Naya ou la messagère de la nuit : Philippe Lechermeier et Claire de Gastold

 

Une plongée dans les rêves, dont la douceur triomphe de la guerre ; les hommes d’un village qui doivent leur salut à la force des femmes ; une jeune fille, Naya, au courage extraordinaire, messagère de vie et d’espoir ; une nuit aux beautés foisonnantes auxquelles les fusils et la cruauté des hommes ne résisteront pas ; des oiseaux échappant aux griffes des fauves, s’envolant toujours plus haut : tels sont les éléments de ce très joli conte, Naya ou la messagère de la nuit. La plume de Philippe Lechermeier, guidée par la délicatesse et l’amour porté à son héroïne, et les illustrations de Claire de Gastold, étourdissantes de couleurs et de poésie onirique, sont une véritable invitation au voyage, au cœur d’une nuit inoubliable…

Naya vit dans un village en lisière de jungle tropicale. Un véritable jardin d’Eden. Tous les jours, elle traverse la végétation luxuriante, défie sa peur du léopard, qui peut se cacher « derrière chaque arbre, derrière les feuilles que l’oiseau dérange ou les herbes que la gazelle foule » et se rend tout en haut de la montagne car elle est l’assistante du vieux maître Yacouba.

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Tous deux modèlent la terre rouge que l’on trouve au bord de la rivière. Sont sculptées des briques, ainsi que des figurines représentant les hommes du village. La tradition veut que chaque naissance masculine soit célébrée par le modelage d’une nouvelle silhouette et les doigts fins, très agiles de Naya parviennent à « donner vie à la terre ».

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Naya a un autre don : elle sait faire disparaître les cauchemars de ses proches en soufflant à l’oreille des dormeurs tourmentés des « rêves colorés ». Elle protège ainsi de sa voix douce et chuchotante ses petits frères et sœurs, les transportant dans un monde fabuleux d’oiseaux, de fleurs et de nuages.

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Mais un jour funeste, la guerre surgit. Le mur construit avec les briques tout autour du village pour le protéger n’a pas suffit à arrêter de mystérieux envahisseurs. Ils semblent venir d’une autre planète, menaçants avec leurs armures dorées et leurs capes noires. Ils possèdent des armes redoutables et paraissent invincibles.

« Flèches comme milliers de guêpes et de frelons.

Balles de fusils comme pluie de feu.

Boulets de canon comme foudre de pierre.

Pendant plusieurs jours, la guerre s’abat sur le village.

Elle blesse corps et âmes, hommes et femmes,

parents et enfants (…) »

 

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Ils ont détruit les figurines de terre devant la maison du vieux Yacouba. Et les oiseaux fuient devant ces fauves rugissants, les crocs acérés ; ne restent que les vautours, gris et noirs. Le village est vaincu après une rude bataille. Le chef de ces guerriers venus de nulle part salue d’une bien étrange façon le courage des villageois qui se sont vaillamment défendu : il épargnera les femmes et les enfants qui pourront partir au petit matin en emportant tout ce qu’ils peuvent, tandis que les hommes resteront captifs, lui appartenant désormais corps et âme. Cruel marchand d’hommes…

Naya ne peut se résoudre à un tel chagrin, à quitter son père et le jeune homme dont elle était secrètement amoureuse. Elle mobilise alors tout son courage au cours de cette nuit ultime qui précède le départ. Alors que tout le monde est endormi, elle affrontera les ténèbres de la jungle et les yeux brillants des prédateurs. Et elle chuchotera, encore une fois, de sa voix apaisante, murmurera à l’oreille des femmes pour créer, modeler, le rêve le plus beau qui soit :

« A l’oreille de ses cousines

et amies, à l’oreille de ses voisines, de toutes les femmes du village,

elle souffle le même rêve. Et la nuit redevient calme comme autrefois.

Comme avant que la guerre n’ait pénétré dans le village.

Et toutes les femmes font le même rêve.

Un rêve de force et de courage ».

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L’écriture de Philippe Lechermeier nous enveloppe, comme la voix délicate de Naya. Elle est chaleureuse, émouvante, rendant grâce à sa belle héroïne et au courage des femmes. Elle a l’élégance et le charme des contes, nous plongeant dans l’imaginaire délicieux de la nuit et dans l’universalité d’une histoire traversée par de belles valeurs où le salut se trouve dans la générosité, la douceur et la puissance des rêves.

Les illustrations de Claire de Gastold subliment littéralement le texte. Le travail de la couleur est remarquable, tout en éclat, lumière et profondeur avec ce magnifique bleu de nuit (La couverture est saisissante, attire immédiatement l’œil ; je vous mets au défi d’y résister ! )

Les pages fourmillent de détails exquis, à la façon du Douanier Rousseau, qu’on prend grand plaisir à examiner, tout comme on décortiquerait un rêve, avec gourmandise, ravis de toute cette généreuse exubérance. Et les oiseaux…quelle réussite ! Il y en a de toute sorte, arborant de si beaux plumages : flamants roses, colibris, perroquets, toucans, aigles, aigrettes… Ces messagers des beautés de la nuit et des espoirs du jour, ces passeurs entre les mondes, s’élèvent bien haut, au-dessus du tumulte, jusqu’aux cimes des arbres, des montagnes et des rêves…

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Je remercie vivement les éditions Thierry Magnier de m’avoir envoyé cet album. J’ai fait un très beau voyage en sa compagnie.

 

Je vous invite à vous rendre sur la page Facebook de Philippe Lechermeier.

 

Et partez loin, très loin, dans le merveilleux univers de Claire de Gastold grâce à son site.

 

 

Publié aux éditions Thierry Magnier en septembre 2016.

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Une nuit pleine de dangers et de merveilles : Carl-Keven Korb et Kevin Lucbert

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Troisième et avant-dernière chronique de notre semaine Chemin de Fer. Cette semaine est un véritable voyage hors des circuits balisés. Un voyage certes pas des plus tranquilles mais que de belles découvertes ! Pas de standing Première Classe, pas d’air conditionné. Il faut s’accommoder des secousses, du bruit de la machine en marche ou du silence lors des arrêts mystérieux en rase campagne, des fenêtres qui ferment mal laissant fréquemment une poésie de l’étrange et du rêve s’infiltrer dans les voitures. Il faut supporter également d’avoir chaud quand dehors c’est la fournaise et froid quand le vent s’est levé et le givre déposé ; pas de température constante mais des variations, des pics, comme autant de courbes et de reliefs dans la créativité et l’expression. Il n’est pas rare non plus que le train déraille, percuté par une écriture ou un langage graphique. Un voyage pour les lecteurs curieux qui ne craignent pas l’inconfort, les cahots et l’imprévu car ils mettront dans leurs valises de belles émotions artistiques et littéraires. Preuve en est avec ce livre de Carl-Keven Korb et Kevin Lucbert. Pour ce nouveau trajet ils vous titilleront avec leurs mots et leurs images, ne vous laissant pas vous endormir, même s’il s’agit d’un voyage de nuit car la nuit traversée sera intense et effrayante. Une nuit de conte, glaciale et touffue, peuplée de créatures fascinantes et monstrueuses qui vous laissera épuisé(e) au petit matin…

 

« C’était une nuit de cristal. Sous le regard étourdissant d’Orion, le froid rampait sur les rues du village engelé en croassant dans la langue du Nord. Tapies dans les remblais, des araignées de glace tissaient des toiles de métal sur lesquelles des chats imprudents se collaient la langue avant de se faire dévorer. Le moindre souffle, la moindre rumeur se réverbéraient dans toute la vallée. La nuit était belle. Belle et profonde, pleine de dangers et de merveilles ».

 

Une nuit funeste, au cœur d’une région reculée et forestière du Québec, durant laquelle est célébré un horrible mariage : il s’agit de l’union contre-nature du redoutable Tranchemontagne, surnommé « l’ogre de Mont-Vallin », avec la jeune et belle Sédalie Price, fille du président de la Compagnie avide des terres possédées par le monstre. Le village entier est invité à ces noces fastueuses, cruelles et honteuses qui ont lieu dans la maison de l’ogre, « un extravagant palace de planches et de grosses poutres perché sur une colline envahie d’aulnes tordus ». Dans la foule se trouve Samuel, qui aime secrètement la jeune fille. Spectateur impuissant, il se jure de la sauver. Il revient quelques nuits plus tard pour tenter de délivrer la belle, séquestrée dans la demeure du Tranchemontagne.

Aidé de sa fidèle amie Ekho, une mystérieuse présence ailée (un rêve ? une fée ? ), il devra affronter les gardiens, « une bande d’hommes mutiques encapuchonnée de noir » et Gargouille, « un molosse capable de broyer l’acier d’un coup de mâchoire et dont les yeux verts brillaient dans le noir ». Comme si cela ne suffisait pas, la cruauté du Tranchemontagne étant sans limites, Sédalie est prisonnière d’un manteau qu’elle a reçu en cadeau de noces. Cet abominable habit la transforme en bête, « confectionné d’un patchwork de peaux de loup, de sanglier, de martre, de chèvre des montagnes et d’autres créatures orientales plus obscures ». Il lui colle véritablement à la peau, la dévore. Elle ne peut l’enlever sans s’arracher des morceaux de chair. L’amour de Samuel sera-t-il suffisamment fort pour sauver de la monstruosité Sédalie Price ?

L’imagination féconde de Carl-Keven Korb nous plonge dans une nuit folle et sanguinaire, une nuit glaciale, tranchante et acérée comme les crocs de Gargouille. Une nuit noire où brillent les étoiles, une nuit sous le signe d’Orion, la constellation du chasseur. L’écriture fluide et élégante attrape facilement le lecteur, devenant prisonnier d’une histoire vénéneuse dont on voudrait qu’elle se termine bien. Mais les contes ne sont pas tous peuplés de bonnes fées et les ronces qui s’accrochent aux châteaux et aux princes ne disparaissent pas toujours par enchantement…

Les illustrations de Kevin Lucbert complètent admirablement le texte. Ses lignes géométriques bleues comme la nuit représentent des pièces étranges, comme tout droit sorties d’Alice au Pays des Merveilles et qui explorent l’infini à la façon de M.C. Escher.

 

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Il y a aussi quelque chose de ces jeux d’énigmes basés sur l’enfermement, les « Espace Room ». Mais les énigmes ici semblent insolubles : les portes de sortie sont fausses, les forêts ne sont qu’illusions d’optique, peintes sur les murs ou formant elles-mêmes une prison, et le réel, s’il existe, nous échappe sans cesse, le sol se dérobant sous nos pieds.

 

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Les lignes s’opposent à la densité de l’écriture, volontiers foisonnante. Scènes mentales, elles permettent toutes les représentations possibles. Cela les rend d’autant plus inquiétantes. On peut les peupler de toutes les créatures fabuleuses que l’on souhaite et les rares personnages qui apparaissent ne sont que des silhouettes sans visage.

 

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J’ai beaucoup aimé cette forme graphique. Le dessin de Kevin Lucbert est à mes yeux l’une des merveilles de ce livre. Je vous invite à visiter le très beau site de cet artiste. Il est notamment l’auteur de La Traversée (éd. La Cinquième Couche), inspirée en partie d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Les dessins réalisés à l’encre cette fois-ci noire sont magnifiques.

Pour avoir plus de renseignements sur Carl-Keven Korb, c’est par ici. Une nuit pleine de dangers et de merveilles est son premier roman. Et il est d’origine québécoise ; tiens, tiens… 😉

Et bien sûr, ne manquez pas le rendez-vous avec Anne qui nous propose La vague d’Hubert Mingarelli, vu par Barthélemy Toguo.

 

 

Publié par Les Editions du Chemin de Fer en mars 2016

Gustave dort : Albert Lemant

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Aujourd’hui dans Des Livres tous azimuts, il y aura des frissons, du rêve, de l’humour et des gravures…Vos yeux s’écarquilleront d’effroi et se rempliront de merveilles ; alors, prêts ?

Bienvenue dans les nuits de Gustave, des nuits magiques, horrifiques, magnifiques ! Des créatures à foison peuplent son imagination. Elles s’invitent dans sa chambre et l’entraînent dans une folle sarabande, le laissant épuisé et heureux au petit matin, alors qu’il est déjà l’heure de se lever pour aller à l’école…C’est qu’elles sont trépidantes, les nuits de Gustave ! Il y croise Don Quichotte qui l’invite à « trucider des moulins à vent », puis des cosaques sanguinaires, Gargantua, le Chat Botté, Barbe-BleuePerrault, Rabelais, Cervantès, la « sainte Russie » mis côte à côte, cela vous rappelle quelque chose ? Eh oui, nous sommes bel et bien dans l’univers de Gustave Doré. Albert Lemant lui rend un hommage des plus réussis et des plus gourmands. Ses gravures (Albert Lemant a été taille-doucier), exposées dans ce bel album au format à l’italienne, démontrent une imagination truculente et débridée, qui pioche aussi du côté d’Alice au Pays des Merveilles, Tintin, Max et les Maximonstres, Little Nemo, et d’autres…Un formidable voyage dans le rêve, le conte, le bizarre, les peurs délicieuses…Allez, embarquez-vous !!

 

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C’est le musée d’Orsay qui a passé commande auprès d’Albert Lemant pour cet album jeunesse s’inscrivant dans l’exposition Gustave Doré (1832-1883) : l’imaginaire au pouvoir (18 février au 11 mai 2014). Il faut dire qu’Albert Lemant aime les musées. Cet illustrateur, qui est aussi graveur, peintre, écrivain jeunesse et adulte (cf. Bogopol, qu’il a signé Albert Lirtzmann aux éditions Panama, aujourd’hui malheureusement défuntes et qui avaient réédité des titres de La Bibliothèque de Babel, collection de littérature fantastique dirigée par Borges) a conçu et mis en scène plusieurs expositions. En compagnie de son épouse Kiki, plasticienne de son état, il a investi le musée du Quai Branly en 2010 lors de l’exposition La Route des Jeux, présentant une collection de jeux ayant appartenu au pirate Jean Lafitte, qui a réellement existé. Et toujours avec Kiki, il a installé des girafes géantes en papier mâché sorties tout droit de l’album Lettres des Isles Girafines (éd. Seuil Jeunesse), dénonçant avec humour et poésie le colonialisme en Afrique ; on trouve ses girafes actuellement au Museum d’histoire naturelle de Toulouse pour l’exposition Il était une fois…Girafawaland.

Il était normal qu’Albert Lemant croise la route de Gustave Doré, tous deux experts en diversifications artistiques, fantaisistes, oniriques, tous azimuts !

 

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Don Quichotte, Gustave Doré

 

De plus, Albert Lemant fait figure d’autorité en matière de contes et de frousse puisqu’il est l’auteur, entre autres, du désormais classique ABC de la trouille (éd. L’Atelier du Poisson Soluble, 2011) que l’on montre à nos bambins ravis et effrayés dans les écoles maternelles (ma fille Jeanne peut en témoigner) et du désopilant Les Ogres sont des Cons (éd. L’Atelier du Poisson Soluble, 2009).

Un univers « lemantesque » foisonnant, qui se nourrit de plaisirs, de frayeurs, de rêveries échevelées, de voyages au bout du monde et au bout de la nuit, et qui se déploie superbement dans cet album Gustave dort. Les gravures en double-page fourmillent de détails qu’on ne se lasse pas d’observer. Votre petit(e) compagnon (compagne) à qui vous ferez la lecture se sentira l’âme d’un(e) explorateur(trice) en plongeant dans ces illustrations qui remplissent les yeux, prendra plaisir à s’identifier au jeune Gustave et à reconnaître les personnages qu’il croise : oh ! Le Chat Botté ! Et ici, l’Ogre ; là, la Reine de Cœur d’Alice au Pays des Merveilles, ou encore les Trois Brigands (hommage délicieux à Tomi Ungerer). Et tout ce beau monde de s’interpeller, de se courir après, de se faire peur, de se faire tomber dans la marmite de l’un ou dans la grande bouche de l’autre, de se battre comme des chiffonniers…

L’on cherchera également au beau milieu de ce tumulte, dans chaque page, une petite poule couleur « vert Véronèse » qui accompagne Gustave. Voici ce qu’en dit Albert Lemant :

« On raconte qu’un jour en Alsace un petit garçon à qui on avait donné de la peinture mais pas de toile pour peindre n’aurait rien trouvé de mieux comme « support » qu’une petite poule qui passait par-là, et l’aurait entièrement recouverte de vert Véronèse. »

« On dit aussi que cette poule verte hanta longtemps les rêves, souvent noirs, du petit garçon qui, né en 1832, deviendra un des plus grands illustrateurs de tous les temps ».

 

On note ainsi que Gustave Doré était alsacien, de même que Tomi Ungerer (moi-même, du côté de mon père, mais bon, je reste complètement objective quant à la qualité de cet album 🙂 ), ce qui explique les maisons à colombage en toile de fond et les Alsaciennes à coiffe côtoyant Don Quichotte ou le Grand Méchant Loup.

 

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J’espère vous avoir donné l’envie de vous (re)plonger dans l’œuvre d’Albert Lemant. Si vous êtes un tant soit peu sensibles à l’humour, à l’imaginaire, au jeu, au beau, visitez illico le site de l’auteur.

A découvrir aussi (je ne l’ai pas encore lu malheureusement) son dernier ouvrage Encyclopédie de cet idiot d’Albert (toujours à L’Atelier du Poisson Soluble, septembre 2015).

Et rendez-vous à l’exposition de l’Abbaye de l’Escaladieu à Bonnemazon (Hautes-Pyrénées) intitulée Les Très riches heures (non pas du duc de Berry) de Kiki et Albert Lemant !

Publié en coédition par L’Atelier du Poisson Soluble et le Musée d’Orsay (janvier 2014)