Bestiaire mécanique : Laëtitia Devernay

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Laëtitia Devernay, dans cet album aux beaux aplats de couleur, pleine page, nous propose une fois de plus (cf. Diapason) un heureux mélange des genres. Son bestiaire se compose d’ « animaux-transports », entremêlant le règne animal à la mécanique. Cela fonctionne fort bien. Le lecteur se prend au jeu de cette encyclopédie pas comme les autres qui brasse données scientifiques, traités mécaniques, humour et écologie, dans une optique certes pédagogique mais surtout poétique.

 

Ainsi la baleine-dirigeable :

« Pouvant atteindre une taille gigantesque, il reste plus léger

que l’air. Propulsé par une grande hélice composée de deux

nageoires horizontales, ce géant du ciel voyage avec grâce,

produisant son chant au printemps.

 Chassé de son environnement et menacé de disparition, le diri-

geable suscite aujourd’hui un nouvel intérêt ».

 On a aussi l’éléphant-camion de pompiers, la méduse-parachute, le crabe-tractopelle, la girafe-grue

Les associations fonctionnent, font mouche et témoignent de la part de Laëtitia Devernay d’une belle propension à l’imaginaire. Textes et dessins sont du même niveau, également réussis : ses illustrations colorées et dynamiques se font l’écho de ses notices ludiques. Mots et images invitent à la fantaisie et bousculent les règles de classification.

D’ailleurs, nul ordre alphabétique dans ce bestiaire, et nul groupe. Chaque « animal-transport », ou « transport-animal », est unique et se singularise par rapport aux autres, mécaniquement, par son comportement, et toujours poétiquement. Ce n’est qu’à la dernière page que nous arrivons à un bestiaire plus classique. Les animaux vus précédemment sont dessinés sur une même double-page. Chacun est accompagné d’une définition « encyclopédique », permettant au jeune lecteur d’avoir des renseignements pratiques, qui vont certes l’ancrer dans la réalité mais aussi le sensibiliser à la beauté et à la fragilité du règne animal. En effet, il est précisé que beaucoup d’animaux sont menacés. Il n’est plus question de mécanique mais d’être vivants qu’il faut préserver.

Laëtitia Devernay rend donc un bien bel hommage aux animaux, en convoquant la fantaisie, l’imaginaire, la générosité des couleurs et la singularité.

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A explorer à tout prix le site de l’auteur, d’où sont extraites les illustrations de l’article : http://www.laetitiadevernay.fr/

 Et à lire aussi la chronique sur un autre de ses albums, Diapason.

Edité par La Joie de Lire
Publié en octobre 2014

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Diapason : Laëtitia Devernay

blog 002b« Un livre qui se déploie comme les ailes d’un oiseau, au rythme d’un petit chef d’orchestre perché sur de grands arbres », est-il indiqué sur la quatrième de couverture. Laëtitia Devernay en effet nous invite, avec ce magnifique livre leporello, à un formidable voyage à travers la musique, les arbres et le ciel. Des « feuilles-notes-oiseaux » se déploient gracilement au fil des pages, guidées par la baguette d’un chef d’orchestre bien inspiré. Sans paroles, cet album aux dessins réalisés à l’encre de Chine m’a enthousiasmée par sa légèreté, ses virevoltes, et ses correspondances entre musique et nature. Un réel enchantement graphique. Ce livre est singulier, fait de mélanges et d’associations réussis, au diapason. Tout sonne juste, comme une évidence. Tout est fluide et gracieux.

Il y a d’abord le format, qui interpelle et joue sur différents plans. L’album est très étroit, vertical. Sur la couverture très sobre, en noir et blanc, figurent des portées musicales horizontales et vierges : un appel au dépliage du livre et au remplissage du blanc des portées, pour l’instant silencieuses. On déplie donc le livre et sur la page de garde, les portées se sont remplies de jaune pâle et sont verticales. On tourne encore : les portées deviennent troncs d’arbres et d’autres rayures verticales s’avancent, celles du pantalon du chef d’orchestre. Celui-ci lève la tête vers le haut des arbres, et l’on voit maintenant les feuillages, touffus et serrés. Le décor est planté. Les couleurs sont minimales (noir, gris et jaune pâle, sur fond blanc), laissant libre cours à l’inspiration, aux possibles, et inspirant la délicatesse. On déplie encore une page, le leporello commence, et la musique avec. J’ai compté 30 pages qui, toutes dépliées, atteignent une longueur dépassant les 8m ! Cet album étroit, dont la couverture ne payait pas de mine, nous réserve bien des surprises !

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Le petit chef d’orchestre qui, courageusement, grimpe au sommet de l’arbre le plus haut, est un véritable magicien. De sa baguette, il fait s’envoler les feuilles, telles des oiseaux qui dans le ciel vont former des ballets étourdissants. Chaque arbre se dénude, au fil des pages et de l’inspiration musicale. Les feuilles-oiseaux se déploient en de savantes orchestrations. Laëtitia Devernay remplit fort habilement l’espace de chaque page, alternant les directions, les foisonnements et les blancs, comme autant de pauses musicales.

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On voit le mouvement, le rythme. On entend le silence, les crescendo. Aucune parole mais une densité musicale incroyable. C’est très, très beau.

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A explorer à tout prix le site de l’auteur, d’où sont issues les illustrations de l’article :

http://www.laetitiadevernay.fr/

 

A lire également l’article sur un autre des albums de Laëtitia Devernay : Bestiaire mécanique

Edité par La Joie de Lire
Publié en octobre 2010

Kannjawou : Lyonel Trouillot

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Voici la chronique cruelle et poignante de la « bande des cinq », cinq jeunes gens d’Haïti qui peinent à trouver leur place dans un pays ravagé par l’Histoire colonisatrice, la dictature, le tremblement de terre et l’humanitarisme de la communauté internationale. Les Cinq se nomment Wodné, Sophonie, Joëlle, Popol et « le scribe », le narrateur du roman. Chacun(e) incarne les singularités et contradictions d’une jeunesse haïtienne orpheline, privée de rêves et de parents qui semblent avoir démissionné. Lyonel Trouillot, avec une écriture rythmique qui vous happe, vous enveloppe, fait entendre les voix d’individus qui, sous le poids du passé et du présent, tentent de s’extirper des combats et de la résignation pour se diriger vers un futur.

Le « scribe » consigne dans un journal les jours qui défilent, sans relief, dans le quartier misérable de la rue de l’Enterrement, menant au grand Cimetière. Déserté par ceux qui avaient encore de l’argent, le quartier va à vau-l’eau, et il ne semble plus guère animé que par les cortèges funèbres. Difficile de songer à un quelconque avenir, de se fabriquer des rêves, quand la vie vous file entre les doigts : les morts s’entassent au cimetière, les commerces n’existent plus et votre pays, occupé hier et encore aujourd’hui, ne sait plus qui il est. Et pourtant…même s’ils ne suffisent pas toujours, il y a les mots. Les mots qui peuvent faire « bouger la vie ».

Les mots du journal, ceux des livres que lit le narrateur, ceux qu’il échange avec le « petit professeur » qui vient d’un autre quartier, plus aisé, et possède un trésor de bibliothèque. Les mots également de man Jeanne, doyenne du quartier qui ne s’est jamais départie de son humanité et de sa dignité, même aux heures les plus sombres, et qui possède, outre un fort tempérament, un étonnant art de la formule.

Mais il y a aussi les mots qui trompent. Ceux d’abord des représentants des ONG internationales. Sous couvert d’humanisme, ils se racontent des mensonges pour justifier leur présence en Haïti. Gagner des points de carrière grâce à un tremblement de terre, la bonne aubaine ! Aujourd’hui en Haïti, demain « dans un autre pays malade où des typhons ont fait des dégâts que les dirigeants locaux seront incapables de réparer ». Finalement, la colonisation n’est pas si lointaine quand il s’agit d’exploiter la situation d’un pays pour son intérêt propre. D’ailleurs, le soir venu, ces chers représentants se trémoussent et s’enivrent en compagnie des notables de la ville au « Kannjawou », un bar typique où est singulièrement absente la population locale. Alors que le Kannjawou est une fête traditionnelle fondée sur le partage et qui réunit tout le monde, ce bar exclut les plus pauvres. Sophonie, qui y travaille comme serveuse, assiste chaque soir à cette navrante comédie.

Ensuite, il y a les mots des militants les plus radicaux qui, au nom de la liberté et de la dignité retrouvées, manient la parole comme une arme d’exclusion et de violence : « ça sent la secte et le goulag. La terreur au service du mensonge (…) L’imposture est trop lisible derrière la posture ». C’est Wodné le plus véhément, suivi de Joëlle : ils forment un couple d’étudiants révolutionnaires persuadés de reprendre le flambeau de leurs aînés ayant combattu la dictature et s’en prennent à tous ceux qui n’ont « pas choisi le domaine de la lutte ». Mais le « petit professeur », qui faisait partie des combattants de la première heure, met en garde quand la révolution se veut davantage idée, concept, que bonheur au quotidien : « Nous aimions l’avenir sans aimer le vivant. Nous avons mal aimé. C’est pourtant par l’amour qu’il fallait commencer ».

Tous ces mots-mensonges, ces mots déviés, ces mots vociférés…peut-être est-ce à cause d’eux que Popol, le frère du narrateur, est aussi silencieux. Quand il prend la parole, c’est pour demander au petit professeur pourquoi, malgré « tant d’élans prometteurs » dans le passé, « aujourd’hui, le pays est occupé. Face contre terre ». Popol, déjà résigné.

Seuls les mots de la littérature semblent alors révéler le réel, avoir prise sur lui et le magnifier. C’est ce dont est persuadé le narrateur qui fait la lecture aux enfants du quartier et qui leur invente des histoires mêlant personnages échappés de la bibliothèque du petit professeur et « vraies » personnes. Un véritable « Kannjawou » prend alors forme, avec des histoires qui invitent tout le monde à être lecteur et / ou personnage : le vrai partage.

Lyonel Trouillot, avec Kannjawou, nous offre un regard précieux sur Haïti. Dur, certes, qui nous malmène, mais qui n’est pas désespéré : la littérature, la poésie, procurent suffisamment de force pour s’extirper de la violence et de la laideur et pour réunir tout le monde, sans exclusion. L’écrivain s’engage au nom de la poésie pour redonner une vie et une identité à son pays.

Nini Patalo T5 : Nous revoilou !! Lisa Mandel

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Aujourd’hui, c’est vendredi ! Et c’est le jour de Nini ! J’avais envie de passer un bon moment de rigolade avec ma « Janou », 9 ans. C’est grâce à elle que j’ai pu découvrir Lisa Mandel, et je ne l’en remercierai jamais assez !

Des amis en effet bien intentionnés lui avaient offert ce 5ème opus des aventures déjantées de Nini Patalo. Ce fut le coup de foudre, et puis on a découvert Eddy Milveux, et ensuite HP (bon, là, c’est plus pour les adultes) et bientôt je m’envolerai avec Jeanine Broutte et Ghislaine Gazon dans Super Rainbow ! Et bien sûr, il y a La Famille Mifa et Les Nouvelles de la Jungle (de Calais) qu’on peut lire quotidiennement dans Le Monde et qui achèvent de démontrer le grand, grand talent comique de Lisa Mandel, même au cœur des événements les plus graves. Foncez, lisez Lisa ! Cela fait tellement de bien. Elle est irrésistible, vive, et son regard d’une grande justesse.

Revenons à Nini. Nini Patalo est une petite fille qui un jour, quelque peu énervée, a souhaité la mort de ses parents. Ce souhait lui fut accordé aussitôt. Heureusement, elle ne resta pas seule : apparut une nouvelle famille, composée du canard André, d’une petite chose violette qui ne dit que « Patalo », d’une patate appelée « Fritoune » et du tendre Jean-Pierre, authentique homme préhistorique décongelé qui a su s’adapter parfaitement ( ? ) à la vie moderne et dont les recherches culinaires laissent perplexes ! S’improvisant cuisinier de la famille, il espère devenir un véritable cordon-bleu. Sa recette fétiche est le Choudamion au jambon (CHat OUblié DAns le MIcro-ONdes). Il fait le ménage également, et revêt pour l’occasion un charmant tablier rose et un fichu du meilleur effet…

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Cette famille recomposée est plutôt hilarante. Les aventures sont complètement débridées, Lisa Mandel ne s’interdit rien, et c’est jouissif. Cela part en vrille et tout lecteur, jeune ou plus âgé (hum ! cela ne nous rajeunit pas…), appréciera. Lisa Mandel semble beaucoup s’amuser et varie allègrement les formes : les péripéties de ses héros se déclinent tantôt en strips, tantôt sur plusieurs pages en intermèdes délirants qui mettent en valeur d’autres personnages, plus secondaires, de l’univers de Nini.

 

Je ne sais pas si ce tome est le plus drôle de la série mais en tout cas il nous a beaucoup plu à ma fille et moi. Il y a même une grande tendresse entre les personnages, ce qui justifie pleinement la présence de Nini Patalo dans cette rubrique Sweet Friday !

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Mention spéciale aux incursions de l’irrésistible duo La Mort-La Maladie (si ! si ! ) et à Plipli et Ploplo, les deux héros du livre préféré de Jean-Pierre, Plipli et Ploplo trouvent un pamplemousse : on oscille entre la naïveté rose bonbon et le psychédélisme le plus barré. N’oublions pas non plus l’épisode horrifique Echarpe de tripes qui procure bien des frissons à Nini et André !

 

A lire et à faire découvrir au plus vite, on vous remerciera !

Paru aux éditions Glénat coll. « tchô ! »
Mars 2009

 

Un temps de saison : Marie Ndiaye

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Voici la première chronique de la rubrique Passeport pour l’étrange. J’ai le grand plaisir de vous parler de Marie Ndiaye, dont j’apprécie tant l’écriture ! Temps de saison inaugure à merveille cette nouvelle rubrique.

N’avez-vous jamais eu envie de prolonger vos vacances d’été, dans ce petit village charmant, reposant et ensoleillé où vous avez pris vos habitudes en y revenant chaque année et qui vous berce en faisant s’écouler les jours doucettement, loin du tumulte de la vie citadine ? C’est la tentation à laquelle a cédé une famille parisienne, peu pressée de faire sa rentrée. Au lieu de quitter sa maison de vacances le 31 août, elle décide sur un coup de tête de reporter son départ le 2 septembre. Elle apprendra à ses dépens qu’on ne perturbe pas impunément le protocole des vacances : celles-ci ne doivent jamais empiéter sur le mois de septembre. Le petit village souriant devient menaçant, lieu de cauchemar, et la douceur du climat cède le pas à un froid humide qui vous glace les os, et l’âme…

Marie Ndiaye nous fait basculer d’emblée dans l’étrangeté. Le début du roman s’ouvre sur Herman à la recherche de son épouse Rose et de leur petit garçon qui étaient partis chercher des œufs à la ferme voisine et ne sont toujours pas revenus. Le soir venu, inquiet, il s’adresse tout naturellement à la fermière, à la gendarmerie et à la mairie mais personne ne semble avoir vu Rose et l’enfant et d’ailleurs, personne ne semble s’en alarmer. Herman se heurte à une écoute polie, distante, lorsqu’il évoque la disparition. Surpris par l’indifférence des villageois et par la pluie qui s’est mise à tomber et s’intensifie, le faisant grelotter dans ses habits d’été, il se sent bien seul sur les chemins et dans les ruelles désertes.

Herman est affolé bien sûr, et en colère contre ces gens qui font si peu de cas de son histoire alors qu’ils le connaissent de vue depuis le temps, c’est sûr ! Il est aussi troublé car si chacun l’accueille sans manifester la moindre empathie, ce n’est jamais sans se départir d’une exquise politesse. Nul n’est avare de sourires enjôleurs et de gestes enveloppants lorsqu’il s’agit d’accueillir des étrangers. C’est la tradition dans ce village, un art de vivre, qu’Herman a toujours apprécié durant l’été. Mais rien ne semble avoir de prise sur cette bienveillance, tout glisse, tout est impénétrable.

Herman heureusement va se trouver un allié en la personne d’Alfred, président du syndicat d’initiative qui dirige aussi le comité des fêtes. Peut-être pas la personnalité la mieux appropriée, de par ses fonctions, pour lui permettre de retrouver sa famille, mais qui va lui apprendre les codes et l’étiquette du village. Lui aussi en a été victime et a dû les assimiler, en tant qu’ancien parisien. Herman découvre ainsi, en devenant pensionnaire d’un hôtel au cœur du village pour mieux s’intégrer, une véritable société secrète dirigée par les commerçants qui tolère les vacanciers, les étrangers, les Parisiens, uniquement l’été.

A lui de faire preuve de bonne volonté s’il souhaite résider plus longtemps parmi eux, c’est-à-dire qu’il doit s’armer de la même délicatesse et préciosité lorsqu’il s’adresse à autrui, sans jamais perdre son calme ni poser des questions intrusives, inconvenantes. Alors seulement pourraient réapparaître Rose et l’enfant. Mais cette politesse, qui l’effraie quand même car il sent que le moindre faux pas peut lui être fatal, va finir par l’engourdir. Cette volonté de ne pas provoquer de heurts le plonge peu à peu dans une léthargie, encouragée par le climat froid et hostile qui ne l’invite guère à sortir de sa chambre. Son état de santé d’ailleurs se détériore de jour en jour, la pluie semblant littéralement le liquéfier.

Marie Ndiaye excelle à faire surgir l’étrange dans ce qui nous semblait familier, rassurant. Quelle belle trouvaille d’utiliser la civilité, les sourires, l’amabilité, tout ce qui régit nos rapports quotidiens, pour plonger un individu dans le désarroi et l’angoisse. Les codes ne lui appartiennent plus et la bonhomie affichée des villageois durant l’été devient menaçante. Même leur physique de « bons vivants » est effrayant : des joues rubicondes, des mollets athlétiques habitués à affronter les intempéries climatiques, font paraître Herman encore plus faible, plus exsangue. La bonne santé devient vénéneuse, toxique.

Marie Ndiaye se joue des clichés. A partir des figures du Parisien en vacances, des autochtones méfiants et des commerçants cupides, elle élabore non pas une farce mais une histoire réellement inquiétante. On bascule même dans l’épouvante quand on découvre avec Herman que tous les habitants ont les cheveux du même blond très pâle, les rendant monstrueux, un peu comme dans le film Le Village des damnés !

Et l’étrange est accentué par l’écriture, rigoureuse. Les mots sont précis, la langue plutôt classique. L’écriture propose un cadre bien défini, mais qui n’explique pas. Le bizarre est montré, bien en face, mais le lecteur n’aura pas la clé. Il éprouve du malaise, du mouvant, tout se transforme, continuellement, et on ne peut rien y faire.

C’est ce que j’aime chez Marie Ndiaye : il faut s’accommoder de l’incertitude et de l’irrationnel, c’est là, c’est comme ça. Tout est appelé à se dénaturer et les êtres qui jusqu’à présent nous semblaient les plus proches peuvent se dérober et vivre leur existence propre tout à fait sans nous.

Je vous invite à lire également Autoportrait en vert, paru aux éditions Mercure de France dans la collection « Traits et portraits ». Cette collection se présente comme autobiographique et Marie Ndiaye s’en affranchit de façon troublante. Son récit se pare d’éléments fantastiques et les photos qui l’accompagnent, comme c’est d’usage pour cette collection, sont celles de parfaits inconnus et non de sa famille. Même au sein de l’intime, elle laisse surgir l’inattendu, le flottant, en tout cas l’indéniable et envoûtante poésie.

Paru aux éditions de Minuit dans la coll. « double« .
Sorti initialement en grand format en 1994

 

L’un d’entre eux : Géraldine Alibeu

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Aujourd’hui, un réjouissant jeu de devinettes, le « qui est qui ». Géraldine Alibeu nous propose un album interactif, permettant à chacun, petit et grand, d’apporter ses réponses et surtout de créer sa propre histoire. Le principe est très ludique et nous plonge avec ravissement dans l’univers des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. Textes et illustrations sont dissociés en bandes, ce qui permet de multiples combinaisons pour attribuer telle légende à tel dessin. Un beau voyage dans l’imaginaire nous est ainsi proposé, laissant au lecteur le soin et la délicieuse liberté de mener le récit.

Les propositions de Géraldine Alibeu sont toujours attractives. Les illustrations sont ouvertes et présentent plusieurs personnages, chacun vaquant à une activité particulière, à la fois au milieu des autres et dans sa bulle : c’est « l’un d’entre eux ». Et les textes sont souvent rigolos et titillent notre curiosité. Il est amusant d’attribuer telle pensée ou telle histoire à tel personnage présent dans le dessin : celui-ci est agent secret, celui-là n’est pas très à l’aise et voudrait s’éclipser, et celle-ci a très envie de faire pipi ! Au lecteur de décider.

Nous sommes à la plage et suivons un groupe de personnages, de leur arrivée à leur départ. Se connaissent-ils ? Rien n’est moins sûr. On les voit arriver en même temps sur la première page, mais peut-être arrivent-ils séparément. A nous d’imaginer les liens qui les unissent lorsqu’ils apparaissent les uns à côté des autres, dans la foule de la plage. Différentes scènes ponctuent l’après-midi, appartenant au rituel d’un bon moment passé à la mer : baignades et jeux d’eau, jeux de sable, séance de bronzage, désaltération à la terrasse du café de la plage, pause du goûter… On scrute l’image, attentif aux visages, aux expressions, aux positions des uns par rapport aux autres et aussi aux habits de motifs différents, faits de collages de papier et de tissu. Les mots captent également l’attention, prennent du relief : qui est « Il » dans la légende, qui est « Elle » ? Tout est possible, tout est permis. On essaie de reconnaître les personnages. Ainsi chacun(e) se singularise, devenant héros (héroïne) d’une page.

Il n’y a que la dernière page qui impose  au lecteur une correspondance entre le texte et l’image car les bandes sont réunies : la plage est déserte, tout le monde est parti ; ne restent plus que des coquillages et un petit morceau de bois avec lesquels ont joué des personnages. Il y a aussi une paire de tongs qui appartient peut-être à celui(celle) qui parle maintenant à la première personne : « Il » ou « Elle » est devenu(e) « Je » : « Je suis l’un d’entre eux. Quelquefois, j’imagine que je suis un autre ». Qui suis-Je, au milieu des autres ? Qui est-Il, qui est-Elle, à côté de moi ? Un milliard de réponses qui s’étendent à perte de vue, comme cette mer dessinée d’un beau bleu, reflet de toutes les vies et envies. La légende est ici attachée à l’image mais pour mieux souligner le vaste horizon des possibles et la polyphonie du je(jeu). A nous lecteurs, spectateurs et acteurs, l’infinie liberté d’inventer et de raconter des histoires. Merci beaucoup à l’auteur !

A lire aussi Des fourmis dans les jambes – petite biographie de Nicolas Bouvier pour apprécier les belles illustrations, toutes en couleurs et aux délicats motifs, de Géraldine Alibeu (cf. article).

Paru aux éditions La Joie de Lire (avril 2009)

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