans un road movie haletant et loufoque qui brocarde notre société de consommation.

Le point de départ est génial : un homme, au moment de payer ses courses, s’aperçoit qu’il a oublié de prendre sa carte de fidélité du magasin ; en effet, elle est restée dans la poche d’un pantalon qu’il a mis au sale. Horreur et stupéfaction !! Comment peut-on ne pas avoir la carte du magasin ? La sécurité intervient et l’homme, paniqué, s’enfuit, après avoir menacé le vigile avec un poireau. Les médias s’emparent avidement de l’affaire, d’autant plus que l’individu fait partie d’une catégorie suspecte aux yeux de l’opinion : il est auteur de BD.

La police déploie alors tout son arsenal pour arrêter celui qui est quasiment devenu l’ennemi public n°1. Notre pauvre dessinateur a tout juste le temps d’appeler ses enfants pour leur assurer qu’il n’est pas un dangereux criminel, avant de s’embarquer dans une folle cavale.

Tout le monde y va alors de son commentaire : les voisins, les commerçants, les piliers de comptoir, les bobos éclairés…Les dessinateurs de BD sont des gens qu’on connaît mal, ils ont forcément des zones d’ombre plus ou moins dangereuses pour les honnêtes gens…Ces considérations donnent lieu à une série de sketchs hilarants. Chaque page, composée de 5 à 6 cases, met en scène les travers de notre société : l’ultra marketing, l’emballement médiatique, le repli sur soi, et même la dictature du divertissement ( tu devras aller au karaoké et t’y amuser !) J’ai ri vraiment à chaque page, les chutes étant très efficaces et le rythme excellent. L’humour potache alterne allègrement avec le 2ème, voire le 3ème degré. Le dessin, neutre (les personnages ont peu d’expressions, c’est surtout la silhouette qui compte), et l’utilisation de la bichromie pour la couleur, contrastent délicieusement avec les propos et situations les plus loufoques.

J’avais découvert Fabcaro avec son album On n’est pas là pour réussir (éditions La Cafetière, 2012) qui montrait le parcours du combattant que subit l’auteur de BD pour se faire connaître : aller à la rencontre de ses lecteurs n’est pas toujours simple, et les festivals et dédicaces peuvent se révéler de redoutables guet-apens, pas franchement « glamour ». J’avais déjà été séduite par son humour, sa faculté à relever le « détail qui tue », la situation drôle et embarrassante, sans agressivité, avec justesse.

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Si vous n’avez pas encore lu Fabcaro, vous avez de la chance de pouvoir le découvrir ! Je vous souhaite, à vous et à vos zygomatiques, un savoureux moment de lecture.

Zaï zaï zaï zaï, paru en mai 2015 aux éditions 6 pieds sous terre

 

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Mère et le crayon : Josef Winkler

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Ce livre est un bijou d’écriture. 89 pages seulement mais une écriture dense, aux multiples résonances, littéraires et picturales, et intimes : parlant de lui et de son enfance peu heureuse, Josef Winkler nous touche, trouve en chacun de nous un lecteur attentif, conquis par l’exigence de sa langue.

« Mère », c’est la propre mère de Josef Winkler, et « le crayon » c’est celui de l’écrivain, qui le tenait dès l’enfance, dans la cuisine de la ferme familiale, humant à la fois les odeurs du repas et la présence maternelle. D’abord dans la main gauche puis, vaincu par les gronderies et la dureté de sa mère dans la main droite, la « bonne main ». Mais pour raconter aujourd’hui le personnage de sa mère, six ans après après son roman Requiem pour un père, c’est en toute liberté que Josef laisse aller son crayon. Au fil de ses souvenirs, ses visions, et ses lectures.

C’est en effet à la lecture du journal d’Ilse Aichinger  (Kleist, mousse, faisans) qu’il a emporté un été, lors d’un voyage en Inde, que le livre sur sa mère va naître. « Dans l’enfance aussi, il y avait des miroirs, mais à une plus grande distance. Peu à peu nous nous rapprochons de nous-mêmes, l’espace qui nous entoure s’amenuise, bientôt nous voici au plus près. Encore un pas et nous brisons le miroir à coup de poing, nous nous coupons, nous saignons. Ou nous nous immobilisons. » Ce sont ces phrases précisément d’Ilse Aichinger qui provoquent une vision : Josef revoit la chambre austère de ses parents, avec les deux lits, surmontés par la reproduction d’un tableau de Raphaël, La Vierge à la chaise, qui se reflétait dans un miroir sur le mur opposé.

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Alors qu’il est à l’autre bout du monde, le voilà renvoyé à lui-même, il se rapproche de Kamering, son petit village natal d’Autriche. Les temples bouddhistes autour de lui s’évanouissent et laissent la place aux années tristes de son enfance.

Cette enfance à Kamering est marquée par l’ambiance morbide de l’après-guerre, les blessures infligées par le nazisme (en écho à d’autres phrases d’Ilse Aichinger, écrivaine juive dont la famille connut la déportation), les rites religieux et surtout le silence de sa mère, Maria. Mère distante, elle paraît bien loin de la figure de la Vierge aimante représentée par Raphaël. On apprend les origines de ce silence : Maria jeune fille a été profondément marquée par la mort durant la Seconde Guerre. Ses trois frères sont morts au combat, laissant leurs parents stupéfaits et anéantis par le chagrin. Dès lors, les paroles ne résonnèrent plus dans la maison maternelle, et chacun resta seul avec sa peine.

Remonter aux sources du silence permet au narrateur de créer de véritables tableaux. Le grand-père apprenant la mort du troisième fils, figé dans sa douleur, sous un arbre, pourrait être un des paysans des tableaux de Millet.

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Et les phrases se parent d’ornementations proustiennes, elles semblent chercher dans l’histoire familiale ; sinueuses, elles éprouvent le sens et le chagrin.

Puis, c’est au tour de Peter Handke d’accompagner Josef Winkler, avec ses carnets d’Hier en chemin et Le malheur indifférent (racontant lui aussi la vie de sa mère). Encore des phrases qui résonnent, qui font naître l’oeuvre et revivre la mère. Encore des tableaux qui figent un instant l’enfance et Maria qui travaille, fait la cuisine, s’ocupe des enfants, punit. Le père aussi, impulsif et ne supportant pas que son fils Josef s’oppose à lui. Langue picturale toujours mais également sensitive, charnelle : la mère est un corps, dans les jupes de qui on voudrait se réfugier, son lit au petit matin dans lequel se glisse le petit Josef une fois qu’elle est levée pour soigner les bêtes est encore tout chaud,  les repas qu’elle prépare ont l’odeur de l’ail et des épices, et les corps des grands-mères qui vieillissent dégagent une odeur acide…

Les mots des autres, pour trouver les siens propres ; la littérature, communion d’âmes et fraternelle ; le lecteur, touché par la voix d’un écrivain : Mère et le crayon est un « livre à soi », le livre d’un autre que l’on s’approprie, et que l’on voudrait partager à son tour.

Sorti en février 2015 aux éditions Verdier, collection « Der Doppelgänger ».
Traduit de l’allemand(Autriche) par Olivier LE LAY.