Voici la chronique cruelle et poignante de la « bande des cinq », cinq jeunes gens d’Haïti qui peinent à trouver leur place dans un pays ravagé par l’Histoire colonisatrice, la dictature, le tremblement de terre et l’humanitarisme de la communauté internationale. Les Cinq se nomment Wodné, Sophonie, Joëlle, Popol et « le scribe », le narrateur du roman. Chacun(e) incarne les singularités et contradictions d’une jeunesse haïtienne orpheline, privée de rêves et de parents qui semblent avoir démissionné. Lyonel Trouillot, avec une écriture rythmique qui vous happe, vous enveloppe, fait entendre les voix d’individus qui, sous le poids du passé et du présent, tentent de s’extirper des combats et de la résignation pour se diriger vers un futur.
Le « scribe » consigne dans un journal les jours qui défilent, sans relief, dans le quartier misérable de la rue de l’Enterrement, menant au grand Cimetière. Déserté par ceux qui avaient encore de l’argent, le quartier va à vau-l’eau, et il ne semble plus guère animé que par les cortèges funèbres. Difficile de songer à un quelconque avenir, de se fabriquer des rêves, quand la vie vous file entre les doigts : les morts s’entassent au cimetière, les commerces n’existent plus et votre pays, occupé hier et encore aujourd’hui, ne sait plus qui il est. Et pourtant…même s’ils ne suffisent pas toujours, il y a les mots. Les mots qui peuvent faire « bouger la vie ».
Les mots du journal, ceux des livres que lit le narrateur, ceux qu’il échange avec le « petit professeur » qui vient d’un autre quartier, plus aisé, et possède un trésor de bibliothèque. Les mots également de man Jeanne, doyenne du quartier qui ne s’est jamais départie de son humanité et de sa dignité, même aux heures les plus sombres, et qui possède, outre un fort tempérament, un étonnant art de la formule.
Mais il y a aussi les mots qui trompent. Ceux d’abord des représentants des ONG internationales. Sous couvert d’humanisme, ils se racontent des mensonges pour justifier leur présence en Haïti. Gagner des points de carrière grâce à un tremblement de terre, la bonne aubaine ! Aujourd’hui en Haïti, demain « dans un autre pays malade où des typhons ont fait des dégâts que les dirigeants locaux seront incapables de réparer ». Finalement, la colonisation n’est pas si lointaine quand il s’agit d’exploiter la situation d’un pays pour son intérêt propre. D’ailleurs, le soir venu, ces chers représentants se trémoussent et s’enivrent en compagnie des notables de la ville au « Kannjawou », un bar typique où est singulièrement absente la population locale. Alors que le Kannjawou est une fête traditionnelle fondée sur le partage et qui réunit tout le monde, ce bar exclut les plus pauvres. Sophonie, qui y travaille comme serveuse, assiste chaque soir à cette navrante comédie.
Ensuite, il y a les mots des militants les plus radicaux qui, au nom de la liberté et de la dignité retrouvées, manient la parole comme une arme d’exclusion et de violence : « ça sent la secte et le goulag. La terreur au service du mensonge (…) L’imposture est trop lisible derrière la posture ». C’est Wodné le plus véhément, suivi de Joëlle : ils forment un couple d’étudiants révolutionnaires persuadés de reprendre le flambeau de leurs aînés ayant combattu la dictature et s’en prennent à tous ceux qui n’ont « pas choisi le domaine de la lutte ». Mais le « petit professeur », qui faisait partie des combattants de la première heure, met en garde quand la révolution se veut davantage idée, concept, que bonheur au quotidien : « Nous aimions l’avenir sans aimer le vivant. Nous avons mal aimé. C’est pourtant par l’amour qu’il fallait commencer ».
Tous ces mots-mensonges, ces mots déviés, ces mots vociférés…peut-être est-ce à cause d’eux que Popol, le frère du narrateur, est aussi silencieux. Quand il prend la parole, c’est pour demander au petit professeur pourquoi, malgré « tant d’élans prometteurs » dans le passé, « aujourd’hui, le pays est occupé. Face contre terre ». Popol, déjà résigné.
Seuls les mots de la littérature semblent alors révéler le réel, avoir prise sur lui et le magnifier. C’est ce dont est persuadé le narrateur qui fait la lecture aux enfants du quartier et qui leur invente des histoires mêlant personnages échappés de la bibliothèque du petit professeur et « vraies » personnes. Un véritable « Kannjawou » prend alors forme, avec des histoires qui invitent tout le monde à être lecteur et / ou personnage : le vrai partage.
Lyonel Trouillot, avec Kannjawou, nous offre un regard précieux sur Haïti. Dur, certes, qui nous malmène, mais qui n’est pas désespéré : la littérature, la poésie, procurent suffisamment de force pour s’extirper de la violence et de la laideur et pour réunir tout le monde, sans exclusion. L’écrivain s’engage au nom de la poésie pour redonner une vie et une identité à son pays.