Présences d’un été : Yamada Taichi

Après la glace de l’hiver norvégien de Tarjei Vesaas, voici l’été torride tokyoïte de Taichi Yamada. J’ai lu avec délice son troublant roman Présences d’un été. Une idée-lecture que j’ai piochée sur le blog de BookManiac (merci !) qui m’a convaincue de me plonger dans cette histoire de fantômes entre deux eaux, où le fantastique s’entremêle au réel avec émotion. Nous suivons les errances de Harada, scénariste de séries télévisées, qui vient de se séparer de sa femme et de son fils. Il vit maintenant sur son lieu de travail, dans une résidence occupée uniquement par des bureaux. La nuit, elle devient déserte et emmure Harada dans une solitude oppressante, alourdie par la chaleur de l’été. Un soir pourtant, la solitude se brise quand une jeune femme, Kei, qui semble vivre elle aussi dans la résidence, débarque chez lui avec une bouteille de champagne entamée. Se noue entre ces deux âmes en peine une relation sensuelle et mystérieuse qui accompagnera Harada dans un cheminement intérieur ; car ce même été, il sera confronté aux fantômes de ses parents, disparus alors qu’il n’avait que douze ans…

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Dès les premières lignes, le décor est planté et ferre le lecteur. Il faut dire que Taichi Yamada s’y entend pour créer une ambiance, il est lui-même scénariste pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Une ambiance inquiétante et intime nous lie à Harada, qui ne sait plus très bien où il en est après son divorce.

« Trois semaines de vie de célibataire m’ont fait prendre conscience du silence qui règne la nuit, dans la résidence.

Un silence trop lourd. Et qui pourtant n’a rien à voir avec le silence des montagnes. »

Un silence troublant qui domine le bruit alentour. La résidence est face à une autoroute, où les voitures circulent incessamment, de jour comme de nuit. Harada semble être comme coupé du monde et ce ne sont pas les personnages qu’il va rencontrer au cours de l’été qui vont le raccrocher au réel. Il y d’abord cette jeune femme, surgie au beau milieu de la nuit, qui va sonner à sa porte, éméchée et à la peau si pâle. Et puis cet homme et son épouse qui ressemblent tellement à ses parents morts beaucoup trop tôt dans un accident.

L’été entrouvre une brèche bien étrange. Est-ce le fruit d’hallucinations, les signes d’une dépression, ou bien une autre réalité, fantastique, peuplée de vrais fantômes, s’impose-t-elle à lui ? C’est ce flottement qui m’a beaucoup plu. Harada navigue d’un monde à l’autre sans trop de maîtrise et nous entraîne avec lui.

Les scènes particulièrement réussies sont les moments que passe Harada avec le couple qui lui permet de retrouver ses parents et un bonheur disparu. Une relation poignante se noue entre celui qui redevient jeune garçon et ceux, aimants, qui peuvent le protéger. Harada ne peut s’en défaire et vient de plus en plus souvent les voir dans leur logement modeste d’Asakusa. Les retours à la « réalité » sont pénibles, douloureux, le meurtrissant jusque dans sa chair. Kei alors semble être là pour le « sauver » et lui faire tourner le dos au passé.

Ces « présences d’un été » m’ont vraiment happée, à la fois inquiétantes et bienveillantes. Taichi Yamada parvient avec finesse et fluidité à créer un climat étrange qui brouille les repères. Et il se dégage une indéniable mélancolie qui lie les vivants et les morts, les uns et les autres portant le fardeau des souffrances à guérir.

Ce roman m’a fait penser au film Dark Water d’Hideo Nakata, en moins horrifique tout de même (quoique les passages à la fin ont bien accéléré mon rythme cardiaque…). On y retrouve un personnage principal divorcé qui doit mener une nouvelle vie et faire face à ses angoisses. Un grand immeuble désert, plongé dans la nuit. Et des fantômes bien sûr. Et j’y ai retrouvé cette belle émotion qui mêle tristesse et fantastique. Cette dimension intime qui rend le monde des morts si proche de celui des vivants.

 

Ed. Philippe Picquier poche 2006
Trad. du japonais par Annick Laurent

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Un monde flottant :Yôkai & Haïkus :Nicolas de Crécy

Quel beau voyage au Japon nous propose Nicolas de Crécy, auteur de BD et merveilleux illustrateur. Un voyage au pays des haïkus et des yôkai, vous savez ces drôles de créatures que vous avez sans doute vues dans les films d’Hayao Miyazaki et peut-être dans les mangas de Shigeru Mizuki. Figures fascinantes et versatiles du Japon rural, « monstres, divinités, esprits » infernaux, calamiteux, farceurs, cruels, effrayants, les yôkai aident ou tourmentent les hommes depuis des millénaires. « Emanations vivantes de la nature », les yôkai révèlent ce qui grouille et ce qui flotte dans le mystère du monde. Il en va de même pour les haïkus : évoquant les saisons, ces poèmes subtilement calligraphiés fixent un court instant le mouvement du Cosmos, l’évanescence, la sensation. S’appropriant ces concepts pas toujours évidents pour nous Occidentaux, Nicolas de Crécy nous immerge totalement dans son univers foisonnant et souvent facétieux. Nous le suivons, ravis, emportés, dans un voyage célébrant les beautés, les énigmes et les lignes de flottaison du monde. Un voyage qui établit de plus de belles passerelles poétiques et picturales entre le Japon immémorial et celui contemporain des villes vertigineuses, grouillantes, que sont Tokyo et Kyoto et dans lesquelles l’auteur en résidence, quelques années plus tôt, a déambulé.

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Quand j’ai pris connaissance de cet album, il m’a semblé indispensable de me le procurer. J’aime beaucoup l’univers de Nicolas de Crécy qui laisse libre cours à une imagination baroque, drôle, tendre et aussi cruelle. Connaissez-vous sa trilogie Le Bibendum Céleste dans laquelle un phoque unijambiste, plongé dans la jungle urbaine de New-York-sur-Loire, aidé d’un chien obèse, doit affronter le Diable en personne et la brutalité, souvent bestiale, des hommes ? C’est étrange, je vous l’accorde, mais profondément attachant, le dessin est fabuleux, fort, et les images de la ville sont saisissantes. J’étais donc curieuse de suivre de nouveaux personnages, de nouvelles créatures bizarroïdes et de plonger dans des vues urbaines, de mégalopole japonaise cette fois-ci. En 2008, Nicolas de Crécy a été en résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto dont il a arpenté les rues et s’est également imprégné d’ambiances tokyoïtes.

Je suis fan transie de plus des yôkai, les ayant souvent croisés chez Miyazaki  (Mon voisin Totoro, Le Voyage de Chihiro, Princesse Mononoke) et aussi dans d’autres films tous aussi fabuleux les uns que les autres, d’une puissance imaginaire et émotive maximale (j’en ai versé des larmes, le cœur serré et émerveillée…oui, je suis sensible   🙂  ) : Un été avec Coo de Keiichi Hara , Lettre à Momo de Hiroyuki Okiura  (spéciale dédicace à Goran qui m’avait fait cadeau du DVD pour l’anniversaire de son blog) et l’hallucinant Pompoko dIsao Takahata. Il m’importe également de vous citer NonNonBâ , un manga dans lequel Shigeru Mizuki dessine ses souvenirs d’enfance habités par les récits d’une vieille dame, l’initiant au monde traditionnel et animiste des yôkai ; c’est irrésistible de douceur, de drôlerie et d’étrange…

Alors quand Nicolas de Crécy rencontre ces figures japonaises et y ajoute la poésie des haïkus, il y a une véritable osmose. Une belle réussite à mes yeux que j’ai grand plaisir à partager avec vous.

Sous la forme d’un leporello, rappelant l’emaki, ce rouleau japonais qui se déplie et raconte une histoire dessinée, Un monde flottant nous offre une succession d’illustrations représentant des yôkai sur double-pages, s’inspirant directement des Ukiyo-e, les estampes japonaises traditionnelles gravées sur bois. Des illustrations aux techniques variées, faisant s’alterner le fusain, l’aquarelle, la gouache, l’encre de Chine, le crayon, décuplant ainsi le plaisir des yeux.

   S’orchestre alors, dans le déroulé de ces doubles, voire de ces double double-pages (superbe immersion !) une fabuleuse exposition tournée toute entière vers la fantaisie, l’étonnement, le mystère, la magie de la nature. Appréciez ce panneau enneigé courant sur quatre pages mettant en scène un yôkai moine zen à tête de chien : beauté du contraste de l’orange sur le blanc et sensation de féerie, de flottement. Antoine de Crécy s’est inspiré d’un site montagneux qu’il a découvert en plein hiver, le Koyasan, recouvert de temples bouddhiques et dont la forêt protège des milliers de sépultures (cf. article de bfmtv : La BD de la semaine)

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Pas de fil narratif, une délicieuse liberté est accordée au lecteur qui peut se plonger à l’envi dans chaque dessin : l’image permet de se raconter ses propres histoires. Le seul texte présent est celui des haïkus que Nicolas de Crécy a lui-même composés. Textes volontiers énigmatiques, ils en appellent à la sensation, à l’émotion que peut ressentir celui, celle, qui les lit.

Et le plaisir est double puisque l’album propose un recto et un verso, deux entrées possibles pour déambuler à son gré.

Voici mes pages préférées :

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« Des gares, des trains
Autant de villages
C’est Tokyo »

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« Chaude nuit d’août
Rokurokubi rôde
Immense et fragile »

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« Un goût de sel
Aux lèvres des morts
Umizato »

Surtout celle-ci, inattendue, très drôle !

de_crecy_monde_flottant-9« Chaque été, l’angoisse
Pour les esprits des montagnes :
Rater les soldes »

 Avoir transposé les yôkai dans des décors urbains contemporains est à la fois malicieux et troublant : on goûte à une autre réalité, fantaisiste, volatile et riche. L’imaginaire ainsi que la nature triomphent du tumulte des villes, créent l’impression d’un temps suspendu et donnent à voir, à travers une brèche qui fend le quotidien, des tableaux singuliers et beaux. C’est toute une mythologie japonaise qui affirme sa présence, tout un peuple d’esprits, de créatures qui surplombent la ville et les hommes.

Alors si les yôkai ne vous effraient pas, si vous vous sentez l’âme voyageuse et curieuse de poésie, si le besoin d’imaginaire et d’étonnement est chez vous récurrent, pénétrez sans plus attendre dans ce merveilleux Monde flottant. Vous atteindrez là quelque chose de précieux. Rassembler les yôkai et les haïkus a été pour Nicolas de Crécy une porte d’entrée à « cet esprit si particulier de la culture japonaise », à « cet imaginaire sans limites allié à une poésie crue et douce qui en fait l’essence ».

Et pour explorer davantage :

Carnets de Kyoto (éd. Du Chêne) que Nicolas de Crécy a commencés à réaliser alors qu’il était en résidence à la Villa Kujoyama

La République du catch (éd. Casterman) : il s’agit d’une commande que lui a passée un éditeur japonais de manga. Il y eut publication en plusieurs épisodes dans un mensuel de Seinen, Ultra Jump

Le blog de Nicolas de Crécy 500 dessins : http://500dessins.blogspot.fr/

Les mangas de Shigeru Mizuki publiés aux éditions Cornélius : Kitaro le repoussant, NonNonBâ, Mon copain le kappa
Et Yôkai qui paraîtra le 16 février 2017

Un monde flottant : Yôkai & Haïkus, Editions Soleil, collection « Noctambule », novembre 2016

Motorman : David Ohle

Il y a des livres qui se suffisent à eux-mêmes. Leurs mots nous enveloppent entièrement. Un monde fascinant voit le jour, clos sur lui-même, délimité par les première et dernière pages mais qui ouvre les portes d’un imaginaire infini. La singularité des images, se déployant en toute liberté au fil des pages, nous fait goûter au plaisir délicieux, délicat, de découvrir un véritable univers et de nous sentir seul(e) avec l’œuvre. Il y a une sensation d’avoir accès à quelque chose d’unique. Il y a une magie qui se crée, sans qu’on puisse vraiment l’expliquer. Cette magie, je l’ai ressentie en lisant Motorman de David Ohle. Un roman qu’on pourrait qualifier de dystopique puisqu’on devine qu’il s’agit de temps futurs avec un climat chaotique, des humains qui n’en sont plus vraiment, une entité à la Big Brother qui surveille tout fait et geste et va jusqu’à contrôler le ciel en imposant un nombre réglementaire de deux soleils et sept lunes, des villes qui s’autodétruisent et une grande solitude…Un héros, Moldenke, va fuir sa ville de Texaco City en proie à la violence et tenter de retrouver ce mystérieux docteur qui, un jour, lui a transplanté quatre cœurs de mouton et lui a promis un avenir meilleur.

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Ce roman fut publié une première fois aux Etats-Unis en 1972 et resta épuisé durant plus de trente ans. Une oeuvre qui, par son inventivité langagière et poétique, frappa les esprits et fut consacrée par un cercle de fans enthousiastes et émerveillés. Remercions alors les éditions Cambourakis de nous l’avoir enfin fait connaître en France en 2011 et de le rééditer en poche pour cette fin d’année. J’avoue, je ne suis pas férue de SF (c’est un tort me direz-vous) mais les premières lignes de Motorman m’ont littéralement happée. Il y a une vision qui s’impose, avec force tout en restant discrète, on n’en a pas plein les mirettes ; une vision de l’Ailleurs, de ce qu’on ne connaît pas et pourtant nous parle intimement. C’est indicible, prégnant. Ce roman permet de s’accorder une véritable parenthèse enchantée, un moment suspendu d’une belle poésie. Bref, je suis en train de devenir fan moi aussi ! Et je vais tenter de vous le faire devenir également…

« Moldenke resterait.

Quand il était petit on le gardait dans une maison qui tombait en ruine, un bâtiment avec des gémissements structurels, dont les avant-toits craquaient dans la chaleur estivale et retenaient les glaces hivernales.

A cette époque la cage thoracique de Moldenke abritait deux poumons et un seul cœur.

Il eut une enfance raccourcie, ne connut la jeunesse et l’insouciance qu’à faible degré.

La plupart des phénomènes le laissaient perplexe et lui faisaient entreprendre des promenades sans but parmi les arbréthers sans feuilles. Il ajustait ses lunettes de protection, ses compresses de gaze, et étudiait le vol des oiseaux, les voyait darder des regards apeurés en direction de la terre ».

Voici comment nous faisons connaissance avec Moldenke, avec cet incipit qui nous plonge d’emblée dans l’étrange, de façon précise et avec une tonalité mélancolique, et nous permet une belle proximité avec le héros ; celle-ci ne nous quittera jamais. Nous suivrons la quête de Moldenke vers la liberté, errant entre le passé, les rêves et l’avenir incertain. Nous partagerons ses moments d’intense solitude dans un présent ravagé par la guerre, des savants fous, des tyrans grotesques, un air irrespirable et une météo devenue aussi folle que les hommes, apocalyptique, avec des crues de rivières, des tempêtes et des « chutes d’oiseaux à la centaine ».

Nous sommes dans un monde à deux soleils et à sept lunes, dont Moldenke peut voir le ballet derrière le hublot de son appartement dans lequel il est prisonnier après avoir tué un couple d’ « engelés », des substances molles, effrayantes gelées qui prennent forme humaine et envahissent les villes. Echappant à la surveillance de l’inquiétant Bunce, il fuira la ville pour atteindre les Fonds, sortes de marais à la périphérie de la ville où il pourra à nouveau, peut-être, une fois qu’il les aura franchis, respirer l’air pur. Un périple habité par l’espoir et les visions, celles de son passé de soldat durant la « Simili-Guerre » et celles de l’amour qu’il partageait avec Roberta.

Un monde où la nourriture vient à manquer, où l’on mange de la viande de chat, des criquets bouillis, des « quignons de pin rassis à la sauce fourmis ». Où l’on soulage son mal de vivre en mâchant des « fracasticks », dont Moldenke semble abuser.

Un monde dans lequel les « oiseauverts » se réfugient dans les « arbréthers », « une lente pluie sèche de cendres blanches persiste durant l’automnété », l’on porte chez soi de « délicats chaussons de chaton florifère » et on sert le thé dans des « théioires »…

Mots inventés, mots-valises parsèment ce récit toujours avec légèreté, humour, élégance, on pourrait dire avec naturel. L’étrange est sans esbroufe et écarte le pur expérimental. On est dans le ressenti, celui de Moldenke, et c’est émouvant, passionnant, de bout en bout.

Je terminerais ce billet par une très belle phrase de l’écrivain Ben Marcus qui a signé la préface, géniale, de ce roman-vision pas comme les autres d’un auteur « artisan de la langue qui manifestement faisait office de médium et captait l’histoire du récit quand il l’a écrite » :

« Lire Motorman aujourd’hui c’est rencontrer la preuve qu’un livre peut à la fois être émouvant et excentrique, maculé d’humanité et artistiquement ambitieux, sens dessus dessous pour cause de chagrin et éblouissant par le spectacle qu’il offre ».

J’espère vous avoir convaincu(e)s…

Motorman de David Ohle, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Cambourakis Poche, novembre 2016.

Une nuit pleine de dangers et de merveilles : Carl-Keven Korb et Kevin Lucbert

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Troisième et avant-dernière chronique de notre semaine Chemin de Fer. Cette semaine est un véritable voyage hors des circuits balisés. Un voyage certes pas des plus tranquilles mais que de belles découvertes ! Pas de standing Première Classe, pas d’air conditionné. Il faut s’accommoder des secousses, du bruit de la machine en marche ou du silence lors des arrêts mystérieux en rase campagne, des fenêtres qui ferment mal laissant fréquemment une poésie de l’étrange et du rêve s’infiltrer dans les voitures. Il faut supporter également d’avoir chaud quand dehors c’est la fournaise et froid quand le vent s’est levé et le givre déposé ; pas de température constante mais des variations, des pics, comme autant de courbes et de reliefs dans la créativité et l’expression. Il n’est pas rare non plus que le train déraille, percuté par une écriture ou un langage graphique. Un voyage pour les lecteurs curieux qui ne craignent pas l’inconfort, les cahots et l’imprévu car ils mettront dans leurs valises de belles émotions artistiques et littéraires. Preuve en est avec ce livre de Carl-Keven Korb et Kevin Lucbert. Pour ce nouveau trajet ils vous titilleront avec leurs mots et leurs images, ne vous laissant pas vous endormir, même s’il s’agit d’un voyage de nuit car la nuit traversée sera intense et effrayante. Une nuit de conte, glaciale et touffue, peuplée de créatures fascinantes et monstrueuses qui vous laissera épuisé(e) au petit matin…

 

« C’était une nuit de cristal. Sous le regard étourdissant d’Orion, le froid rampait sur les rues du village engelé en croassant dans la langue du Nord. Tapies dans les remblais, des araignées de glace tissaient des toiles de métal sur lesquelles des chats imprudents se collaient la langue avant de se faire dévorer. Le moindre souffle, la moindre rumeur se réverbéraient dans toute la vallée. La nuit était belle. Belle et profonde, pleine de dangers et de merveilles ».

 

Une nuit funeste, au cœur d’une région reculée et forestière du Québec, durant laquelle est célébré un horrible mariage : il s’agit de l’union contre-nature du redoutable Tranchemontagne, surnommé « l’ogre de Mont-Vallin », avec la jeune et belle Sédalie Price, fille du président de la Compagnie avide des terres possédées par le monstre. Le village entier est invité à ces noces fastueuses, cruelles et honteuses qui ont lieu dans la maison de l’ogre, « un extravagant palace de planches et de grosses poutres perché sur une colline envahie d’aulnes tordus ». Dans la foule se trouve Samuel, qui aime secrètement la jeune fille. Spectateur impuissant, il se jure de la sauver. Il revient quelques nuits plus tard pour tenter de délivrer la belle, séquestrée dans la demeure du Tranchemontagne.

Aidé de sa fidèle amie Ekho, une mystérieuse présence ailée (un rêve ? une fée ? ), il devra affronter les gardiens, « une bande d’hommes mutiques encapuchonnée de noir » et Gargouille, « un molosse capable de broyer l’acier d’un coup de mâchoire et dont les yeux verts brillaient dans le noir ». Comme si cela ne suffisait pas, la cruauté du Tranchemontagne étant sans limites, Sédalie est prisonnière d’un manteau qu’elle a reçu en cadeau de noces. Cet abominable habit la transforme en bête, « confectionné d’un patchwork de peaux de loup, de sanglier, de martre, de chèvre des montagnes et d’autres créatures orientales plus obscures ». Il lui colle véritablement à la peau, la dévore. Elle ne peut l’enlever sans s’arracher des morceaux de chair. L’amour de Samuel sera-t-il suffisamment fort pour sauver de la monstruosité Sédalie Price ?

L’imagination féconde de Carl-Keven Korb nous plonge dans une nuit folle et sanguinaire, une nuit glaciale, tranchante et acérée comme les crocs de Gargouille. Une nuit noire où brillent les étoiles, une nuit sous le signe d’Orion, la constellation du chasseur. L’écriture fluide et élégante attrape facilement le lecteur, devenant prisonnier d’une histoire vénéneuse dont on voudrait qu’elle se termine bien. Mais les contes ne sont pas tous peuplés de bonnes fées et les ronces qui s’accrochent aux châteaux et aux princes ne disparaissent pas toujours par enchantement…

Les illustrations de Kevin Lucbert complètent admirablement le texte. Ses lignes géométriques bleues comme la nuit représentent des pièces étranges, comme tout droit sorties d’Alice au Pays des Merveilles et qui explorent l’infini à la façon de M.C. Escher.

 

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Il y a aussi quelque chose de ces jeux d’énigmes basés sur l’enfermement, les « Espace Room ». Mais les énigmes ici semblent insolubles : les portes de sortie sont fausses, les forêts ne sont qu’illusions d’optique, peintes sur les murs ou formant elles-mêmes une prison, et le réel, s’il existe, nous échappe sans cesse, le sol se dérobant sous nos pieds.

 

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Les lignes s’opposent à la densité de l’écriture, volontiers foisonnante. Scènes mentales, elles permettent toutes les représentations possibles. Cela les rend d’autant plus inquiétantes. On peut les peupler de toutes les créatures fabuleuses que l’on souhaite et les rares personnages qui apparaissent ne sont que des silhouettes sans visage.

 

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J’ai beaucoup aimé cette forme graphique. Le dessin de Kevin Lucbert est à mes yeux l’une des merveilles de ce livre. Je vous invite à visiter le très beau site de cet artiste. Il est notamment l’auteur de La Traversée (éd. La Cinquième Couche), inspirée en partie d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Les dessins réalisés à l’encre cette fois-ci noire sont magnifiques.

Pour avoir plus de renseignements sur Carl-Keven Korb, c’est par ici. Une nuit pleine de dangers et de merveilles est son premier roman. Et il est d’origine québécoise ; tiens, tiens… 😉

Et bien sûr, ne manquez pas le rendez-vous avec Anne qui nous propose La vague d’Hubert Mingarelli, vu par Barthélemy Toguo.

 

 

Publié par Les Editions du Chemin de Fer en mars 2016

Un matin de grand silence : Eric Pessan et Marc Desgrandchamps

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C’est avec grand plaisir que je participe cette semaine à une thématique consacrée aux éditions du Chemin de Fer, en compagnie d’Anne du blog Des mots et des Notes. Elle m’a très sympathiquement invitée à être du voyage après ma découverte de l’éditeur via Inquiétude de Michèle Lesbre, vu par Ugo Bienvenu et Tryggve Kottar de Benjamin Haegel, vu par Marie Boralevi. Cet éditeur « basé dans la Nièvre, en lisière de forêt et du monde » propose « depuis 2005 des textes courts illustrés par des artistes contemporains ». Les ouvrages sont de très belle facture, avec rabat et papier épais cousu, et les univers présentés sont des invitations aux voyages singuliers. Alors, amoureux de la littérature et explorateurs graphiques dans l’âme, amateurs des chemins de traverse plutôt que des lignes à grande vitesse, embarquez à bord de notre Chemin de Fer. Première destination : Un matin de grand silence d’Eric Pessan, vu par Marc Desgrandchamps.

 

« C’est un matin de grand silence, comme recouvert par une épaisse couche de poussière. Le son ose à peine se propager. Le moindre raclement de gorge le moindre heurt le moindre froissement se répercutent avec violence dans l’appartement déserté. »

 

« Ce matin, le monde a une fragilité nouvelle ».

 

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Un adolescent se réveille dans un appartement. Il est 9h30 et ses parents ne l’ont pas réveillé pour aller au collège. Ils ne sont pas là. Ils semblent avoir déserté l’appartement, à moins que…La porte de leur chambre est mystérieusement fermée. N’osant abaisser la poignée de la porte, le garçon déambule d’une pièce à l’autre. Les heures passent sans qu’il cherche à sortir, à prendre contact avec l’extérieur. Il est comme prisonnier à l’intérieur, et immobilisé dans le temps :

 

« Il est coincé dans l’appartement déserté,

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caché et clandestin, il veut profiter pleinement de chaque seconde de son étrange liberté silencieuse. L’appartement est un fossile, un coquillage pétrifié enfoui dans le limon. Le temps verse ses siècles, l’appartement se minéralise, subit les pressions de la roche, s’endurcit, il sera difficile de le déterrer ».

 

Féru de livres et de films de SF, fasciné par l’Espace et la vie éventuelle sur d’autres planètes, il s’imagine prisonnier d’une capsule qui dérive et « il ne comprend pas pourquoi ses parents l’ont expulsé du vaisseau principal ». A défaut d’explorer une planète, il s’aventure précautionneusement dans l’appartement et éprouve la solitude de l’Espace infini…

 

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Il est traversé par plusieurs sensations : angoisse, dégoût, apaisement, réconfort, tristesse…Il éprouve bien sûr un terrible sentiment d’abandon mais aussi le plaisir d’exister seul, sans plus avoir à supporter la présence envahissante, intrusive, de sa mère, femme au foyer, et la compagnie de ses camarades de classe ; il se sent si différent d’eux…Il goûte à la « douceur confortable du silence » et ressent une réelle souffrance à chaque sonnerie du téléphone, ce « prédateur » qui l’attaque.

Le monde qui l’entoure semble ne plus avoir de prise sur lui, s’estompe : de l’immeuble ne s’échappe aucun bruit et de la rue ne lui parvient que quelques pétarades de mobylettes. Le silence est si grand qu’il entend le battement de son cœur, se demandant d’abord s’il ne s’agit pas d’un voisin qui cogne contre une cloison. Plongé en lui-même, il ne veut, et ne peut peut-être plus, se confronter aux autres. Ses parents ne sont plus là mais lui aussi s’absente du monde.

L’écriture d’Eric Pessan saisit plusieurs facettes de cette solitude : liberté bienvenue, vide angoissant, refuge réconfortant, abandon douloureux…Il s’agit non pas d’expliquer pourquoi les parents ont disparu mais de montrer les réactions et sentiments du garçon face à quelque chose qu’il ne maîtrise pas. Avec ses variations de rythme, telles des vagues, l’écriture nous fait passer d’une phase relativement paisible à une autre, plus agitée. Le quotidien le plus banal (se laver, se préparer un repas, faire la vaisselle…) se teinte par moments d’effroi, souvent de poésie, et flirte volontiers avec le fantastique.

Les illustrations de Marc Desgrandchamps expriment elles aussi une réalité plurielle et difficile à capter. Ses collages nous font voir plusieurs couches, plusieurs mondes qui se superposent. Beaucoup d’éléments sont présents mais aussi recouverts, cachés. Il y a à la fois une vision kaléidoscopique, éclatée, avec des éléments qui tranchent avec les autres, les entaillent, et une vision plus trouble, fuyante, avec des contours estompés et des coulures qui fondent les éléments les uns dans les autres.

 

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Je vous invite à plonger davantage dans l’univers du peintre graveur Marc Desgrandchamps.

Explorez également le site de l’écrivain Eric Pessan, aux talents variés, auteur de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, d’essais, de poésie…

Et bien sûr, lisez sans plus attendre le billet d’Anne : Les histoires de frères d’Arnaud Cathrine, vu par Catherine Lopès-Curval.

 

 

Sorti en mars 2010 aux éditions du Chemin de Fer

L’avalée des avalés : Réjean Ducharme

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

 

Je n’oublierai pas de sitôt cette lecture. Quelle claque ! Et quel ravissement… Dès les premières lignes, l’écriture de Réjean Ducharme part à l’assaut et assène au lecteur une sacrée gifle. J’ai tendu sans hésiter l’autre joue, puis je me suis présentée tout entière, bien de face, pour recevoir les mots rageurs de Bérénice, jeune héroïne ducharmienne en guerre contre les adultes et les lâches. J’ai encaissé ses invectives, ses mots fous, ses mots inventés, ses mots qui triturent, qui dissèquent, ses mots qui terrassent, ses mots qui magnifient, qui envoûtent, qui transportent par leur poésie hybride, toute d’ombre et de lumière. Des mots à foison qui m’ont avalée et que j’ai ingérés, goulûment. Une écriture incroyablement belle, exaltante, épuisante, qui exprime la soif inassouvie de Bérénice Einberg dans sa recherche d’absolu, de découverte d’elle-même, et dans sa volonté d’en découdre avec la terre entière, jour et nuit. Petite fille de parents monstrueux et défaillants, elle aurait pu se briser et se faire engloutir par les adultes. Que nenni ! Sa rage est à nulle autre pareille et terrasse quiconque, toujours victorieuse.

 

Voici comment elle se présente dans un incipit-lame-de-fond : souffrance d’être perdue dans le monde et volonté de se posséder :

 

« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère(…) »

 

Il faut dire qu’elle a de quoi être perturbée la petite Bérénice. Elle vit avec ses parents et son frère Christian sur une île du grand fleuve canadien le Saint-Laurent, dans une ancienne abbaye « aux quatre toits de tuiles rouges », « plus pointus que des fers de hache, plus escarpés que des falaises », au-dessus de laquelle passe un pont ferroviaire qui cache le soleil. Les trains font trembler les murs, secouent les lits et les rares rayons de soleil que le pont n’a pas filtrés sont arrêtés par d’épais rideaux de velours qui pendent aux fenêtres. Dans cette abbaye se joue une véritable « Guerre de Trente ans » qui oppose le père Mauritius Einberg à sa belle jeune épouse surnommée « Chat Mort » par sa fille. Ils ne se supportent pas et se sont partagé les enfants : à la mère le premier enfant né, c’est-à-dire Christian, et au père le second, ce sera Bérénice. Chaque parent impose à sa partie un enseignement religieux : catholique pour Christian, judaïque pour Bérénice. Et chaque parent impose aussi à « son » enfant une vision détestable, fielleuse, de l’autre, l’ennemi à abattre. Les repas finissent en champs de bataille et les portes souvent claquent, laissant toujours derrière elles des cris haineux. Cette fureur, Bérénice n’est pas la dernière à y prendre part. Elle aussi joute verbalement, empoigne, gueule, vocifère, cogne, pince…

 

Les deux enfants cependant sont profondément attachés l’un à l’autre. Leur relation est intense, fusionnelle, et même incestueuse vue des yeux de Bérénice. Elle idolâtre son frère dont elle a tant besoin de la douceur. Il est son compagnon de jeux avec qui elle explore le jardin de l’abbaye, les caves, la crypte et aussi les marais de l’île. Ces moments d’enfance, de jeux et d’émotions partagés sont fabuleux à lire.

Mais un jour surgit toute une ribambelle de cousins invités un été par « Chat Mort » et avec eux la redoutable Mingrélie, si belle et dont Christian tombe amoureux. L’été devient insoutenable, moite, nocturne, hypnotique, les croisières programmées sur le Saint-Laurent se transforment en sabordages et en naufrages et c’est « Chat Mort » qui supervise les batailles (ces pages sur l’été dans l’île sont superbes…). Bérénice, arrivée au faîte de sa souffrance, déborde de fureur et son amour pour Christian devient encore plus obsessionnel. Le père, ulcéré, la chasse et l’exile à New York chez un parent, Zio, patriarche ultra-orthodoxe qui s’est investi de la mission de panser et de guérir les âmes. Bérénice passera cinq années loin de l’île vénéneuse mais connaîtra dans la grande ville d’autres poisons. Elle n’aura de cesse de se battre contre les prisons (famille, religion, école) pour devenir une adolescente encore plus dure, plus détachée des autres :

 

« Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».

 

Elle devient boulimique de connaissances, de lectures, ingurgite des cours de tout et n’importe quoi : Ses pensées et réflexions ne cessent de jaillir, grouillent, débordent et elle abreuve de logorrhées ceux qu’elle côtoie. Elle se veut forte dans sa vision sur le monde, forte dans sa solitude et son âme, sans attaches et découvrir qui elle est ; elle déclare : « Je choisirai le sol de chacun de mes pas ».

 

Vous voilà prévenus ! Pour entrer dans ce roman, il vous faudra affronter Bérénice la guerrière, Bérénice qui peut être monstrueuse. Ses armes langagières pourront vous blesser, vous choquer. Peut-être demanderez-vous grâce, sonnés et fatigués : j’ai peiné quelquefois et j’avoue que les cinquante dernières pages m’ont laissée de côté ; de plus, ses inventions linguistiques et ses emplois fréquents de mots peu usités peuvent vous donner le tournis ! (Un conseil : laissez tomber le dictionnaire et amusez-vous, laissez-vous porter par les jeux de mots, les mystères du sens, c’est si agréable de ne pas tout maîtriser). En tout cas je suis sûre que la puissance poétique de l’écriture de Réjean Ducharme vous ravira, littéralement. Il y a dans ce roman des fulgurances incroyables : je termine par cette phrase de Bérénice :

 

« La lumière est une rivière qui m’appelle et qui a quelque chose à son extrémité. Quelqu’un qui suit la vérité jusqu’au bout, qui en a la force, est quelqu’un qui escalade un rayon de soleil et finit par tomber dans le soleil ».

 

Merci beaucoup à Madame lit qui m’a fait découvrir ce si beau livre et la journée « le 12 août, j’achète un livre québécois ». Je connais enfin (un peu mieux) l’auteur québécois Réjean Ducharme. Cet auteur qui n’avait que 24 ans quand est sorti son tout premier roman L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966. Un auteur mystérieux qui préserve farouchement son anonymat, alors que son œuvre est couronnée de succès : Prix du Gouverneur Général, Grand Prix national des lettres, officier de l’Ordre national du Québec et dernièrement voici que L’avalée des avalés entre dans le Registre du patrimoine culturel du Québec (merci Marie-Claude d’Hop !  sous la couette  pour le lien )

 

Ed. Gallimard « Folio » (1982)
1ère édition aux éditions Gallimard la « Blanche » en 1966

 

La douleur porte un costume de plumes : Max Porter

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« La douleur porte un costume de plumes » et s’appelle Corbeau. Surgi des ténèbres de la nuit, gigantesque, l’ « œil de jais brillant », Corbeau s’invite chez une famille d’hommes dont la mère vient de mourir. Attiré par le chagrin du deuil, qui laisse le père hagard et les deux petits garçons dans l’incompréhension, il s’en va toquer à la porte de leur appartement londonien, tel l’oiseau de malheur du poème d’Edgar Allan Poe (The Raven ). Autrement plus bavard que cet illustre cousin littéraire, Corbeau devient le compagnon insolite de cette famille meurtrie. Max Porter, dans ce premier roman, met en scène un drôle de corvidé croassant, éructant et philosophant, parfois même plaisantant (noir l’humour, tout de même) et maternant (deviendrait-il une mère de substitution ?!)

Il diffère également de « Crow », la figure mythique, cynique et cruelle des poèmes de Ted Hughes, objets d’étude passionnée du père qui, avant que le malheur ne frappe, s’apprêtait à écrire un essai intitulé : Ted Hughes, le Corbeau sur le divan : une analyse sauvage.

Corbeau, oiseau étonnant, déconcertant, se fera le témoin précieux de la peine de chacun et reliera, en les sortant du désespoir, le père et ses deux fils. Corbeau, oiseau de malheur, charognard, mais aussi, contre toute attente, messager de vie. Voici comment il se définit :

« Dans d’autres versions je suis docteur ou fantôme.

Parfaits stratagèmes : docteurs, fantômes et corbeaux.

Nous pouvons faire ce que les autres personnages ne

Peuvent pas, manger la tristesse par exemple, ou renfouir

Les secrets, ou mener des batailles homériques contre le

Langage et Dieu. J’étais excuse, ami, deus ex machina,

Blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet,

Revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ».

Sa mission est grande. Il déclare au père, alors qu’il vient de s’engouffrer dans l’appartement au beau milieu de la nuit : « Je ne partirai pas tant que tu auras besoin de moi ». Il a pris soin également de parsemer de ses grosses plumes noires les oreillers des enfants endormis.

Existe-t-il réellement ? Ou n’est-il qu’un songe, une chimère ? Car l’ombre du corbeau plane depuis longtemps sur cette famille. Le père est un fervent admirateur de Ted Hughes qu’il a eu la chance de rencontrer dans des circonstances tragi-comiques ; cet épisode, à la fois raté et émouvant, fait partie de la mythologie familiale et les deux garçons n’en finissaient pas d’en entendre le récit, et d’en rire avec leurs deux parents.

Réel ou non, ce volatile leur apportera en tout cas une aide considérable. Il encouragera le père à poursuivre l’écriture de son essai car la poésie et la force des mots nourrissent les âmes en peine. Quant aux garçons, Corbeau les régalera d’histoires étranges, les plongera dans l’univers quelquefois noir des contes de fées mais d’où l’on ressort grandi, et souvent victorieux. Il les transformera en héros et participera à tous leurs jeux imaginaires. Il veillera sur eux, telle une mère sur ses petits, et gare à ceux qui convoitent le nid : tout de rage et de fureur, redevenant sanguinaire, Corbeau jouera de son bec acéré et affrontera tous les démons.

Un univers très singulier, d’une beauté à la fois morbide et poignante. L’écriture alterne les récits de Corbeau, du père et des garçons (qui s’expriment tous deux étrangement d’une même voix). Elle mêle les registres (poétique, philosophique, rageur, grinçant, douloureux, cru, tendre) et travaille sur le rythme. Quand c’est Corbeau qui parle, l’écriture s’emballe, crache, hoquète, éructe, soupire…et ironise ; car il joue le bougre et aime nous prendre à rebrousse-plume :

« Baisse la tête, deux pas, regarde.

Baisse la tête, un saut, vacille.

Lève les yeux. « KRAAH FORT ET RAUQUE

AVEC DES ACCENTS INDIGNES »

(Guide Collins des oiseaux, p.45).

Baisse la tête, capsule, trifouille.

Baisse la tête, clampine, sautille.

Il a beaucoup à apprendre de moi.

C’est pour ça que je suis venu. »

Et quand c’est au tour du père et des garçons, l’écriture se pose un peu, devient déchirante et serre la gorge. Chacun a ses souvenirs avec elle, la compagne et la maman. Chacun s’exprime à tour de rôle, s’avance sur la scène de l’émotion, du chagrin nu.

« La maison devient une encyclopédie physique d’elle

sans elle, ça n’en finit pas de me secouer et c’est

la principale différence entre notre maison et celles

où la maladie a fait son œuvre. Pendant leur dernier jour

sur terre, les malades ne laissent pas des mots sur les

bouteilles de vin rouge, disant « PAS TOUCHE AVEC

TES SALES PATTES. » Elle ne passait pas son temps à

mourir, et il n’y a pas de détritus de soins,

elle passait simplement son temps à vivre, et ensuite elle

est partie ».

Père et fils sont personnages d’une tragédie qui les terrasse, les dépasse, et Corbeau permet aux mots de sortir de leur prison de douleur. Pas de dialogues mais des solitudes qui se côtoient, des voix qui transportent. On pense aux tragédies grecques, avec les chœurs, et aussi à l’écriture poétique, narrative, du Crow  de Ted Hughes : on retrouve les mêmes jeux typographiques, la même écriture en vers libres et des échos de noirceur qui se répercutent.

Mais Max Porter y apporte en plus de la lumière, de la vie qui font de ce roman une œuvre solaire et très singulière. L’écriture déroute souvent car elle emprunte à des registres différents et est très fragmentaire. De plus, les tirades de Corbeau sont volontiers énigmatiques. Mais j’ai profondément aimé. Je me suis laissée porter, envoûter. J’en ai souligné des passages, inséré bien des marque-pages, comme autant de plumes que Corbeau aura laissées sur son passage.

Un premier roman d’une grande intensité, qui se partage, assurément. A lire les billets d’Hop ! sous la couette, de Dans la bibliothèque de Noukette, de Mots pour mots, d’Au milieu des livres, des Livres de Folavril et du Blog de Krol (si vous aussi l’avez lu, donnez-moi votre lien, je m’empresserai de lire votre chronique).

A lire aussi le cycle de « Crow » présent dans les Poèmes (1957-1994) de Ted Hughes (éd. Gallimard « Du Monde Entier ») et The Raven  d’Edgar Allan Poe, traduit par Stéphane Mallarmé dans les Contes, Essais, Poèmes (éd. Robert Laffont « Bouquins »)

 

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Photo publiée sur le site du Telegraph

Publié aux éditions du Seuil en janvier 2016.
Traduit de l’anglais par Charles Recoursé.

Tryggve Kottar : Benjamin Haegel et Marie Boralevi

 

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Tryggve Kottar vit en ermite « à la lisière d’une forêt, là-haut dans le grand froid », quelque part en Scandinavie. Il est arrivé un jour au volant de sa « Blue Star » 1978 dans ce coin isolé, à l’écart du hameau de Flötbäcksles gens scrutent « l’avenir avec indifférence » et cultivent « une douce résignation noyée dans l’aquavit de pommes, de prunes et d’airelles ». D’où vient-il, pourquoi est-il ici, on ne le sait pas. Ce que l’on sait en revanche c’est que la rencontre qu’il va faire avec un élan, à la saison des amours, va profondément perturber le cours de sa vie qu’il souhaitait rassurante, paisible, immobile, entièrement vouée à la contemplation de la nature et au travail du potager. Ce premier roman de Benjamin Haegel, illustré par l’artiste-graveuse Marie Boralevi, est une fable étrange et envoûtante qui mêle et fait s’affronter l’humain et l’animal. La fascination, la peur et le trouble érotique se bousculeront dans l’esprit de Tryggve Kottar. La Nature deviendra-t-elle trop grande, trop sauvage pour lui ?

La vie que menait Tryggve Kottar jusqu’à présent était bien calme et ne sortait pas du cadre qu’il avait soigneusement délimité : cultiver ses légumes, fendre du bois, observer la nature, les animaux, les insectes, se chauffer au soleil, se « couler » dans son fauteuil « capitonné aux oreilles Wings », se faire une infusion et monter se coucher dès les premiers bâillements le bougeoir à la main et un bonnet de nuit sur la tête. Toute une série de rituels qu’il a mis en place afin que les jours se succèdent paisiblement, sans se violenter, sans s’inquiéter, juste en prenant soin de se nourrir, se chauffer, stopper au besoin les pensées vagabondes, aventureuses, tout en restant attentif à la forêt, au ciel, aux cours d’eau…

« En voilà une vie calme. Je me sentais tiré d’affaire, sauf. Mes jours coulaient, heureux. Je florissais. Je me mouvais aisément en ces lieux. Une vie sans espoir, mais, en contrepartie, sans désespoir non plus. Ni haut ni bas. Un bonheur stable et rigoureux, envié de tous. Tandis que le monde se tue à la tâche, je reste là, béat et satisfait. La Terre peut s’inonder, Tryggve Kottar, sur sa colline, demeurera. Je souris à cette idée et avale ma dernière pomme de terre. Je suis si paisible ! »

Un retour à la nature pour se protéger et faire de son foyer « un havre ». Ne fréquenter les hommes que par absolue nécessité : Tryggve Kottar ne descend au hameau que lorsqu’il échange ses légumes contre le pain d’Anton le boulanger ; il n’aime guère ces moments-là…

Il y a dans l’univers de Tryggve Kottar une certaine félicité mais aussi une menace, sourde. Son quotidien est certes rempli de joies simples, de besoins vite satisfaits, de cadeaux que lui prodigue la nature mais la sérénité n’est pas constante. Ainsi, l’automne, lorsqu’il arrive, lui provoque toujours un « léger pincement au cœur, dont la signification restait une énigme » ; et l’hiver le confronte à l’ennui, quelquefois douloureux. De plus, il préfère les nuits aux jours, se sentant davantage à l’abri lorsqu’il rêve :

« Plus que mes jours, j’aimais mes nuits. Tous mes sens étaient présents, quelquefois même plus affûtés. L’agaçante notion du temps se dissipait et ne revenait, douloureuse, qu’au réveil. Je visitais d’étranges contrées, survolais de hautes montagnes, rencontrais toutes sortes d’animaux et au matin j’interprétais ces images et leurs mystères d’une façon arrangeante ; inutile de se tourmenter. Je me couchais de plus en plus tôt, au premier signe de fatigue, et je siestais jusqu’à trois fois par jour. Tout était prétexte à dormir et à rêver et pour cela mon fauteuil était remarquable ; entre ses bras je m’endormais d’un battement de cils ».

Ses angoisses diffuses trouveront leur support lorsqu’il sera confronté à un élan, majestueux et massif, en plein rut, dont les brâmes et les accouplements violents perturberont ses nuits chéries. Il se réveillera chaque matin fourbu, désorienté et redoutera à chaque instant de tomber nez à nez avec cet animal « libidineux », « imperturbable », au membre génital impressionnant, presque fantastique.

La rencontre entre l’homme et l’animal vire au duel et Tryggve Kottar ne se sent pas de taille :

« J’avais l’étrange impression qu’il me lançait un défi, que je ne savais comment relever. Je ne pouvais pas rivaliser avec un élan. Je ne rivalisais déjà pas avec un homme. Mon dos était fragile, mes bras maigres, mon visage fantastique. De plus, j’étais acariâtre, misanthrope et sans ambition. J’étais accompli dans ma veulerie, on ne pouvait faire mieux ».

Le récit alors s’emballe, dans une sorte de transe, de même que croissent la peur et le désir mêlés de Tryggve Kottar. La nature, dans ce qu’elle a de plus sauvage, de plus vivant, enfièvre son corps et son esprit. Jusqu’où ira Tryggve Kottar ? Quelle part sera victorieuse : l’animalité ou l’humanité ? L’homme sera-t-il terrassé par l’élan ?

L’écriture de Benjamin Haegel m’a véritablement happée. Touchant à la fois les sens et l’analyse, l’introspection, elle questionne singulièrement la raison, le désir, la violence. Son style élégant, volontiers recherché, s’ensauvage aussi de notes crues et nous trouble vraiment.

Les illustrations de Marie Boralevi complètent à merveille cette fable étrange. Ses personnages mi-hommes, mi-bêtes, tout de plumes, poils, bois, guerrières et guerriers effrayants, menaçants ou blessés, semblent sortir des rêves de Tryggve Kottar et nous entraînent dans une danse vaudou, chamaniste.

 

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J’ai eu la chance de voir ses dessins exposés lors du Festival du Premier Roman de Laval en Mayenne, au sein du Musée d’Art Naïf et des Arts Singuliers où avait lieu une rencontre avec l’éditeur du Chemin de Fer, François Grosso, accompagné de deux auteurs de son catalogue, Benjamin Haegel et Michèle Lesbre. Ses « figures chimériques », pour reprendre l’intitulé de l’exposition, dans leur taille originale étaient réellement marquantes. Je vous invite à visiter son site pour mesurer la force de ses œuvres.

C’était donc le deuxième volet de mes découvertes des Editions du Chemin de Fer, après Inquiétude de Michèle Lesbre et Ugo Bienvenu. Je serai très heureuse de les poursuivre cet été avec Anne, du blog Des Mots et des Notes, qui m’a très gentiment invitée à participer à une semaine thématique consacrée à l’éditeur. A bientôt donc, et d’ici-là, n’hésitez pas à vous plonger dans le catalogue de cette savoureuse et nécessaire maison d’édition.

 

Publié par Les Editions du Chemin de Fer en mars 2015.
Coll. « Voiture 547 »

Epépé : Ferenc Karinthy

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Après Un temps de saison de Marie Ndiaye, c’est au tour de Epépé de Ferenc Karinthy de nous plonger au cœur du bizarre. Ces deux romans ont ceci de commun qu’ils transportent leur personnage principal dans un monde qui devrait être familier mais qui s’avère inquiétant, menaçant, et tout à fait autre : les codes échappent complètement aux héros qui, ne maîtrisant plus rien, doivent décupler des forces inouïes pour créer du sens, s’adapter à leur nouvel environnement, s’en extirper et retrouver l’univers qu’ils ont quitté.

Epépé relate l’histoire de Budaï, un linguiste de renom qui, alors qu’il devait se rendre à Helsinki pour un congrès, se retrouve dans une ville inconnue dont ses habitants parlent une langue qu’il n’a jamais entendue. Il s’est endormi dans l’avion qui devait le mener au congrès et l’appareil a atterri dans une ville étrange, immense, surpeuplée, grouillante de vie et de mystères.

Epépé a été publié en 1970. Son auteur hongrois, Ferenc Karinthy (1921-1992), est relativement peu connu en France. Seules trois de ses œuvres ont été traduites en français, dont Epépé, qui a permis à l’auteur de se faire joliment remarquer. J’avais repéré ce titre quand je travaillais en librairie. Il était alors édité par Denoël, dans la collection « Denoël & d’ailleurs » (en 1999 et 2005). Puis, c’est Zulma qui l’a repris en 2013. Il faisait figure de livre étrange, inclassable, et ses aficionados, quand ils en parlaient, avaient de drôles de lueurs dans les yeux. Ce n’est qu’aujourd’hui que je le lis et je tiens à m’excuser auprès des personnes qui me l’avaient chaudement recommandé. C’est un livre que j’ai trouvé effectivement marquant, singulier, par moment hallucinant, et éprouvant ( ! ) Je ne cache pas que j’en ai trouvé la lecture quelquefois difficile car il n’y a aucun temps mort, aucune pause : le héros, se heurtant à un monde qu’il ne comprend absolument pas, cherche sans s’interrompre des clés (il faut dire que c’est une question de survie ! ) Il observe, il analyse, il creuse, sans faiblir, il cherche encore et encore et nous fait participer à sa quête du sens. Un livre donc qui se « mérite » mais quel plaisir de se laisser plonger dans l’inconnu, l’insaisissable !

L’inconnu, nous y sommes confrontés dès le début du livre lorsque Budaï se réveille dans l’avion qui vient de se poser. Il est emporté d’emblée par un mouvement qu’il ne contrôle pas. Les passagers descendent de l’appareil, il est entraîné par la foule, englouti dans l’agitation de l’aéroport, prend le bus que tout le monde prend pour se rendre au centre-ville et se retrouve dans un hôtel face à un réceptionniste qui le presse de se faire enregistrer. Mais quelle est la langue que celui-ci parle ? Budaï n’en sait fichtrement rien, il a beau chercher de l’aide autour de lui, personne ne le comprend et il ne comprend personne :

 (…) il a beau poser et répéter ses questions dans toutes les langues qu’il connaît, aller jusqu’à crier le mot « information », on lui répond chaque fois de cette même manière incompréhensible, sur cette intonation inarticulée, craquelante : ébébé ou pépépé, étyétyé ou quelque chose comme ça ; ses oreilles raffinées et habituées à capter les consonances les plus variées et à distinguer les nuances, n’entendent pourtant cette fois que des grognements et des croassements.

Il a le tournis. Et la foule emplit le hall de l’hôtel, déborde sur le trottoir. Pourquoi y-a-t-il autant de monde ? La foule est partout, les gens s’affairent, pressés, font peu cas de lui, le bousculent. Il est plongé au cœur d’une masse, incompréhensible :

 Le hall ne désemplit toujours pas, Budaï est bousculé, comprimé, il doit se frayer un chemin jusqu’au tourniquet de sortie (…) Dans la rue la cohue n’a pas diminué non plus, la multitude tangue, oscille dans tous les sens formant des courants et des tourbillons. Tout le monde est pressé, halète, joue des coudes dans la masse ; une petite vieille, un foulard sur la tête, pétarade à côté de lui en lui donnant un coup de pied dans la cheville et accessoirement quelques coups de coude dans les côtes. Sur la chaussée, les véhicules se suivent de près en essaims tout aussi denses, s’agglomèrent et redémarrent sans laisser nulle part une chance aux piétons de traverser, formant constamment des bouchons en un incessant fracas de moteurs et de klaxons(…)

Il parvient cependant à se faire remettre une clé de chambre par le guichetier de l’hôtel qui lui substitue au passage son passeport, le privant ainsi de son identité ! Un départ narratif donc sur les chapeaux de roues. Et le rythme ne faiblira pas jusqu’à la dernière page. Les situations problématiques s’accumulent, malmenant de plus en plus Budaï. L’écriture serrée, sans temps mort, ne nous laisse pas respirer. Il y a notamment peu de blancs typographiques : peu de découpages en chapitres et les paragraphes sont longs et touffus. Budaï et le lecteur seront ballottés de page en page, bousculés et happés par le bruit, l’agitation constante. Les seules pauses ménagées seront les moments de réflexion de Budaï quand il se retrouve seul dans sa chambre, au calme, et tente de déchiffrer, avec analyse et force concentration, cette langue si étrange. Enfin, « pauses » est un bien grand mot car Budaï, en bon étymologiste qu’il est, puise dans toutes ses facultés intellectuelles, éprouve toutes ses méthodes de déchiffrage, épuise toute la vivacité de son esprit et se heurte, encore et encore, au caractère indéchiffrable de cette langue et de son écriture.

Une bonne âme heureusement lui apportera un peu de réconfort. La liftière de l’hôtel en effet n’est pas insensible à son charme et partagera avec lui des moments de sensualité et d’apaisement. Dédé, Edédé, Tété ou Bébé (il ne saisit pas bien son prénom, les sonorités de cette fichue langue ne cessent de lui échapper) sera la seule personne avec laquelle il pourra communiquer. Cela sera par contre au-delà des mots, seules compteront l’intonation et la douceur des corps. Il la perdra malheureusement de vue, tous deux happés par l’agitation de la ville.

Budaï est cependant combatif, et n’aura de cesse, tout au long du roman, de chercher à quitter la ville, à la fuir, à défaut d’en comprendre ses habitants. Mais la ville est mouvante, tentaculaire, semble n’avoir pas de fin. Budaï n’arrive pas à atteindre la périphérie. Toujours des voitures, du monde, même dans des endroits tels que les cimetières, les églises, les abattoirs ( ! ) Un défilé permanent, harassant, hallucinant. Mais Budaï ne renonce pas :

 (…) il s’engage à rester dans la ville encore une année ou deux, voire même cinq ou dix, à condition d’avoir la certitude de pouvoir entrer chez lui ensuite. A condition d’avoir la possibilité de compter à rebours les jours, les semaines, les mois qui restent.

Ou alors, n’y aura-t-il pas de retour ? Est-ce ici sa dernière station, l’ultima Thulé des antiques où il devait échouer, quelle qu’ait été sa destination, Helsinki ou toute autre, et où tôt ou tard tous les hommes échouent ?

Epépé, ou le cauchemar éveillé d’un homme qui, en dépit de ce qu’il est, et de ce qu’il avait, se heurte à l’échec, l’incommunicabilité, peut-être même à l’insoluble. Le mauvais sort, l’arbitraire, ont bouleversé sa vie. Il est plongé constamment dans l’inconnu et la solitude. C’est terrible, profondément absurde. Cela m’a fait froid dans le dos.

Edité par Zulma en 2013, collection Poche.
Traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy

Un temps de saison : Marie Ndiaye

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Voici la première chronique de la rubrique Passeport pour l’étrange. J’ai le grand plaisir de vous parler de Marie Ndiaye, dont j’apprécie tant l’écriture ! Temps de saison inaugure à merveille cette nouvelle rubrique.

N’avez-vous jamais eu envie de prolonger vos vacances d’été, dans ce petit village charmant, reposant et ensoleillé où vous avez pris vos habitudes en y revenant chaque année et qui vous berce en faisant s’écouler les jours doucettement, loin du tumulte de la vie citadine ? C’est la tentation à laquelle a cédé une famille parisienne, peu pressée de faire sa rentrée. Au lieu de quitter sa maison de vacances le 31 août, elle décide sur un coup de tête de reporter son départ le 2 septembre. Elle apprendra à ses dépens qu’on ne perturbe pas impunément le protocole des vacances : celles-ci ne doivent jamais empiéter sur le mois de septembre. Le petit village souriant devient menaçant, lieu de cauchemar, et la douceur du climat cède le pas à un froid humide qui vous glace les os, et l’âme…

Marie Ndiaye nous fait basculer d’emblée dans l’étrangeté. Le début du roman s’ouvre sur Herman à la recherche de son épouse Rose et de leur petit garçon qui étaient partis chercher des œufs à la ferme voisine et ne sont toujours pas revenus. Le soir venu, inquiet, il s’adresse tout naturellement à la fermière, à la gendarmerie et à la mairie mais personne ne semble avoir vu Rose et l’enfant et d’ailleurs, personne ne semble s’en alarmer. Herman se heurte à une écoute polie, distante, lorsqu’il évoque la disparition. Surpris par l’indifférence des villageois et par la pluie qui s’est mise à tomber et s’intensifie, le faisant grelotter dans ses habits d’été, il se sent bien seul sur les chemins et dans les ruelles désertes.

Herman est affolé bien sûr, et en colère contre ces gens qui font si peu de cas de son histoire alors qu’ils le connaissent de vue depuis le temps, c’est sûr ! Il est aussi troublé car si chacun l’accueille sans manifester la moindre empathie, ce n’est jamais sans se départir d’une exquise politesse. Nul n’est avare de sourires enjôleurs et de gestes enveloppants lorsqu’il s’agit d’accueillir des étrangers. C’est la tradition dans ce village, un art de vivre, qu’Herman a toujours apprécié durant l’été. Mais rien ne semble avoir de prise sur cette bienveillance, tout glisse, tout est impénétrable.

Herman heureusement va se trouver un allié en la personne d’Alfred, président du syndicat d’initiative qui dirige aussi le comité des fêtes. Peut-être pas la personnalité la mieux appropriée, de par ses fonctions, pour lui permettre de retrouver sa famille, mais qui va lui apprendre les codes et l’étiquette du village. Lui aussi en a été victime et a dû les assimiler, en tant qu’ancien parisien. Herman découvre ainsi, en devenant pensionnaire d’un hôtel au cœur du village pour mieux s’intégrer, une véritable société secrète dirigée par les commerçants qui tolère les vacanciers, les étrangers, les Parisiens, uniquement l’été.

A lui de faire preuve de bonne volonté s’il souhaite résider plus longtemps parmi eux, c’est-à-dire qu’il doit s’armer de la même délicatesse et préciosité lorsqu’il s’adresse à autrui, sans jamais perdre son calme ni poser des questions intrusives, inconvenantes. Alors seulement pourraient réapparaître Rose et l’enfant. Mais cette politesse, qui l’effraie quand même car il sent que le moindre faux pas peut lui être fatal, va finir par l’engourdir. Cette volonté de ne pas provoquer de heurts le plonge peu à peu dans une léthargie, encouragée par le climat froid et hostile qui ne l’invite guère à sortir de sa chambre. Son état de santé d’ailleurs se détériore de jour en jour, la pluie semblant littéralement le liquéfier.

Marie Ndiaye excelle à faire surgir l’étrange dans ce qui nous semblait familier, rassurant. Quelle belle trouvaille d’utiliser la civilité, les sourires, l’amabilité, tout ce qui régit nos rapports quotidiens, pour plonger un individu dans le désarroi et l’angoisse. Les codes ne lui appartiennent plus et la bonhomie affichée des villageois durant l’été devient menaçante. Même leur physique de « bons vivants » est effrayant : des joues rubicondes, des mollets athlétiques habitués à affronter les intempéries climatiques, font paraître Herman encore plus faible, plus exsangue. La bonne santé devient vénéneuse, toxique.

Marie Ndiaye se joue des clichés. A partir des figures du Parisien en vacances, des autochtones méfiants et des commerçants cupides, elle élabore non pas une farce mais une histoire réellement inquiétante. On bascule même dans l’épouvante quand on découvre avec Herman que tous les habitants ont les cheveux du même blond très pâle, les rendant monstrueux, un peu comme dans le film Le Village des damnés !

Et l’étrange est accentué par l’écriture, rigoureuse. Les mots sont précis, la langue plutôt classique. L’écriture propose un cadre bien défini, mais qui n’explique pas. Le bizarre est montré, bien en face, mais le lecteur n’aura pas la clé. Il éprouve du malaise, du mouvant, tout se transforme, continuellement, et on ne peut rien y faire.

C’est ce que j’aime chez Marie Ndiaye : il faut s’accommoder de l’incertitude et de l’irrationnel, c’est là, c’est comme ça. Tout est appelé à se dénaturer et les êtres qui jusqu’à présent nous semblaient les plus proches peuvent se dérober et vivre leur existence propre tout à fait sans nous.

Je vous invite à lire également Autoportrait en vert, paru aux éditions Mercure de France dans la collection « Traits et portraits ». Cette collection se présente comme autobiographique et Marie Ndiaye s’en affranchit de façon troublante. Son récit se pare d’éléments fantastiques et les photos qui l’accompagnent, comme c’est d’usage pour cette collection, sont celles de parfaits inconnus et non de sa famille. Même au sein de l’intime, elle laisse surgir l’inattendu, le flottant, en tout cas l’indéniable et envoûtante poésie.

Paru aux éditions de Minuit dans la coll. « double« .
Sorti initialement en grand format en 1994