Un monde flottant :Yôkai & Haïkus :Nicolas de Crécy

Quel beau voyage au Japon nous propose Nicolas de Crécy, auteur de BD et merveilleux illustrateur. Un voyage au pays des haïkus et des yôkai, vous savez ces drôles de créatures que vous avez sans doute vues dans les films d’Hayao Miyazaki et peut-être dans les mangas de Shigeru Mizuki. Figures fascinantes et versatiles du Japon rural, « monstres, divinités, esprits » infernaux, calamiteux, farceurs, cruels, effrayants, les yôkai aident ou tourmentent les hommes depuis des millénaires. « Emanations vivantes de la nature », les yôkai révèlent ce qui grouille et ce qui flotte dans le mystère du monde. Il en va de même pour les haïkus : évoquant les saisons, ces poèmes subtilement calligraphiés fixent un court instant le mouvement du Cosmos, l’évanescence, la sensation. S’appropriant ces concepts pas toujours évidents pour nous Occidentaux, Nicolas de Crécy nous immerge totalement dans son univers foisonnant et souvent facétieux. Nous le suivons, ravis, emportés, dans un voyage célébrant les beautés, les énigmes et les lignes de flottaison du monde. Un voyage qui établit de plus de belles passerelles poétiques et picturales entre le Japon immémorial et celui contemporain des villes vertigineuses, grouillantes, que sont Tokyo et Kyoto et dans lesquelles l’auteur en résidence, quelques années plus tôt, a déambulé.

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Quand j’ai pris connaissance de cet album, il m’a semblé indispensable de me le procurer. J’aime beaucoup l’univers de Nicolas de Crécy qui laisse libre cours à une imagination baroque, drôle, tendre et aussi cruelle. Connaissez-vous sa trilogie Le Bibendum Céleste dans laquelle un phoque unijambiste, plongé dans la jungle urbaine de New-York-sur-Loire, aidé d’un chien obèse, doit affronter le Diable en personne et la brutalité, souvent bestiale, des hommes ? C’est étrange, je vous l’accorde, mais profondément attachant, le dessin est fabuleux, fort, et les images de la ville sont saisissantes. J’étais donc curieuse de suivre de nouveaux personnages, de nouvelles créatures bizarroïdes et de plonger dans des vues urbaines, de mégalopole japonaise cette fois-ci. En 2008, Nicolas de Crécy a été en résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto dont il a arpenté les rues et s’est également imprégné d’ambiances tokyoïtes.

Je suis fan transie de plus des yôkai, les ayant souvent croisés chez Miyazaki  (Mon voisin Totoro, Le Voyage de Chihiro, Princesse Mononoke) et aussi dans d’autres films tous aussi fabuleux les uns que les autres, d’une puissance imaginaire et émotive maximale (j’en ai versé des larmes, le cœur serré et émerveillée…oui, je suis sensible   🙂  ) : Un été avec Coo de Keiichi Hara , Lettre à Momo de Hiroyuki Okiura  (spéciale dédicace à Goran qui m’avait fait cadeau du DVD pour l’anniversaire de son blog) et l’hallucinant Pompoko dIsao Takahata. Il m’importe également de vous citer NonNonBâ , un manga dans lequel Shigeru Mizuki dessine ses souvenirs d’enfance habités par les récits d’une vieille dame, l’initiant au monde traditionnel et animiste des yôkai ; c’est irrésistible de douceur, de drôlerie et d’étrange…

Alors quand Nicolas de Crécy rencontre ces figures japonaises et y ajoute la poésie des haïkus, il y a une véritable osmose. Une belle réussite à mes yeux que j’ai grand plaisir à partager avec vous.

Sous la forme d’un leporello, rappelant l’emaki, ce rouleau japonais qui se déplie et raconte une histoire dessinée, Un monde flottant nous offre une succession d’illustrations représentant des yôkai sur double-pages, s’inspirant directement des Ukiyo-e, les estampes japonaises traditionnelles gravées sur bois. Des illustrations aux techniques variées, faisant s’alterner le fusain, l’aquarelle, la gouache, l’encre de Chine, le crayon, décuplant ainsi le plaisir des yeux.

   S’orchestre alors, dans le déroulé de ces doubles, voire de ces double double-pages (superbe immersion !) une fabuleuse exposition tournée toute entière vers la fantaisie, l’étonnement, le mystère, la magie de la nature. Appréciez ce panneau enneigé courant sur quatre pages mettant en scène un yôkai moine zen à tête de chien : beauté du contraste de l’orange sur le blanc et sensation de féerie, de flottement. Antoine de Crécy s’est inspiré d’un site montagneux qu’il a découvert en plein hiver, le Koyasan, recouvert de temples bouddhiques et dont la forêt protège des milliers de sépultures (cf. article de bfmtv : La BD de la semaine)

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Pas de fil narratif, une délicieuse liberté est accordée au lecteur qui peut se plonger à l’envi dans chaque dessin : l’image permet de se raconter ses propres histoires. Le seul texte présent est celui des haïkus que Nicolas de Crécy a lui-même composés. Textes volontiers énigmatiques, ils en appellent à la sensation, à l’émotion que peut ressentir celui, celle, qui les lit.

Et le plaisir est double puisque l’album propose un recto et un verso, deux entrées possibles pour déambuler à son gré.

Voici mes pages préférées :

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« Des gares, des trains
Autant de villages
C’est Tokyo »

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« Chaude nuit d’août
Rokurokubi rôde
Immense et fragile »

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« Un goût de sel
Aux lèvres des morts
Umizato »

Surtout celle-ci, inattendue, très drôle !

de_crecy_monde_flottant-9« Chaque été, l’angoisse
Pour les esprits des montagnes :
Rater les soldes »

 Avoir transposé les yôkai dans des décors urbains contemporains est à la fois malicieux et troublant : on goûte à une autre réalité, fantaisiste, volatile et riche. L’imaginaire ainsi que la nature triomphent du tumulte des villes, créent l’impression d’un temps suspendu et donnent à voir, à travers une brèche qui fend le quotidien, des tableaux singuliers et beaux. C’est toute une mythologie japonaise qui affirme sa présence, tout un peuple d’esprits, de créatures qui surplombent la ville et les hommes.

Alors si les yôkai ne vous effraient pas, si vous vous sentez l’âme voyageuse et curieuse de poésie, si le besoin d’imaginaire et d’étonnement est chez vous récurrent, pénétrez sans plus attendre dans ce merveilleux Monde flottant. Vous atteindrez là quelque chose de précieux. Rassembler les yôkai et les haïkus a été pour Nicolas de Crécy une porte d’entrée à « cet esprit si particulier de la culture japonaise », à « cet imaginaire sans limites allié à une poésie crue et douce qui en fait l’essence ».

Et pour explorer davantage :

Carnets de Kyoto (éd. Du Chêne) que Nicolas de Crécy a commencés à réaliser alors qu’il était en résidence à la Villa Kujoyama

La République du catch (éd. Casterman) : il s’agit d’une commande que lui a passée un éditeur japonais de manga. Il y eut publication en plusieurs épisodes dans un mensuel de Seinen, Ultra Jump

Le blog de Nicolas de Crécy 500 dessins : http://500dessins.blogspot.fr/

Les mangas de Shigeru Mizuki publiés aux éditions Cornélius : Kitaro le repoussant, NonNonBâ, Mon copain le kappa
Et Yôkai qui paraîtra le 16 février 2017

Un monde flottant : Yôkai & Haïkus, Editions Soleil, collection « Noctambule », novembre 2016

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Hiver à Sokcho : Elisa Shua Dusapin

Que peut-il bien se passer à Sokcho en plein hiver ? Petite station balnéaire de la Corée du Sud, réputée pour sa réserve naturelle de Seoraksan, sa plage et ses multiples échoppes sur le port rivalisant d’effluves de plats de poissons, calamars et coquillages pour allécher les touristes, elle n’offre guère d’attraits une fois le froid et la nuit installés. Les néons des enseignes deviennent blafards et le rivage balayé par les vents est bien sinistre avec ses barbelés électrifiés rappelant que la Ligne de démarcation avec le Nord est toute proche.  N’y demeurent que ceux qui sont du cru, plongés dans la brume et l’ennui. Et pourtant, débarque un jour à la pension où notre jeune héroïne travaille un Français au regard fatigué, désireux de poser sa valise pour quelques temps. Dessinateur de BD, il semble en panne d’inspiration pour attaquer le dernier tome de la série qui l’a fait connaître. Troublée par cet homme plus âgé qui fait naître en elle autant d’interrogations que de désir et qui la confronte à sa propre histoire – elle est franco-coréenne par son père qui n’était que de passage à Sokcho  – notre narratrice, en plein cœur d’un hiver engourdissant habituellement les corps et les âmes, va s’éveiller à la vie, qui palpite, illumine mais fait aussi souffrir. Elle se sentira peut-être plus proche de cet étranger que de ce qui fut jusqu’à présent son quotidien à Sokcho, marqué par un métissage « source de commérages », un amour étouffant qui la lie à une mère de l’ancienne génération et une relation superficielle avec un jeune homme de son âge.

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Ce premier roman d’Elisa Shua Dusapin, qui a reçu le prix Robert Walser cet été, est fabuleux de finesse et de densité. Court (140 pages), il base son écriture sur l’économie, le soin apporté au choix de chaque mot, chaque situation. Une maîtrise à faire ressentir immédiatement le trouble, le désir, le mal être, l’incompréhension, tout ce que l’on tait, aux autres et à soi-même ; une maîtrise aussi à faire sentir le corps, qui frémit, frissonne, s’agite, peut faire mal…L’art de faire éclore les non-dits, allié à l’ancrage des corps. Une écriture toute en contrastes, étonnante, troublante. A l’image de la préparation délicate du fugu, ce poisson hautement toxique, dans laquelle excelle la mère poissonnière de la jeune femme, qui détient la licence de cuisiner ce plat aussi raffiné que dangereux, nécessitant une éviscération et des ablations minutieuses.

C’est un roman qui m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé cette jeune femme bouleversante : elle  se sent inadaptée, étrangère à son environnement, au monde même d’où elle vient. Elle ne se sent pas d’appartenance, ne se sent pas « pleine » ; mais pourrait-elle se sentir exister à Sokcho, ville-frontière entre le Nord et le Sud, ville indéterminée entre les sirènes du tourisme et les barbelés d’une dictature, ville d’un pays plongé dans les limbes d’une guerre qui dure depuis si longtemps…Son corps lui-même lui échappe et elle se sent tellement mal fagotée avec son éternelle robe-pull qu’elle tente parfois d’alterner avec une pauvre tunique en synthétique. Une héroïne flottante, entre-deux, et cette écriture si juste, si précise.

Cette héroïne j’ai eu envie de la prendre dans mes bras, et envie que cet homme venant de loin l’enserre et lui donne des forces.  Oui, j’ai eu envie que cette femme et cet homme aux cultures si différentes mais aux besoins de réconfort, de consolation qui peuvent peut-être se rejoindre, se rencontrent véritablement car rien n’est plus triste que de se « rater », se manquer ; les liens qui se tissent sont parfois si fragiles et peuvent disparaître d’un rien, au petit matin, recouverts de neige.

J’ai beaucoup aimé également la place accordée dans ce roman au dessin. La jeune femme observe souvent à la dérobée le Français en train de dessiner. Il cherche la suite des aventures de son héros, un archéologue qui parcourt le monde à la recherche bien sûr d’un trésor, qui pourrait être la figure d’une femme « éternelle ». Elle assiste ainsi, fascinée, au travail de la plume qui s’agite, ou besogne. Un travail lui aussi tout en contrastes. La plume sur le papier glisse, ou gratte, rageuse. Elle est mouvement et son. La dureté peut succéder à la douceur, la sensualité à la violence. L’encre parfois éclabousse,  recouvre tout :

« En collant ma joue contre l’embrasure, j’ai vu sa main courir sur une feuille. Il l’avait posée sur un carton, sur ses genoux. Entre ses doigts, le crayon cherchait son chemin, avançait, reculait, hésitait, reprenait son investigation (…) Le crayon a poursuivi sa route jusqu’à ce qu’apparaisse une figure féminine. Des yeux un peu trop grands, une bouche minuscule. Elle était belle, il aurait dû s’arrêter là. Mais il a continué à passer sur les traits, tordant peu à peu les lèvres, déformant le menton, perforant le regard, a remplacé le crayon par une plume et de l’encre pour en badigeonner le papier avec une lente détermination, jusqu’à ce que la femme ne soit plus qu’une pâte noire, difforme. Il l’a posée sur le bureau. L’encre dégoulinait jusqu’au plancher. Une araignée s’est mise à courir sur sa jambe, il ne l’a pas chassée. »

 

Je vous invite à lire également le très beau billet de Sabine du Blog du Petit Carré Jaune, le premier billet que je lisais à propos de ce roman ; celui de Moka d’Au milieu des livres, tout aussi délectable ; et celui de Noukette, très tentateur.

A vous maintenant de succomber au charme de ce roman fort, et étonnant…

 

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Crédits photo : Sokcho, une ville entre mer et montagnes (blog Objectif Séoul)

 

Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016