Principe de suspension : Vanessa Bamberger

Voici ma première participation à une belle et enthousiasmante aventure : les 68 premières fois. Composée de passionnés de la lecture, du verbe et pour lesquels le plaisir de la découverte est véritable, renouvelable et jamais périssable, l’association des 68 met sur le devant de la scène des premiers romans de langue française. Elle braque sur de nouveaux auteurs une douce et chaleureuse lumière, faisant entendre leurs voix souvent noyées dans le brouhaha des rentrées littéraires. Je vous invite à découvrir ici plus précisément les missions dont se sont investis ces « dingues » de 68, ainsi qu’ils aiment se définir ; des doux dingues, je vous rassure, et auxquels je suis fière de me rallier. Et pourquoi pas vous, car plus on est de fous…

Je dois dire que pour ma première lecture, j’ai été gâtée. Principe de suspension de Vanessa Bramberger, paru en janvier 2017 aux éditions Liana Levi, est un premier roman particulièrement réussi. Il met en scène Olivia et Thomas, un couple d’aujourd’hui qui s’éprouve sur fond de crise. Lui est patron de PME, sous-traitant unique d’un grand laboratoire dans le Grand Ouest, et elle est peintre, en attente de succès alors elle s’occupe des enfants et de la maison. Le contexte économique est dur dans la région. La désindustrialisation et la délocalisation transforment en nécropoles des sites de production. Traversant quotidiennement des cimetières d’usines pour se rendre à son bureau, Thomas, vaillant soldat, néglige son couple et lorsqu’il rentre chez lui c’est pour laisser le stress envahir chaque recoin de la maison. Mais Olivia supporte, se tient toujours droite. Et un jour, le grand laboratoire baissant les commandes, c’est l’entreprise de Thomas qui vacille ; et son corps avec. Il tombe dans le coma après une détresse respiratoire. Dans la chambre de réanimation, Olivia guette son réveil. La peur de le perdre la ronge mais aussi la culpabilité de se sentir, enfin, respirer…

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L’écriture de Vanessa Bamberger est d’une belle finesse ; implacable, aussi. Cette histoire de couple qui s’abîme est dure, tout autant que cette crise économique. Les êtres s’usent, ont du mal à y croire encore. Les combats à mener sont éprouvants. Ils terrassent Thomas, qui veut sauver son entreprise. Ils torturent Olivia, qui veut savoir quelle est la place qui lui est réservée dans son couple et à la face du monde. Ils blessent les salariés des usines dans leur chair, les plus jeunes acceptant “les sacrifices physiques en gardant l’oeil sur leur fiche de paye et pas sur leurs collègues quadragénaires qui ressemblaient déjà à de vieux messieurs”. Vanessa Bramberger lie habilement l’intime et le collectif. La violence de ce monde s’incarne dans des personnages forts et vacillants, qui, tous, ont un besoin de reconnaissance. Ses mots sonnent juste. Et l’émotion s’installe, au fil des pages, savamment dosée. L’écriture est retenue, et les faits n’en sont que plus terribles.

J’ai beaucoup été touchée par cette femme et cet homme qui ont tout pour s’aimer, tant ils se ressemblent physiquement, tels un frère et une soeur, et tant leurs histoires familiales se rejoignent : “casaniers, réservés, courageux, inadaptés, anachroniques. Grands et incomplets, amputés d’une partie d’eux-mêmes, sa soeur pour lui, sa mère pour elle”. Et pourtant…le quotidien les fait s’éloigner l’un de l’autre et leur amour s’immobilise. D’après ce principe de suspension, qui fait que des particules ne se mélangent pas, Olivia et Thomas, malgré leurs similitudes, ne se fondent pas l’un dans l’autre. Et, pour que le couple reste actif, l’auteure indique qu’il ne faut pas hésiter à “secouer”, “agiter” la vie que l’on a créée avec l’autre sous peine de la voir tomber, au fond. Olivia et Thomas ont-ils encore cette envie ?

J’ai beaucoup aimé également la structure narrative de ce roman, qui se tient formidablement de bout en bout. L’auteure alterne les chapitres en accordant une place égale à Olivia et Thomas. D’un côté les différentes étapes du burn out de Thomas, et c’est véritablement haletant, on s’asphyxie avec lui, on souffre avec lui dans ses tentatives de sauvetage de l’entreprise ; les personnages de ses salariés et du directeur du laboratoire sont très réussis. Et de l’autre côté on accompagne Olivia dans la (re)possession de sa vie, s’affranchissant des autres. Une structure bien cadrée, renforcée par un procédé original : l’auteure démarre chacun de ses chapitres par une définition des mots “principe” et “suspension”. Les différents sens illustrent ainsi combien le réel est dense, complexe, et qu’il est bien difficile de cerner ceux qui nous entourent, que ce soit un proche ou celui qui travaille avec nous.

Je vous conseille vraiment la lecture de ce livre qui saura vous toucher j’en suis sûre.

Je vous laisse avec cette chanson d’Antony and the Jonhsons, Bird Gehrl, don’t les paroles sont mises en exergue de ce roman, et qui correspondent si bien à Olivia :

Un grand merci aux 68 premières fois pour cette découverte. J’attends la prochaine avec hâte !

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Principe de suspension, Vanessa Bamberger, éditions Liana Levi, janvier 2017

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L’Ultime Humiliation de Rhéa Galanaki

L’Ultime Humiliation, c’est ce que ressentent les Grecs d’aujourd’hui face à une réalité socio-économique insupportable, face à cette crise de la dette publique qui défigura ce pays berceau de la démocratie, de la tragédie, du théâtre, des arts et des lettres. Un pays saccagé par la corruption, par les lois du marché, par les banques et par l’austérité imposée par « les trois vampires », « toujours à la recherche de sang frais », que sont le FMI, la Commission Européenne et la Banque Centrale. Rhéa Galanaki, auteure grecque peu connue en France malgré un premier roman inscrit en 1994 par l’UNESCO sur la liste des œuvres représentatives du patrimoine mondial, La Vie d’Ismaïl Férik Pacha, nous plonge au cœur de la crise grecque en nous faisant revivre la journée et la nuit du 12 février 2012 : alors que les députés votent de nouvelles mesures durcissant davantage le quotidien du peuple grec pour satisfaire la volonté des créanciers de l’Europe, les Athéniens descendent dans la rue, excédés. Les manifestations prévues débordent de colère et tournent vite à l’émeute. Des bâtiments historiques sont ravagés par les flammes et Athènes devient le théâtre d’une véritable tragédie mettant en scène le désespoir, la violence et les passions.

 

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Rhéa Galanaki nous fait croiser la route de plusieurs personnages emblématiques de la crise : Tirésia et Nymphe, deux retraitées à la folie douce s’étant échappées de leur foyer social pour participer au cortège des manifestants ; Oreste, l’anarchiste dont les sentiments ont du mal à s’accorder à l’idéal révolutionnaire ; Takis, le néo-nazi de l’Aube dorée ; Yasmine, la jeune femme immigrée qui vient d’Egypte ; et ceux qui n’ont plus de nom, qui vivent dans la rue et qu’on appelle les « néo sans-abri »…

Utilisant les ressorts de la tragédie, convoquant les fantômes du passé et les sombres heures de l’Histoire pour retourner aux racines de la crise, s’emparant de figures mythologiques et aussi homériques, ce roman foisonnant peint un tableau saisissant de la société grecque contemporaine et fait d’Athènes un décor inoubliable.

J’ai beaucoup aimé les péripéties des deux vieilles dames Tirésia et Nymphe, un peu foldingues, profondément attachantes et complètement désemparées par un monde qui les dépasse, alors qu’elles se l’étaient si fortement approprié dans leur jeunesse : l’une, professeure de lettres, forte femme ne dépendant d’aucun homme si ce n’est de son père archéologue qui lui a fait découvrir tous les trésors patrimoniaux d’Athènes ; et l’autre, peintre, ayant participé à l’insurrection étudiante de l’Ecole Polytechnique en 1973 qui contribua à mettre fin à la dictature des colonels. Ces deux femmes, réfugiées dans leur passé et leur folie, n’hésitent pourtant pas à se plonger dans le réel et la foule des manifestants quand elles apprennent qu’en plus de la sévère baisse du montant de leurs pensions de retraite leur foyer-appartement est menacé de fermeture, les obligeant ainsi à vivre dans un asile. Elles vont vivre lors de ce soulèvement populaire des moments épiques qui ne sont pas sans leur rappeler le théâtre tragique et même l’Odyssée puisque, complètement perdues dans les rues labyrinthiques d’Athènes, elles mettront plusieurs mois à regagner leurs pénates :

« (…) c’était, au sens propre, l’âme d’une ville qui expirait devant elles. Seul le chœur de cette tragédie contemporaine conservait quelques éléments de son origine antique. En effet, les deux femmes ne cessaient d’entendre le coryphée – un homme qui marchait en tête – hurler dans un mégaphone certaines formules écrites sur les banderoles, et le chœur des temps modernes les répéter en adoptant une voix rythmée et une démarche cadencée. Le chœur, c’était cette foule nombreuse et innombrable, c’étaient ces groupes constitués de centaines d’hommes et de femmes avançant de manière cérémonielle sur la scène des avenues pour protester contre les maux qui les frappaient ».

J’ai aimé également la belle place accordée aux mères dans ce roman, fortes dans les épreuves : Yasmine, la jeune Egyptienne qui protège son petit garçon des violences du parti d’extrême droite l’Aube dorée ; Catherine qui ne reconnaît plus son fils Takis venu grossir les rangs des néo-nazis ; Danaé, l’assistante sociale et mère célibataire qui risque de perdre son emploi ; Nymphe, l’ancienne combattante de l’Ecole Polytechnique qui ne comprend pas les idéaux destructeurs et anarchistes de son fils Oreste ; et la ville d’Athènes elle-même, devenue pour Tirésia, qui n’eut que son père dans sa jeunesse, une mère de substitution, belle et protectrice qui l’invitait à explorer ses rues, arpenter ses places et contempler ses façades, en compagnie de fantômes et d’autres âmes en peine…

J’ai été touchée par la douceur qui parvient à poindre au milieu du chaos : celle qui unit Tirésia et Nymphe, celle qui entoure l’amour naissant entre Danaé et Oreste (qui délaisse ses objectifs révolutionnaires au profit d’une « insurrection sentimentale » ! ) et celle qui se dégage d’un motif de l’iconographie byzantine que l’on appelle également L’Ultime Humiliation, ou Le Christ de pitié, présent au début et à la fin du roman, encadrant ainsi ce récit d’espoir et de consolation :

« On y voyait dépeinte l’humiliation de Dieu devenu homme et ayant subi la Passion, et la référence latente à l’espoir de la résurrection ».

 

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Christ de Pitié, attribué à Nicolaos Tzafouris entre 1480 et 1500
Crédit photo : Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris

Je tiens à remercier La Voie des Indés du réseau Libfly et Aurélie qui m’ont permis de me plonger dans ce livre, ainsi que les éditions Galaade qui me l’ont envoyé. Au début je fus intimidée par ce thème de la crise d’austérité et puis les pages m’ont emportée. J’ai réellement été séduite par l’écriture poétique et chaleureuse de Rhéa Galanaki qui nous transporte dans une Athènes envoûtante, traversée par des siècles de Culture et d’Histoire, aux côtés de personnages véritablement incarnés, sachant nous émouvoir avec leurs souffrances, leurs peurs et surtout leurs espoirs. Car si Athènes brûle, ce serait peut-être pour mieux renaître de ses cendres…

Et merci aussi à toi Goran ! C’est chez toi en effet que j’avais repéré l’existence de La Voie des Indés. Je vais poursuivre l’aventure…

 

Paru aux éditions Galaade en septembre 2016
Traduit du grec par Loïc Marcou