Présences d’un été : Yamada Taichi

Après la glace de l’hiver norvégien de Tarjei Vesaas, voici l’été torride tokyoïte de Taichi Yamada. J’ai lu avec délice son troublant roman Présences d’un été. Une idée-lecture que j’ai piochée sur le blog de BookManiac (merci !) qui m’a convaincue de me plonger dans cette histoire de fantômes entre deux eaux, où le fantastique s’entremêle au réel avec émotion. Nous suivons les errances de Harada, scénariste de séries télévisées, qui vient de se séparer de sa femme et de son fils. Il vit maintenant sur son lieu de travail, dans une résidence occupée uniquement par des bureaux. La nuit, elle devient déserte et emmure Harada dans une solitude oppressante, alourdie par la chaleur de l’été. Un soir pourtant, la solitude se brise quand une jeune femme, Kei, qui semble vivre elle aussi dans la résidence, débarque chez lui avec une bouteille de champagne entamée. Se noue entre ces deux âmes en peine une relation sensuelle et mystérieuse qui accompagnera Harada dans un cheminement intérieur ; car ce même été, il sera confronté aux fantômes de ses parents, disparus alors qu’il n’avait que douze ans…

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Dès les premières lignes, le décor est planté et ferre le lecteur. Il faut dire que Taichi Yamada s’y entend pour créer une ambiance, il est lui-même scénariste pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Une ambiance inquiétante et intime nous lie à Harada, qui ne sait plus très bien où il en est après son divorce.

« Trois semaines de vie de célibataire m’ont fait prendre conscience du silence qui règne la nuit, dans la résidence.

Un silence trop lourd. Et qui pourtant n’a rien à voir avec le silence des montagnes. »

Un silence troublant qui domine le bruit alentour. La résidence est face à une autoroute, où les voitures circulent incessamment, de jour comme de nuit. Harada semble être comme coupé du monde et ce ne sont pas les personnages qu’il va rencontrer au cours de l’été qui vont le raccrocher au réel. Il y d’abord cette jeune femme, surgie au beau milieu de la nuit, qui va sonner à sa porte, éméchée et à la peau si pâle. Et puis cet homme et son épouse qui ressemblent tellement à ses parents morts beaucoup trop tôt dans un accident.

L’été entrouvre une brèche bien étrange. Est-ce le fruit d’hallucinations, les signes d’une dépression, ou bien une autre réalité, fantastique, peuplée de vrais fantômes, s’impose-t-elle à lui ? C’est ce flottement qui m’a beaucoup plu. Harada navigue d’un monde à l’autre sans trop de maîtrise et nous entraîne avec lui.

Les scènes particulièrement réussies sont les moments que passe Harada avec le couple qui lui permet de retrouver ses parents et un bonheur disparu. Une relation poignante se noue entre celui qui redevient jeune garçon et ceux, aimants, qui peuvent le protéger. Harada ne peut s’en défaire et vient de plus en plus souvent les voir dans leur logement modeste d’Asakusa. Les retours à la « réalité » sont pénibles, douloureux, le meurtrissant jusque dans sa chair. Kei alors semble être là pour le « sauver » et lui faire tourner le dos au passé.

Ces « présences d’un été » m’ont vraiment happée, à la fois inquiétantes et bienveillantes. Taichi Yamada parvient avec finesse et fluidité à créer un climat étrange qui brouille les repères. Et il se dégage une indéniable mélancolie qui lie les vivants et les morts, les uns et les autres portant le fardeau des souffrances à guérir.

Ce roman m’a fait penser au film Dark Water d’Hideo Nakata, en moins horrifique tout de même (quoique les passages à la fin ont bien accéléré mon rythme cardiaque…). On y retrouve un personnage principal divorcé qui doit mener une nouvelle vie et faire face à ses angoisses. Un grand immeuble désert, plongé dans la nuit. Et des fantômes bien sûr. Et j’y ai retrouvé cette belle émotion qui mêle tristesse et fantastique. Cette dimension intime qui rend le monde des morts si proche de celui des vivants.

 

Ed. Philippe Picquier poche 2006
Trad. du japonais par Annick Laurent

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Des livres tous azimuts achète un livre québécois (2)

Comme en 2016, je participe à la journée « Le 12 août, j’achète un livre québécois », entraînée par la sympathique Madame lit ! Si vous ne connaissez pas encore son blog, faites-lui une petite visite, elle est une très bonne guide pour faire découvrir la littérature québécoise.

J’avais lu l’année dernière L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, un roman qui m’avait énormément plu. Je réitère alors cette année avec un autre roman-choc, Le jour des corneilles de Jean-François Beauchemin. Le bandeau de l’éditeur est tentateur ; vais-je être conquise ? Je vous fera signe quand j’aurai tourné les dernières pages…

 

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Il y a aussi Cat qui participe à cette journée. Voici son billet sur Chroniques Aiguës. Elle a choisi A ciel ouvert de Nelly Arcan : une lecture prometteuse…

A bientôt alors !

 

 

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Le palais de glace : Tarjei Vesaas

Je m’étais fait la promesse de lire un jour Le Palais de glace de Tarjei Vesaas, un classique de la littérature norvégienne publié en 1963 et qui a reçu le Prix du Conseil Nordique. On m’en avait vanté la délicatesse et le mystère, la magie de son univers. Le titre d’emblée m’attirait, de même que les prénoms des deux héroïnes, Siss et Unn, qui sonnent si joliment . Petites filles de 11 ans, elles se transforment en jeunes filles et se retrouvent liées à la vie à la mort au coeur de l’hiver, de la forêt et des eaux gelées. J’ai été enchantée de cette lecture, littéralement happée par cette amitié à la poésie de glace, fragile, limpide et tranchante. Une histoire belle comme un songe qui nous parle au plus près de nos émotions d’enfance et d’adolescence, avec beaucoup de douceur et de sensualité.

 

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L’histoire est toute simple. Elle met en scène Siss et Unn, qui sont très différentes l’une de l’autre. Siss la solaire et Unn l’ombrageuse. Unn est nouvelle au village et dès qu’elle arrive dans la classe de Siss, celle-ci est fascinée, irrésistiblement attirée. Elle aimerait tant être l’amie d’Unn, « superbe, timide et singulière », qui reste sur sa réserve, observant de loin les jeux de ses camarades, l’air un peu hautain. Un jour pourtant, Unn invite Siss chez elle, et il est question d’une « chose » qu’Unn n’a jamais dite, pas même à sa mère. Et le lendemain, Unn disparaît, alors qu’elle faisait l’école buissonnière pour partir à la découverte du palais de glace formé par la cascade d’eau gelée de la forêt. Siss va partir à la recherche de son amie mais Unn est introuvable. Se pourrait-il qu’elle soit prisonnière de ce fabuleux et effrayant décor de glace?

« C’était un château enchanté ! Il fallait absolument essayer d’y pénétrer, pour peu qu’il y ait une ouverture. L’intérieur regorgeait à coup sûr de portails et de couloirs biscornus – oui, décidément, il fallait y entrer. Le somptueux palais de glace avait un aspect si sigulier que, devant lui, Unn oublia tout. Un seul désir l’animait : entrer. »

Tarjei Vesaas est un vrai magicien. La description de l’édifice et la progression d’Unn à travers ce labyrinthe sont envoûtantes. Les « pièces » et antichambres se succèdent, apaisantes ou tumultueuses lorsqu’elles se remplissent du vacarme de la cascade, lumineuses quand le soleil parvient à y pénétrer ou tristes, semblant pleurer, lorsqu’elles sont éclaboussées par le flot de l’eau. Ces pièces illustrent à merveille tout ce qui habite Unn, ses états émotionnels qui la plongent tour à tour dans l’euphorie et la mélancolie. Une Nature en écho à l’âme, grouillante de beautés et de dangers, vie et mort liés.

Et il est de même pour Siss, à la recherche de son amie. Plongée dans la Nuit qui assombrit les chemins, elle a peur. Elle sent des choses, son coeur palpite. Et elle entend la glace qui craque en se solidifiant. « Une interminable cassure ». Un bruit à la fois « réjouissant » et impressionnant.

Des battues sont organisées par le village mais Unn reste désespérément introuvable, évanouie dans l’automne norvégien. Siss alors lui fait cette promesse :

« Je te promets de ne penser à rien ni à personne d’autre que toi.

Je penserai à tout ce que je sais de toi ».

Un serment d’enfant fort et solennel. Déchirant, qui met Siss, autrefois si gaie, à l’écart du monde.

Puis l’hiver arrive, avec ses tempêtes et ses épais tapis de neige. Recouvrant de silence et d’oubli.

Et le printemps revient, avec la fonte des glaces. Cela permettra-t-il à Unn de revenir du palais ou bien disparaîtra-t-elle avec lui pour toujours ?

Cette écriture, belle et humble, m’a vraiment touchée. Elle a quelque chose de profond, de limpide qui saisit avec simplicité, eh bien l’insaisissable ! Elle nous fait ressentir le trouble, le fugitif, ce qui affleure et disparaît aussitôt ; on sent le coeur qui s’emballe, le rouge qui monte aux joues, la tristesse qui submerge et la joie qui remplit. Et elle a quelque chose de magique qui orne de mystère et d’intensité ce tout ce qui nous entoure. J’y avais déjà goûté en lisant Nuit de printemps (mon premier billet de blog !), édité également par Cambourakis qui, avec l’aide du traducteur Jean-Baptiste Coursaud, travaille à la redécouverte de l’oeuvre de Tarjei Vesaas. On retrouve dans Nuit de printemps des thèmes et personnages similaires. J’avais beaucoup aimé mais j’aime encore plus Le Palais de glace. Siss et Unn sont des personnages que je ne suis pas prête d’oublier.

Et pour terminer ce billet, j’ai eu très envie de partager avec vous une chanson de Björk, Unravel, qui s’est imposée à moi dès les premières lignes du roman. On y entend la glace, le monde qui respire. C’est organique, sensuel, onirique. Et Björk devait être une fabuleuse Siss, ou Nunn…Ecoutez, plongez…

 

Le Palais de glace, Tarjei Vesaas, traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud aux éditions Cambourakis en 2014, puis sorti en collection poche Babel Actes Sud en février 2016.