Sur le chemin des glaces : Werner Herzog

Cela faisait longtemps ! Deux mois que ce blog était en sommeil…Des livres tous azimuts ? 20 000 lieues sous la couette plutôt ! On est vraiment dans le slow slow slow blogging, là ! Bon, pour me défendre, je dirais que cette pause a été nécessaire, mon quotidien étant, lui, tousazimuté depuis quelque temps ; pas évident de tout mener de front et puis, peut-être suis-je une petite nature…

En tout cas, j’ai continué à vous lire, mes listes d’idées lectures se sont bien allongées car la curiosité était toujours présente ; et il faut reconnaître que beaucoup d’entre vous ont le chic pour déclencher des envies irrépressibles ! Je vous félicite pour votre énergie, certain(e)s en ont à foison !

Un grand merci à celles et celui qui ont pris de mes nouvelles, se demandant où j’étais passée : quel baume au cœur, cela m’a réellement touchée. Bloguer, c’est vraiment échanger. Vous ne pouviez que me donner l’envie de reprendre J

Et puis, mon intégration récente au sein d’une équipe de chroniqueurs littéraires, pour le webzine culturel Addict-Culture, m’a remis le pied à l’étrier. Je me sens à nouveau dans une dynamique d’écriture et ai très très envie de repartager mes lectures avec vous.

Alors, cela y est, c’est le retour…Pour inaugurer cette nouvelle vague livresque, je vous propose un texte de Werner Herzog qui, lui, n’était pas une petite nature ! Son énergie colossale sur les plateaux de cinéma, et aussi au fin fond de la jungle, au-dessus de précipices ou au pied de gigantesques montagnes car il privilégiait les décors naturels aux quatre coins du globe, lui a valu une réputation de « cinéaste de l’impossible ». Cette faculté à en découdre avec les éléments, cette volonté à atteindre le Grand, à toucher les étoiles, a permis la naissance de films extraordinaires avec un Klaus Kinski dément, brutal, angoissant et angoissé dans Aguirre, la colère de Dieu, Fitzcarraldo, ou Nosferatu, fantôme de la nuit ; il y a aussi L’Enigme de Kaspar Hauser et La Ballade de Bruno (que je n’ai pas encore vus) avec Bruno S., acteur et musicien allemand qui, avant de tourner pour Herzog, était interné à l’asile psychiatrique ! Et ce film, Cœur de pierre, tourné avec des acteurs jouant sous hypnose…Des conditions de tournage extrêmes, où la fiction et le réel se mêlent en permanence. L’intensité, compagne de vie de Werner Herzog. Il semble qu’il soit également « l’homme de l’impossible », ainsi qu’en témoigne son texte Sur le chemin des glaces.

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Nous sommes en novembre 1974. Werner Herzog a 32 ans. Il a déjà réalisé Aguirre et L’Enigme de Kaspar Hauser vient tout juste de sortir. Il apprend que sa chère amie Lotte Eisner, critique et historienne du cinéma, est très malade et va sans doute mourir. Il obéit alors à une folle impulsion : il est à Munich, elle réside à Paris, il fera le trajet à pied pour la voir et conjurer ainsi sa mort, il en est persuadé :

« Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul ».

Le voilà donc qui se lance sur les routes, sans aucune préparation, l’urgence ressentie est absolue (770 kilomètres à parcourir, d’après Google !) Il tiendra des notes durant son trajet du 23 novembre au 14 décembre 1974. Il traverse les campagnes et les villages, gravit les sentiers de montagne, longe les autoroutes, retrouve les grandes villes…Il ne s’arrête que pour dormir, dans des granges, des églises, des maisons inhabitées et quelquefois s’accorde le luxe d’une chambre d’hôtel. Il traverse la Forêt-Noire, les Alpes Souabes, les Vosges, la Meuse, la Marne…Il peut avaler 60 kilomètres en une journée…

La nature est hostile : il pleut, il neige, les tempêtes sont fréquentes. Mais Werner Herzog ne s’arrête pas. Ses pieds, ses chevilles, le font souffrir. Qu’importe, il continue. Il traverse des régions où les bêtes ont la rage, il fonce tête baissée. Il va vite, très vite. Il a une force herculéenne :

«  Quand je marche, c’est un bison qui marche. Quand je m’arrête, c’est une montagne qui se repose ».

L’écriture de ce journal de voyage n’est pas méditative. Le texte est bref, guère plus d’une centaine de pages. La marche est physique, douloureuse, les pensées sont bien souvent « animales » puisqu’il faut trouver de quoi manger, de quoi boire et un endroit où dormir. Le marcheur croise d’ailleurs plus d’animaux que d’hommes : les chiens, les souris, les renards, les corbeaux, les buses, les faisans peuplent sa solitude. Et quand il se trouve nez à nez avec un(e) de ses semblables, celui(celle)-ci semble tout droit sorti(e) d’un tableau, hors du temps et du réel.

Les visions, les impressions, se succèdent à toute vitesse plongeant Werner Herzog dans l’euphorie, le découragement, l’épuisement et la plénitude :

« Tant de choses passent dans la tête de celui qui marche. Le cerveau : un ouragan ».

Le rythme ne faiblit pas, ni pour le marcheur, ni pour le lecteur. Un texte intense, quasi héroïque.

Une marche pour aller au bout de soi, au bout du possible. Une fureur pour vaincre la mort d’une amie.

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Crédits photo : Michael Lange : Wald

 

 

Sur le chemin des glaces, Werner Herzog, traduit de l’allemand par Anne Dutter, Petite Bibliothèque Payot, novembre 2016 (rééd.)

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Ni terre ni mer : Anne von Canal

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Ni terre ni mer, ou le récit d’une vie sans ancrages, ballottée par les coups du sort, cruels mais aussi prodigues de joies et de douceur inattendues. Une vie à la dérive que l’on peine à maîtriser en dépit des choix que l’on a cru nécessaire de faire pour s’opposer à ceux que d’autres ont fait pour nous. Une vie qui laisse espérer atteindre le rivage se dérobant malheureusement trop souvent, s’effritant lorsqu’on a eu la chance de crier « Terre ! » Une vie sans trop de racines, ni père ni mère, car ceux-ci nous ont fait trop de mal et qu’on a préféré prendre le large. Une vie qui, même si on est entouré d’immensité, sur une mer d’huile ou une mer démontée, ne cesse de se rappeler à nous.

Une vie à laquelle tente d’échapper Lawrence Alexander, pianiste sur des bateaux de croisière, ne débarquant jamais lors des escales. La musique est son refuge, le piano « la seule faculté qui [lui] soit restée » et les cabines, minuscules, au hublot impossible à ouvrir, aux portes qui lorsqu’elles se referment font un bruit sourd, « agréablement définitif », sont les seuls espaces qui lui conviennent totalement. Anne von Canal, auteure allemande qui signe ici son premier roman, nous raconte l’histoire terrible, banale et extraordinaire de ce pianiste blessé, devenu solitaire. Son écriture habile entrelace plusieurs récits, orchestre différentes temporalités comme autant de vagues de souvenirs, de flux d’impressions, de mouvements musicaux, de bouts de vie qui s’assemblant, se répondant, finissent par faire sens. Lawrence Alexander, qui est aussi Lorenzo, qui fut dans une autre vie Victor Alexander Laurentius Simonsen ou Laurits, est un personnage profondément émouvant que l’on accompagne dans ses épreuves et ses réconforts, ses belles émotions musicales, et que l’on quitte à regret car on voudrait être sûr, avant de refermer le livre, qu’il soit enfin parvenu à (re)gagner la terre ferme.

Le roman s’ouvre sur un appel de détresse. Un bateau est en train de sombrer. On ignore son nom. On ne sait pas quand cela s’est passé. Ce qu’on sait, c’est qu’il transportait 850 passagers qu’il a plongés dans des eaux glaciales, au cœur de la nuit. Puis la lumière revient. Il est 14h. Nous sommes en 2005. Commence un autre récit. Lawrence vient d’embarquer pour une nouvelle croisière (une ultime croisière ?). Il enchaîne un contrat de plus en tant que pianiste-animateur-faiseur de bruit de fond, ou autrement dit « un pianeur ». Il tourne le dos à Venise, où il s’est posé quelques jours. Mais il est contrarié, angoissé et son embarquement ressemble à une fuite. Rosa vient de lui apprendre qu’elle est enceinte : une vie à 3 s’annonce ; une vie qui le rattache à autrui, à un lieu, une vie qui germe et dont il ne veut pas, ou plutôt dont il ne veut plus. Il va s’en expliquer dans un journal de bord. Dans la solitude de sa cabine, il pose sur le papier ses angoisses, réminiscences de vies passées. Vient alors un troisième récit dans lequel il jouera sa partition la plus personnelle.

De blessures d’enfance en amours intenses, de secrets de famille en rêves disparus, Lawrence, Laurits ou Lorenzo n’en finit pas de se perdre, épuisé par le flux et reflux d’événements qu’il n’a pas pu maîtriser, contraint au renouveau pour ne pas sombrer :

« Combien de fois peut-on recommencer de zéro ? Combien de chances a-t-on dans sa vie ? Et combien de fois supporte-t-on ça ? Combien de fois puis-je muer avant qu’il ne reste plus rien de moi ? »

La musique heureusement est sa constante. Elle varie elle aussi mais sa puissance demeure intacte. Alors que Schubert, Chopin et Haydn l’accompagnaient quand il préparait son entrée au Conservatoire de Stockholm, il se réfugie à présent dans Metamorphosis de Philip Glass. La musique, la seule véritable compagne qu’il souhaite à ses côtés. Elle est source vitale et combat douloureux. Elle lui a fait éprouver la tyrannie d’un père hostile à toute ambition artistique. La famille Simonsen a toujours été une famille respectable de la bourgeoisie stockholmoise et son patriarche, Magnus, illustre professeur en ophtalmologie, ne supportait pas que son fils prenne le risque de compromettre sa réputation et sa dignité. Et ce n’est pas sa mère, Amy, épouse soumise évaporée dans l’alcool, qui a pu l’aider. Il y a eu heureusement sa professeure de piano, Melle Andersson, et plus tard la rencontre lumineuse et inattendue avec la sensuelle et indépendante Silja.

Les mots courent sur le papier, les notes surgissent de souvenirs enfouis mais elles résonnent aussi un peu creuses au cours de la croisière lorsqu’on lui demande de faire son travail et de jouer pour la énième fois « Besame Mucho » ou « As time goes by » (« Play it again, Sam », lui dit avec un large sourire un « vieux mâle en rut plein aux as » lui fourrant un billet dans la poche).

Combien de temps encore Lawrence se satisfera-t-il de la monotonie des croisières, de l’espace clos d’un bateau ? Combien de temps se réfugiera-t-il dans la solitude pour échapper au passé ? Répondra-t-il à l’appel de Rosa et regagnera-t-il les côtes ?

« La solitude, est-ce un sentiment de vide ou de plénitude ? Ca prend beaucoup de place, en tout cas, ça chasse presque tout le reste. Ca rassasie et, en même temps, ça donne faim ».

Un livre qui m’a beaucoup touchée. L’écriture, sobre, classique, se met entièrement au service de son personnage. Elle permet de ressentir une grande et belle empathie pour Lawrence. Ce roman, très bien construit, nous plonge adroitement, subtilement, au cœur de l’intime et nous conduit de plus vers une fin inattendue, réellement bouleversante, que je ne vous dévoilerai pas bien sûr   🙂

Un grand merci à Antigone qui m’a mis ce livre entre les mains ! Il faisait partie en effet d’une boîte littéraire que j’ai remportée à l’occasion du concours qu’Antigone organisait pour les 10 ans ( ! ) de son blog. J’avais reçu de belles surprises dans ma boîte aux lettres.

Je vous invite à lire le beau billet qu’Antigone avait rédigé et qui m’avait donné l’irrésistible envie de découvrir Ni terre ni mer.

 

 

 

Publié en mars 2016 par les éditions Slatkine & Cie.
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber.

Le poids du temps : Lutz Seiler

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Surtout, ne vous laissez pas impressionner, écraser, par le titre ! Lutz Seiler, auteur allemand né en 1963 à Thuringe, nous offre un beau recueil de nouvelles, « autofictives », qui nous plongent avec sensibilité et délicatesse dans l’ex-Allemagne de l’Est. Né dans un milieu ouvrier et lui-même maçon, puis menuisier, avant de devenir écrivain, il rend hommage ici à ses pairs.

Loin de l’idéal soviétique vantant un prolétariat triomphant, ces travailleurs de RDA se virent imposer un quotidien gris, aussi gris que les nuages de pollution industrielle planant sur les villes et les nouveaux quartiers construits pour accueillir ceux qui ont quitté leur village. A eux les « joies » des trois-huit, des appartements vétustes et sonores, du dur labeur la semaine qui permettra d’acquérir un jour, à force, un petit lopin de terre sur lequel on cultivera un potager ou construira sa maison, retrouvant ainsi un peu de nature en ville.

Dépassant la simple chronique du quotidien de ces familles ouvrières, Lutz Seiler compose, par la force de son écriture et l’acuité poétique de son regard, un univers insolite et envoûtant. Son talent à capter l’infime, à déceler l’étrange et le grotesque, happe le lecteur. D’une nouvelle à l’autre, on ressent le vacillement, la fragilité, qui font de chaque personnage un héros du « combat ordinaire ».

Ainsi, ce personnage qui marche, « le bègue », dont on ne connaît pas le nom, pour qui chaque mot à prononcer est une torture, fascine, par sa démarche et sa façon de fumer sa cigarette, le jeune Lutz Seiler qui se met à le suivre de façon obsessionnelle. Le bègue devient , lui qui est toujours sur la touche et condamné à la solitude, l’incarnation d’une promesse pour l’adolescent d’un avenir plus libre, un avenir pour ceux qui avancent, tracent leur chemin.

Il y a aussi Gavroche, une jeune fille joueuse émérite d’échecs, qui, avec sa casquette et son rire, l’armant d’un charme fou lors des tournois qu’elle enchaîne, fait se morfondre de nombreux soupirants et jettera son dévolu sur Lutz Seiler alors étudiant. Ils voyageront ensemble en train dans l’ex-URSS pour que la belle puisse se mesurer à d’autres joueurs, de gare en gare.

Il y a également Heike, quand le narrateur était enfant, qui était presque inatteignable, intouchable, tant elle était belle. Telle une princesse, elle le consolait de la dureté du monde.

Et aussi le père qui entraîne sa famille chaque week-end dans le jardin ouvrier qu’on leur a attribué pour construire, petit à petit, leur maison. Cet homme taiseux ne partage avec son fils que la partie hebdomadaire d’échecs du samedi soir lorsqu’ils dorment dans le petit cabanon qui leur sert de bivouac. Un jour, alors que Lutz a 13 ans, il perd contre son propre fils. Le choc est rude, nul mot n’est prononcé, mais ils ne joueront plus.

Une succession donc de personnages et de situations qui marquent le narrateur et procurent de l’intensité, du relief et de la lumière à ces années de jeunesse passées en RDA. Une jeunesse profondément marquée par la culpabilité et l’incommunicabilité. Le narrateur ne se sent jamais à la hauteur des exigences des autres, que ce soient ses parents, ses professeurs ou ses compagnes. Il a peu de prise sur le monde qu’il comprend peu. Mais c’est avec brio qu’il établit avec le lecteur une réelle proximité.

Un recueil de nouvelles qu’il faut découvrir absolument pour leur singularité. Lutz Seiler est un auteur reconnu en Allemagne, considéré comme un poète important. Il a aussi écrit un roman, Kruso, publié en 2014, dont les éditions Verdier nous annoncent, fort heureusement, sa traduction prochaine. Gageons qu’il sera aussi reconnu chez nous ! Lisez-le, je vous promets une belle découverte, une réelle voix à entendre.

Sorti en février 2015.
Coll. « Der Doppelgänger »
Traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean