« Mangez bien votre soupe, Achille et Blaise, et je vous raconterai l’Histoire du Monstre.
Elle est vraie ton histoire ?
Elle est vraie.
Tout à fait vraie ?
Oui. Ce Monstre, mes enfants, n’est pas celui des contes ni des fables. Ce Monstre, mes petits, c’est le nôtre. »
Ah, quel délicieux rituel que celui de l’histoire du soir, surtout quand il s’agit de frissonner aux côtés de maman qui va raconter une histoire de monstre à nulle autre pareille, c’est-à-dire une histoire réelle de Monstre dont les faits se sont déroulés ici…
Ici c’est en Suisse, dans le canton du Valais. Et la maman qui raconte cette terrible histoire, qui l’a vécue ( !), est l’écrivaine suisse S. Corinna Bille (1912-1979), auteure de poèmes, de pièces de théâtre, de contes, de romans et de nouvelles (elle obtint en 1975 le Goncourt de la nouvelle pour La demoiselle sauvage). Elle fut l’épouse de l’écrivain et du poète suisse lui aussi Maurice Chappaz. Ils eurent trois enfants, Blaise, Achille et Marie-Noëlle.
Voici donc l’histoire…Après-guerre en Suisse, en 1946, commença pour les habitants du canton verdoyant et forestier du Valais le « temps du Monstre ». On trouva des moutons égorgés dans l’alpage du village de Chandolin. Les victimes devinrent de plus en plus nombreuses ; il y eut même des veaux et « un gros verrat » qui connurent ce sort funeste. Le Monstre étendit rapidement son territoire de chasse à tout le canton et il était insaisissable : il « visitait toutes les vallées, courait du Haut-Valais dans le Bas-Valais et vice-versa, à toute vitesse ». Tout le monde se mit à en parler, à le redouter, et il devint un véritable phénomène médiatique, tout auréolé de mystère : qu’était-il, quelle sorte d’animal pouvait être aussi féroce ? Son appétit vorace, les traces de ses crocs dans la gorge de ses victimes (celles qu’a vues de ses propres yeux maman !), ses empreintes, ses poils arrachés firent de lui une panthère pour les uns, un léopard pour les autres, un chacal, un tigre du Tibet, un lynx, une hyène…On fit intervenir des experts, des savants mais même eux ne savaient pas définir le monstre : « En vérité, tout le monde donnait sa langue au chat ».
Des battues furent organisées par les gendarmes et les chasseurs mais le Monstre leur fila entre les doigts. Il était décidément bien malin et très gourmand :
« Pendant que tout le monde se creusait la tête et imaginait Dieu sait quoi, notre Monstre ne s’ennuyait guère. Il trottait, mordait, croquait, broyait, suçait, buvait, se gavait, se pourléchait, puis s’endormait…
Longtemps ?
Jamais longtemps. Il se réveillait, retrottait, remordait, recroquait, etc. »
En désespoir de cause, on conduisit même un ténor d’Amérique au beau milieu de la forêt pour débusquer le Monstre : il « roulait beaucoup les r » et prétendait « par [sa] voix si belle, atendrrrirrr le Monstrrre ».
L’imagination vagabonde, fonctionne à plein régime, on ne laisse plus sortir les petits enfants…Quelle frayeur quand maman et l’oncle René-Pierre (René-Pierre Bille, photographe et cinéaste animalier) apprirent dans les journaux que l’antre du Monstre se trouvait dans la Forêt de Finges, là où ils s’étaient rendus quelques jours plus tôt avec Blaise alors tout bébé :
« Tandis que toi, Blaise, tu as bien failli être mangé.
Moi, mangé ?
Oui, mangé. On était parti au fond de la Forêt de Finges pour y chercher des fraises. « Là-bas, il y a une clairière où on en voit tellement que c’est tout rouge, par terre ! » nous avait assuré votre oncle René-Pierre. Toi, tu étais dans un pousse-pousse, tout blond-bouclé, tout rose et doré ! Une délicieuse bouchée pour un Monstre, un vrai petit dessert… »
Un Monstre qui fait donc partie de l’Histoire de la Suisse mais aussi de l’histoire familiale…Blaise et Achille en sont un peu effrayés mais surtout émoustillés, et ils redemandent des détails sur le Monstre ! Maman ne se fait pas prier, les histoires ça la connaît. Elle joue volontiers avec la peur de ses petits garçons en créant des effets de mystère et de surprise. Taquine, et tendre, elle titille aussi leur patience en usant de digressions qui enrichissent son récit, l’ancrent dans le réel, et le ralentissent, faisant trépigner les enfants (« Mais le Monstre, maman ? »…)
Il ne s’agit donc pas de traumatiser ces chers petits en leur racontant une histoire épouvantable, bien au contraire. S. Corinna Bille s’empare de la peur, l’anticipe en plongeant les enfants dans une histoire certes basée sur des faits réels mais surtout rocambolesque où l’imagination tint le premier rôle. Et puis il y a une série de personnages savoureux qui peuplent ce récit : le Grand-Gendarme, bel homme et galant, le berger Hilaire, fanfaron qui prétend avoir vu le Monstre alors qu’il est « le plus grand et le plus fort soûlon du val d’Anniviers », le ténor d’Amérique qui veut charmer le Monstre, le chasseur d’Afrique qui se trouve par hasard en vacances à Chandolin…Du plaisir donc, beaucoup de plaisir, pour les petits auditeurs et pour nous, lecteurs !
Les illustrations de Fanny Dreyer participent à cette délectation, à cette délicieuse frayeur ressentie. Elles sont tour à tour précises, naturalistes et fantaisistes. On y voit de drôles de bêtes et des cousins de Max et les Maximonstres qui feraient un petit tour en Afrique. Fanny Dreyer nous offre des détails rigolos à observer et des paysages de forêt dans lesquels se plonger. Les fonds sont très beaux, percés de lueurs étranges, celles des yeux de la forêt, les yeux du Monstre. Sa technique qui associe l’ecoline (encre aquarelle) et le crayon lui permet d’alterner profondeur et légèreté. Une très belle réussite. Elle rend tout autant hommage aux illustrations originales de Robert Hainard (cet album fut publié une première fois par les éditions du Verdonnet en 1967) qu’elle s’en affranchit avec vive fantaisie.
Planche de Robert Hainard
Je termine cette chronique en faisant remarquer que c’est la deuxième fois que les albums des éditions de La Joie de Lire me donnent l’occasion et l’envie de découvrir des auteurs littéraires suisses : S. Corinna Bille et Maurice Chappaz avec cet album, et Nicolas Bouvier avec Des fourmis dans les jambes…La Joie de Lire, un éditeur jeunesse précieux dont on tombe vite amoureux !
A découvrir les autres œuvres de S. Corinna Bille et de Fanny Dreyer publiées par la Joie de Lire.
A visiter également le site de Fanny Dreyer (elle a récemment illustré la pièce de théâtre écrite par Ramona Badescu Moi Canard édité par Cambourakis).
Et si cette histoire – véridique – du Monstre du Valais vous a intéressé(e)s et que vous vous sentez d’humeur chercheuse, je vous invite à lire ce Mémoire présenté à l’Université de Lausanne qui recense toute l’affaire, documents d’époque à l’appui.
Publié aux éditions La Joie de Lire en octobre 2012.
1ère édition en 1967 aux éditions Verdonnet et en 1968 aux Cahiers de la Renaissance Vaudoise (illustrations de Robert Hainard)
Puis édité à La Joie de Lire en 1993 avec toujours les illustrations de Robert Hainard.