Voici un deuxième billet qui s’inscrit dans la semaine thématique consacrée aux Editions du Chemin de Fer et passée en compagnie d’Anne, durant laquelle nous vous proposons des lectures vagabondes au fil de nos envies afin de vous (nous) familiariser avec leur catalogue. Après avoir été plongé(e)s dans Un matin de grand silence d’Eric Pessan et Marc Desgrandchamps, je vous propose aujourd’hui de vous laisser happer par la nuit de Violette Leduc dans le très beau texte Je hais les dormeurs (publié initialement en 1948 dans la revue littéraire L’Arbalète), vu par Béatrice Cussol. Prenez sans hésiter un aller simple et voyagez dans l’écriture foisonnante, fantasque et charnelle de Violette Leduc (1907-1972).Une femme est allongée, la nuit, aux côtés de son amant qui dort. Elle, par contre, est parfaitement éveillée et l’inertie du dormeur l’irrite, l’angoisse. Magicienne des mots, dans un monologue qui troue le silence, elle pare alors la nuit de couleurs vives, crues, bizarres qui trouvent une juste résonance avec les illustrations de Béatrice Cussol. Interpellant, invectivant, le dormeur – et le lecteur – la narratrice se fait l’ambassadrice de nuits de ténèbres vivantes défiant la mort, embarquée sur « une péniche d’anthracite » ; des nuits assurément plus belles que nos jours…
Voici les premières lignes :
« Je hais les dormeurs. Ce sont des morts qui n’ont pas dit leur dernier mot. Ils méconnaissent la nuit quand elle est pleine. Je ne veux pas qu’on la répudie. Je veux que l’on se place sous les corbeaux qui abritent les terres de minuit avec leurs ailes ouvertes. Je ne peux pas guerroyer avec les dormeurs. Leur sommeil est plus fort que ma guerre. Il emporte tout. »
Elle va parler de la nuit avec une poésie qui emporte tout sur son passage. Des flots de paroles, d’images, nous engloutissent et se jettent sur les corps mous, faussement anesthésiés, des dormeurs ; ceux-ci sont dans un entre-deux qui l’effraie, prisonniers des limbes, à mi-chemin de la vie et de la mort. Ils arborent « un visage d’ange », ont un « front de miel » mais si on les secoue, les voilà se transformant en « une bête écartée d’un os ». Elle utilise des images d’animaux (oiseaux, chauve-souris, batraciens, cheval…), de paysages, de fleurs, de champs, de barque, de rails…Faune, flore, objets, tout est convoqué pour évoquer et célébrer la nuit. Une vie qui pétarade au cœur des ténèbres avec ses beautés, ses bizarreries et qui peut se teinter de rouge : la narratrice n’est-elle pas soulagée d’entendre toute une nuit les coups de hachoir assénés par un garçon boucher fendant le silence et les os, sacré ainsi « tambour de la nuit » ?
Aux côtés de son amant endormi, elle s’irrite « avec le talon de la danseuse espagnole ». Avec trompettes et castagnettes, elle l’entraîne alors dans la « générosité de la nuit » et se fait guide :
« La nuit, avec ses sombreros et sa douceur de suie, est prête partout mais tu ne peux, dormeur, la prendre en mille endroits. Je t’aiderai. Cours plus vite que le coureur professionnel. Ne ralentis pas. Tu es ma grave expérience. Prends-toi par le bras. Epouse-toi au fond d’un ventre de ténèbres, solitaire. J’admirerai tes épousailles singulières. Tu récolteras à la fin de la nuit la perle fine de l’aurore ».
En plus des mots, elle s’aide aussi de ses lèvres qui se posent sur celles du dormeur. Puis elle se jette sur sa poitrine et sa main s’empare du sexe de l’amant, « les pétales d’un bouquet qui ne se fanera pas », « tellement plus chaud », « plus important qu’un bouton de coquelicot ». L’écriture s’envole, se déploie davantage : le sexe est une fleur, un oiseau des îles, des « graines de semence », une « torche de vie », un sécateur, un revolver…Des paroles d’amante gourmande, affamée.
On retrouve cette folle énergie dans les illustrations à l’aquarelle de Béatrice Cussol. Il y a du mouvement, des éclaboussures. Du bizarre, du monstrueux. Des personnages étranges, entaillés, cousus, dévorants et dévorés, entraînant le lecteur dans une ronde fantasque. Il y a une esthétique dérangeante mais aussi ludique : une beauté de « freaks », de cartoon effrayant aux couleurs crues, qui brasse à pleines mains et touille les fantasmes et la verve poétique véhiculées par l’écriture de Violette Leduc.
C’est le premier texte de Violette Leduc que je lis. Je suis contente de l’avoir lu avant d’autres de ses écrits, comme La Bâtarde, La Folie en tête ou Ravages. Je me faisais l’idée – réductrice – d’une écrivaine « enfermée » dans l’autofiction, dans ses expériences douloureuses (elle est née fille illégitime, reniée par la haute bourgeoisie et vécut des relations intenses avec des amants et des amantes), dans un rapport à l’écriture définie par le manque, la faim. Il y a une faim effectivement dans Je hais les dormeurs mais plus qu’ une faim basée sur des éléments autobiographiques, il y a une faim du langage, de la puissance poétique, qui est saisissante.
J’espère que vous aussi serez transporté(e)s par cette écriture.
Je vous invite également à découvrir d’autres œuvres de Béatrice Cussol sur le site d’exporevue.com et à lire son interview.
Et bien sûr lisez, si ce n’est déjà fait, le billet d’Anne qui, pour ce deuxième rendez-vous, a lu Le jeune homme qu’on surnommait Bengali de Louis-René des Forêts, vu par Frédérique Loutz.
Publié par les Editions du Chemin de Fer en novembre 2006, réédité en novembre 2010.
Publié également du même auteur, chez le même éditeur : La main dans le sac