Hiver à Sokcho : Elisa Shua Dusapin

Que peut-il bien se passer à Sokcho en plein hiver ? Petite station balnéaire de la Corée du Sud, réputée pour sa réserve naturelle de Seoraksan, sa plage et ses multiples échoppes sur le port rivalisant d’effluves de plats de poissons, calamars et coquillages pour allécher les touristes, elle n’offre guère d’attraits une fois le froid et la nuit installés. Les néons des enseignes deviennent blafards et le rivage balayé par les vents est bien sinistre avec ses barbelés électrifiés rappelant que la Ligne de démarcation avec le Nord est toute proche.  N’y demeurent que ceux qui sont du cru, plongés dans la brume et l’ennui. Et pourtant, débarque un jour à la pension où notre jeune héroïne travaille un Français au regard fatigué, désireux de poser sa valise pour quelques temps. Dessinateur de BD, il semble en panne d’inspiration pour attaquer le dernier tome de la série qui l’a fait connaître. Troublée par cet homme plus âgé qui fait naître en elle autant d’interrogations que de désir et qui la confronte à sa propre histoire – elle est franco-coréenne par son père qui n’était que de passage à Sokcho  – notre narratrice, en plein cœur d’un hiver engourdissant habituellement les corps et les âmes, va s’éveiller à la vie, qui palpite, illumine mais fait aussi souffrir. Elle se sentira peut-être plus proche de cet étranger que de ce qui fut jusqu’à présent son quotidien à Sokcho, marqué par un métissage « source de commérages », un amour étouffant qui la lie à une mère de l’ancienne génération et une relation superficielle avec un jeune homme de son âge.

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Ce premier roman d’Elisa Shua Dusapin, qui a reçu le prix Robert Walser cet été, est fabuleux de finesse et de densité. Court (140 pages), il base son écriture sur l’économie, le soin apporté au choix de chaque mot, chaque situation. Une maîtrise à faire ressentir immédiatement le trouble, le désir, le mal être, l’incompréhension, tout ce que l’on tait, aux autres et à soi-même ; une maîtrise aussi à faire sentir le corps, qui frémit, frissonne, s’agite, peut faire mal…L’art de faire éclore les non-dits, allié à l’ancrage des corps. Une écriture toute en contrastes, étonnante, troublante. A l’image de la préparation délicate du fugu, ce poisson hautement toxique, dans laquelle excelle la mère poissonnière de la jeune femme, qui détient la licence de cuisiner ce plat aussi raffiné que dangereux, nécessitant une éviscération et des ablations minutieuses.

C’est un roman qui m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé cette jeune femme bouleversante : elle  se sent inadaptée, étrangère à son environnement, au monde même d’où elle vient. Elle ne se sent pas d’appartenance, ne se sent pas « pleine » ; mais pourrait-elle se sentir exister à Sokcho, ville-frontière entre le Nord et le Sud, ville indéterminée entre les sirènes du tourisme et les barbelés d’une dictature, ville d’un pays plongé dans les limbes d’une guerre qui dure depuis si longtemps…Son corps lui-même lui échappe et elle se sent tellement mal fagotée avec son éternelle robe-pull qu’elle tente parfois d’alterner avec une pauvre tunique en synthétique. Une héroïne flottante, entre-deux, et cette écriture si juste, si précise.

Cette héroïne j’ai eu envie de la prendre dans mes bras, et envie que cet homme venant de loin l’enserre et lui donne des forces.  Oui, j’ai eu envie que cette femme et cet homme aux cultures si différentes mais aux besoins de réconfort, de consolation qui peuvent peut-être se rejoindre, se rencontrent véritablement car rien n’est plus triste que de se « rater », se manquer ; les liens qui se tissent sont parfois si fragiles et peuvent disparaître d’un rien, au petit matin, recouverts de neige.

J’ai beaucoup aimé également la place accordée dans ce roman au dessin. La jeune femme observe souvent à la dérobée le Français en train de dessiner. Il cherche la suite des aventures de son héros, un archéologue qui parcourt le monde à la recherche bien sûr d’un trésor, qui pourrait être la figure d’une femme « éternelle ». Elle assiste ainsi, fascinée, au travail de la plume qui s’agite, ou besogne. Un travail lui aussi tout en contrastes. La plume sur le papier glisse, ou gratte, rageuse. Elle est mouvement et son. La dureté peut succéder à la douceur, la sensualité à la violence. L’encre parfois éclabousse,  recouvre tout :

« En collant ma joue contre l’embrasure, j’ai vu sa main courir sur une feuille. Il l’avait posée sur un carton, sur ses genoux. Entre ses doigts, le crayon cherchait son chemin, avançait, reculait, hésitait, reprenait son investigation (…) Le crayon a poursuivi sa route jusqu’à ce qu’apparaisse une figure féminine. Des yeux un peu trop grands, une bouche minuscule. Elle était belle, il aurait dû s’arrêter là. Mais il a continué à passer sur les traits, tordant peu à peu les lèvres, déformant le menton, perforant le regard, a remplacé le crayon par une plume et de l’encre pour en badigeonner le papier avec une lente détermination, jusqu’à ce que la femme ne soit plus qu’une pâte noire, difforme. Il l’a posée sur le bureau. L’encre dégoulinait jusqu’au plancher. Une araignée s’est mise à courir sur sa jambe, il ne l’a pas chassée. »

 

Je vous invite à lire également le très beau billet de Sabine du Blog du Petit Carré Jaune, le premier billet que je lisais à propos de ce roman ; celui de Moka d’Au milieu des livres, tout aussi délectable ; et celui de Noukette, très tentateur.

A vous maintenant de succomber au charme de ce roman fort, et étonnant…

 

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Crédits photo : Sokcho, une ville entre mer et montagnes (blog Objectif Séoul)

 

Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016

 

 

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Envoyée spéciale : Jean Echenoz

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Ne comptez pas sur moi pour vous raconter l’histoire d’Envoyée spéciale , le dernier opus de Jean Echenoz. Ce n’est pas par mauvaise volonté mais je ne le peux pas ! Trop en dire serait vous gâcher le plaisir de lecture car Jean Echenoz s’en est donné à cœur joie dans les rebondissements, les péripéties, les chausse-trappes, les virevoltes, les révélations, les mauvaises surprises qui vous attendent au coin de la rue, les bonnes aussi, les coups de foudre, les coups de bambou, les coups de théâtre, les coups du sort et les coups tout court (car oui, il y a des scènes de bagarre ! ) J’en ai pris plein les yeux, je n’ai pas tout compris, je me suis faite baladée, de Paris à Pyongyang, en passant par la Creuse, et j’ai adoré ça !

Voici tout de même quelques éléments pour vous donner la tonalité du récit et aussi l’envie de le découvrir. Cette « envoyée spéciale » est Constance, jeune femme vivant dans le très chic XVIème parisien et qui, alors qu’elle rentre chez elle, se fait enlever en pleine rue et en plein jour par un curieux trio. Par qui, pourquoi, elle ne le sait pas et nous non plus. Elle se fait séquestrer dans une ferme isolée de la Creuse et ses ravisseurs s’avèrent plutôt maladroits et sympathiques. On est plus dans un film avec Pierre Richard qu’avec Robert de Niro ou Joe Pesci. Il y a néanmoins quelques instants de bravoure, de tension, et même une phalange de petit doigt coupée mais Constance ne semble pas vraiment en danger. Les âmes sensibles, dont je fais partie, peuvent se détendre. Constance et ses curieux acolytes poursuivront leur périple jusqu’à Pyongyang où là, il leur faudra rien de moins que « déstabiliser la Corée du Nord » en se frottant au redoutable leader mégalomaniaque (c’est de famille) Kim Jong-un.

Parallèlement, on suit les turpitudes du mari de Constance, Lou Tausk, auteur-compositeur du tube planétaire « Excessif », peu pressé de payer la rançon qu’on lui demande s’il veut revoir sa femme. Il y a également d’autres personnages : des hommes de l’ombre, des hommes de pouvoir, un avocat d’affaires (troubles), son assistante dévouée et hyper-sexy, un conducteur de métro beau comme un dieu de l’Olympe, une coiffeuse tatouée et peu commode, un parolier dépressif…toute une galerie de personnages mis joyeusement en scène par un Jean Echenoz en verve qui les fait se côtoyer, se croiser, se rencontrer, s’éviter, dans un ballet un peu foutraque mais sans le moindre faux-pas. Il y a du monde qui se bouscule au portillon mais Jean Echenoz peut compter sur un habile narrateur qui mène la danse.

Voici par exemple comment il introduit un personnage :

« Général Bourgeaud, soixante-huit ans, ancien du service Action – planification et mise en œuvre d’opérations clandestines -, spécialisé dans l’infiltration et l’exfiltration de personnalités sensibles dans un but de renseignement. Visage abrupt et regard sec, mais ne nous attardons pas : nous reviendrons plus tard sur son apparence. Au vu de son ancienneté, sa hiérarchie a peu à peu allégé ses responsabilités même si, en égard aux services rendus, on lui a laissé l’usage de son bureau, de son planton, l’intégralité de son traitement mais pas son véhicule de fonction. N’entendant pas être entièrement mis au rancart, Bourgeaud continue cependant à monter en douce quelques opérations pour ne pas perdre la main. Pour s’occuper. Pour la France ».

Et pour Constance :

« Chemiser bleu tendu, pantalon skinny anthracite, souliers plats, coupe à la Louise Brooks et courbes à la Michèle Mercier – ce qui n’a pas l’air d’aller très bien ensemble mais si, ça colle tout à fait (…) »

L’art du portrait qui en quelques lignes permet de définir le rôle et la place du personnage. C’est à la fois concis, fluide, élégant et drôle : la touche « échenozienne » qui offre au lecteur une écriture très plaisante.

On le voit aussi, le narrateur n’hésite pas à intervenir, ce qui crée une sympathique proximité. Ce narrateur qui se montrera par moments bavard, usera et abusera de digressions, au fil de ses humeurs.

Alors, si vous aimez perdre pied, être un peu égarés par un narrateur volontiers disert, si vous appréciez que l’on vous ménage des pauses lorsque le récit s’emballe (et il s’emballera croyez-moi car il s’en passe des choses…), Envoyée spéciale est pour vous !

Vous ne saurez pas vraiment ce que vous lisez (roman d’espionnage ? comédie musicale ? histoire d’amour romanesque ? rêve éveillé ?) mais vous y prendrez beaucoup de plaisir.

J’avoue avoir été un peu surprise par les libertés que s’accorde l’écriture dans les digressions, plus habituée à des récits brefs et resserrés comme la trilogie Ravel, Courir et Des éclairs, ou 14, mais j’ai lu ici et là que pour Envoyée spéciale Jean Echenoz s’était « lâché », alors…Eh bien je dis bravo, j’ai passé un excellent moment.

Et je ne suis pas la seule : je vous invite à lire le billet d’ynabel dans son blog Marcelpois !

Sorti aux éditions de Minuit (janvier 2016)

Regarde en haut ! Jin-Ho Jung

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Jin-Ho Jung, auteur coréen, nous propose un très bel album sur le thème du handicap. Générosité, simplicité et inventivité graphiques s’accordent pour nous présenter Suji, une petite fille qui a perdu l’usage de ses jambes dans un accident de voiture. Coincée dans son appartement, elle ne voit le monde extérieur que d’en haut, penchée à sa fenêtre. Elle observe les gens qui marchent dans la rue et s’agitent comme des fourmis, ignorant qu’il y a une petite fille qui se sent bien seule. Un jour pourtant, un petit garçon va regarder en haut.

 

D’un trait épais, en noir et blanc, Jin-Ho Jung nous montre les étapes de cette rencontre. Le procédé est d’une extrême simplicité : sur la page de gauche, il y a la rue vue d’en haut avec ses quatre arbres, ses pavés et les passants ; sur la page de droite, il y a Suji à sa fenêtre dont on ne voit que le sommet du crâne, absorbée par ce qui se passe en bas. Au fil des pages, épousant le point de vue de Suji, nous lecteurs voyons des gens pressés, d’autres qui s’arrêtent pour discuter, des enfants jouer, des chiens se promener…Mais pas un ne lève la tête. Alors elle se met à crier : « Eh ! Je suis là !!! Est-ce que quelqu’un peut regarder en haut ? ! » Et cela marche ! Un petit garçon l’entend et lève les yeux vers elle. Enfin, nous voyons un visage ! Un p’tit bonhomme rigolo qui a le sourire et va aider Suji.

La solution pour qu’elle puisse mieux le voir : s’allonger dans la rue ; ainsi Suji le verra de la tête aux pieds ! Sur la page suivante, il est rejoint par une femme intriguée ( peut-être sa maman ) qui, une fois avertie, s’allonge elle aussi ! Et sur la page d’après, d’autres passants se joignent à eux ; hommes, femmes, enfants, et même un petit chien, offrent leur silhouette à voir à Suji et eux aussi l’interpellent, la voient beaucoup mieux : « Eh, oh ! On regarde tous en haut ! » Jusqu’à ce que Suji lève à son tour la tête et offre au lecteur son plus beau sourire.

La dernière page se pare alors de couleurs : celles de ballons accrochés à un vélo, le rose des fleurs des arbres qui s’avèrent des cerisiers, le vert d’une jeune pousse sur le rebord de la fenêtre de Suji, et le rose aux joues de la petite fille et de son nouvel ami qui, tous deux dans la rue, réunis, regardent vers nous.

J’ai adoré cet album, tout simple qui, avec douceur et ludisme, nous fait voir le monde dans toutes ses richesses et dimensions ! Le site Ricochet nous apprend, dans la fiche biographique de l’auteur, que « c’est durant son enfance qu’est née sa passion pour les livres, qui furent ses fidèles compagnons durant ses longs séjours à l’hôpital. » Combien sont précieux les livres pour s’élever, se nourrir et partager…

Sorti en septembre 2015 aux éditions Rue du Monde
Coll. « Coup de cœur d’ailleurs »

Adapté du coréen par Alain Serres