Il y a des livres qui se suffisent à eux-mêmes. Leurs mots nous enveloppent entièrement. Un monde fascinant voit le jour, clos sur lui-même, délimité par les première et dernière pages mais qui ouvre les portes d’un imaginaire infini. La singularité des images, se déployant en toute liberté au fil des pages, nous fait goûter au plaisir délicieux, délicat, de découvrir un véritable univers et de nous sentir seul(e) avec l’œuvre. Il y a une sensation d’avoir accès à quelque chose d’unique. Il y a une magie qui se crée, sans qu’on puisse vraiment l’expliquer. Cette magie, je l’ai ressentie en lisant Motorman de David Ohle. Un roman qu’on pourrait qualifier de dystopique puisqu’on devine qu’il s’agit de temps futurs avec un climat chaotique, des humains qui n’en sont plus vraiment, une entité à la Big Brother qui surveille tout fait et geste et va jusqu’à contrôler le ciel en imposant un nombre réglementaire de deux soleils et sept lunes, des villes qui s’autodétruisent et une grande solitude…Un héros, Moldenke, va fuir sa ville de Texaco City en proie à la violence et tenter de retrouver ce mystérieux docteur qui, un jour, lui a transplanté quatre cœurs de mouton et lui a promis un avenir meilleur.
Ce roman fut publié une première fois aux Etats-Unis en 1972 et resta épuisé durant plus de trente ans. Une oeuvre qui, par son inventivité langagière et poétique, frappa les esprits et fut consacrée par un cercle de fans enthousiastes et émerveillés. Remercions alors les éditions Cambourakis de nous l’avoir enfin fait connaître en France en 2011 et de le rééditer en poche pour cette fin d’année. J’avoue, je ne suis pas férue de SF (c’est un tort me direz-vous) mais les premières lignes de Motorman m’ont littéralement happée. Il y a une vision qui s’impose, avec force tout en restant discrète, on n’en a pas plein les mirettes ; une vision de l’Ailleurs, de ce qu’on ne connaît pas et pourtant nous parle intimement. C’est indicible, prégnant. Ce roman permet de s’accorder une véritable parenthèse enchantée, un moment suspendu d’une belle poésie. Bref, je suis en train de devenir fan moi aussi ! Et je vais tenter de vous le faire devenir également…
« Moldenke resterait.
Quand il était petit on le gardait dans une maison qui tombait en ruine, un bâtiment avec des gémissements structurels, dont les avant-toits craquaient dans la chaleur estivale et retenaient les glaces hivernales.
A cette époque la cage thoracique de Moldenke abritait deux poumons et un seul cœur.
Il eut une enfance raccourcie, ne connut la jeunesse et l’insouciance qu’à faible degré.
La plupart des phénomènes le laissaient perplexe et lui faisaient entreprendre des promenades sans but parmi les arbréthers sans feuilles. Il ajustait ses lunettes de protection, ses compresses de gaze, et étudiait le vol des oiseaux, les voyait darder des regards apeurés en direction de la terre ».
Voici comment nous faisons connaissance avec Moldenke, avec cet incipit qui nous plonge d’emblée dans l’étrange, de façon précise et avec une tonalité mélancolique, et nous permet une belle proximité avec le héros ; celle-ci ne nous quittera jamais. Nous suivrons la quête de Moldenke vers la liberté, errant entre le passé, les rêves et l’avenir incertain. Nous partagerons ses moments d’intense solitude dans un présent ravagé par la guerre, des savants fous, des tyrans grotesques, un air irrespirable et une météo devenue aussi folle que les hommes, apocalyptique, avec des crues de rivières, des tempêtes et des « chutes d’oiseaux à la centaine ».
Nous sommes dans un monde à deux soleils et à sept lunes, dont Moldenke peut voir le ballet derrière le hublot de son appartement dans lequel il est prisonnier après avoir tué un couple d’ « engelés », des substances molles, effrayantes gelées qui prennent forme humaine et envahissent les villes. Echappant à la surveillance de l’inquiétant Bunce, il fuira la ville pour atteindre les Fonds, sortes de marais à la périphérie de la ville où il pourra à nouveau, peut-être, une fois qu’il les aura franchis, respirer l’air pur. Un périple habité par l’espoir et les visions, celles de son passé de soldat durant la « Simili-Guerre » et celles de l’amour qu’il partageait avec Roberta.
Un monde où la nourriture vient à manquer, où l’on mange de la viande de chat, des criquets bouillis, des « quignons de pin rassis à la sauce fourmis ». Où l’on soulage son mal de vivre en mâchant des « fracasticks », dont Moldenke semble abuser.
Un monde dans lequel les « oiseauverts » se réfugient dans les « arbréthers », « une lente pluie sèche de cendres blanches persiste durant l’automnété », l’on porte chez soi de « délicats chaussons de chaton florifère » et on sert le thé dans des « théioires »…
Mots inventés, mots-valises parsèment ce récit toujours avec légèreté, humour, élégance, on pourrait dire avec naturel. L’étrange est sans esbroufe et écarte le pur expérimental. On est dans le ressenti, celui de Moldenke, et c’est émouvant, passionnant, de bout en bout.
Je terminerais ce billet par une très belle phrase de l’écrivain Ben Marcus qui a signé la préface, géniale, de ce roman-vision pas comme les autres d’un auteur « artisan de la langue qui manifestement faisait office de médium et captait l’histoire du récit quand il l’a écrite » :
« Lire Motorman aujourd’hui c’est rencontrer la preuve qu’un livre peut à la fois être émouvant et excentrique, maculé d’humanité et artistiquement ambitieux, sens dessus dessous pour cause de chagrin et éblouissant par le spectacle qu’il offre ».
J’espère vous avoir convaincu(e)s…
Motorman de David Ohle, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Cambourakis Poche, novembre 2016.