Cou coupé court toujours : Béatrix Beck et Mélanie Delattre-Vogt

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Nous arrivons au terme de notre voyage de découverte des Editions du Chemin de Fer. J’espère qu’il vous aura été agréable et que vous n’hésiteriez pas à réembarquer ; nul doute que vous attendraient de nouvelles surprises ! Pour clore cette semaine, il était indispensable d’aller faire un tour du côté de chez Béatrix Beck qui, avec ses expérimentations, fait figure d’ambassadrice de l’éditeur. L’écriture de cette auteure d’origine belge (1914-2008), naturalisée française en 1955, recèle bien des merveilles d’explorations langagières qui vous rappelleront sans doute celles de Raymond Queneau. Un enthousiasme communicatif à jouer avec la langue, une fantaisie généreuse, une liberté de ton jubilatoire ainsi qu’une réelle émotion qui fait qu’on a vite le béguin pour ses personnages, tout cela va vous garantir un voyage inoubliable . Cou coupé court toujours est un texte à rapporter dans vos bagages si vous voulez faire découvrir le laboratoire littéraire de Béatrix Beck.

 

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L’auteure de Léon Morin, prêtre (prix Goncourt 1952) marquait avec Cou coupé…une rupture avec ses précédentes fictions autobiographiques, jouant allègrement avec les mots, les formes et la ponctuation. Mettant en scène le quotidien d’une famille pauvre composée du père, docker, et des deux filles, la mère étant partie, Béatrix Beck mise sur la fantaisie qui se décline en plusieurs tableaux alternant les lieux, les voix narratives, les temporalités, les sonorités…Publié par les éditions Gallimard en 1967, ce texte témoigne de sa volonté de porter sur le réel un nouveau regard. Elle déclarera à ce sujet dans Confidences de gargouille (éditions Grasset, 1998) avoir été influencée par le cinéma (la Nouvelle Vague) : « Je voyais ce livre comme une succession de séquences ».

Et le début du livre en effet nous donne l’impression de regarder un film avec des mouvements fluides de caméra nous présentant peu à peu les protagonistes de l’histoire dans un contexte urbain très vivant : on entend les bruits de la rue, les enfants qui jouent et leurs comptines, le marchand de poisson qui interpelle le client, les conversations des passants…On voit différents appartements d’un immeuble dont celui de la famille qui nous intéresse avec Martine, la fille aînée de 13 ans, véritable petite femme d’intérieur, en train de faire le ménage dans le pauvre logis dont le principal meuble est le plancher, briqué en permanence :

 

« Protégée par le tabler fleuri que sa mère oublia d’emporter, la ceinture faisant deux fois le tour de sa taille et nouée en épissure sur le nombril, pieds nus dans le lessif écumeux (reine de la mer notre-dame des flots soyez notre mère), des mèches pendant sur ses oreilles aux lobes percés par les boucles en tolède de sa bisaïeule, la combattante pousse le lave-pont ».

 

C’est Martine qui veille sur l’intendance et gère la paye que rapporte le père ; enfin, une partie seulement car celui-ci, surnommé « L’Amour », se réserve des visites très fréquentes au bordel, le « Couvent des Augustines Déculottées » (oui, il y a dans ce texte une certaine amoralité qui dégomme la bienséance et les bigots). Martine, avec le départ de sa mère, à dû grandir très vite et est devenue une petite soldate qui « marche plus que droite, la tête rejetée en arrière, le menton levé, l’air aussi coriace que le permettent ses joues rondes et roses ».

Le père quand il la regarde voit quelquefois des airs de son épouse et est troublé par sa silhouette qui se féminise de jour en jour. L’inceste suinte. Les rumeurs circulent, nourries par la mère criant des horreurs dans les rues et s’affichant dans les bars la nuit avec un autre homme.

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Martine, petite épouse et petite mère courage, qui s’occupe aussi de sa sœur Claude, la coiffe, lui met ses habits du dimanche pour aller à la messe et surveille ses devoirs. Une enfance qui se défile et la pauvreté qui meurtrit une famille : voilà un quotidien bien sombre qui s’extirpe cependant du sordide grâce aux échappées d’une écriture énergique, gouailleuse et merveilleusement inventive ; ainsi cette scène où Claude est contrainte aux devoirs :

 

« A l’autre bout de la table Claude, enfreignant l’interdiction d’une institutrice imparfaite en faveur de l’exactitude absolue, décalque la Seine (moi j’aimerais me jeter dans la mer vite, sans boucles), s’interroge sur les verbes (il pleut il dort je me décoiffe je m’écrie je m’écris) la nuit des temps les adjectifs (un homme brave n’est pas un brave homme) les noms composés (l’abat-jour abat le jour le brise-bise brise la bise) les compléments (j’aime mes parents le lièvre court pour échapper au chasseur les maçons travaillent avec zèle nous habitons une jolie ville il a fait son devoir du matin jusqu’au soir) coud dans un cahier de papier bleu une brassière naine manches en croix chauve-souris clouée sur la porte d’une grange ».

 

Les illustrations de Mélanie Delattre-Vogt réalisées au crayon gris reflètent la gravité de cette histoire, le trouble malsain qu’on ne veut pas voir et souhaite cacher derrière les portes des appartements. Les personnages n’ont pas de visage : les têtes sont coupées ou recouvertes d’un voile, d’une enveloppe. Leurs silhouettes sont fondues les unes dans les autres, enchevêtrées, indissociables, prisonnières. Heureusement il y a les couleurs, en petites touches discrètes fondues dans le gris, qui pourraient s’accorder aux lumières de l’écriture.

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Pour vous plonger davantage dans l’univers de l’artiste, voici son site.

Et pour continuer à défier avec inventivité et liberté une réalité parfois triste, restez en compagnie de Béatrix Beck dont les Editions du Chemin de Fer ont publié plusieurs titres ; le dernier en date est Bribes, sorti en juin 2016.

Anne est partie à la rencontre d’une autre grande dame de la littérature, Virginia Woolf, et vous propose son billet sur le texte Dans les rues de Londres, une aventure, vu par Antoine Desailly.

Je te remercie Anne d’avoir initié cette belle semaine thématique à quatre mains. Ce fut un réel et grand plaisir d’y avoir participé et d’échanger des découvertes ! Je te dis bravo pour ton énergie et me demande ce que tu vas nous préparer les jours qui suivent…  😉

 

Publié par les Editions du Chemin de Fer en novembre 2011

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L’un d’entre eux : Géraldine Alibeu

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Aujourd’hui, un réjouissant jeu de devinettes, le « qui est qui ». Géraldine Alibeu nous propose un album interactif, permettant à chacun, petit et grand, d’apporter ses réponses et surtout de créer sa propre histoire. Le principe est très ludique et nous plonge avec ravissement dans l’univers des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau. Textes et illustrations sont dissociés en bandes, ce qui permet de multiples combinaisons pour attribuer telle légende à tel dessin. Un beau voyage dans l’imaginaire nous est ainsi proposé, laissant au lecteur le soin et la délicieuse liberté de mener le récit.

Les propositions de Géraldine Alibeu sont toujours attractives. Les illustrations sont ouvertes et présentent plusieurs personnages, chacun vaquant à une activité particulière, à la fois au milieu des autres et dans sa bulle : c’est « l’un d’entre eux ». Et les textes sont souvent rigolos et titillent notre curiosité. Il est amusant d’attribuer telle pensée ou telle histoire à tel personnage présent dans le dessin : celui-ci est agent secret, celui-là n’est pas très à l’aise et voudrait s’éclipser, et celle-ci a très envie de faire pipi ! Au lecteur de décider.

Nous sommes à la plage et suivons un groupe de personnages, de leur arrivée à leur départ. Se connaissent-ils ? Rien n’est moins sûr. On les voit arriver en même temps sur la première page, mais peut-être arrivent-ils séparément. A nous d’imaginer les liens qui les unissent lorsqu’ils apparaissent les uns à côté des autres, dans la foule de la plage. Différentes scènes ponctuent l’après-midi, appartenant au rituel d’un bon moment passé à la mer : baignades et jeux d’eau, jeux de sable, séance de bronzage, désaltération à la terrasse du café de la plage, pause du goûter… On scrute l’image, attentif aux visages, aux expressions, aux positions des uns par rapport aux autres et aussi aux habits de motifs différents, faits de collages de papier et de tissu. Les mots captent également l’attention, prennent du relief : qui est « Il » dans la légende, qui est « Elle » ? Tout est possible, tout est permis. On essaie de reconnaître les personnages. Ainsi chacun(e) se singularise, devenant héros (héroïne) d’une page.

Il n’y a que la dernière page qui impose  au lecteur une correspondance entre le texte et l’image car les bandes sont réunies : la plage est déserte, tout le monde est parti ; ne restent plus que des coquillages et un petit morceau de bois avec lesquels ont joué des personnages. Il y a aussi une paire de tongs qui appartient peut-être à celui(celle) qui parle maintenant à la première personne : « Il » ou « Elle » est devenu(e) « Je » : « Je suis l’un d’entre eux. Quelquefois, j’imagine que je suis un autre ». Qui suis-Je, au milieu des autres ? Qui est-Il, qui est-Elle, à côté de moi ? Un milliard de réponses qui s’étendent à perte de vue, comme cette mer dessinée d’un beau bleu, reflet de toutes les vies et envies. La légende est ici attachée à l’image mais pour mieux souligner le vaste horizon des possibles et la polyphonie du je(jeu). A nous lecteurs, spectateurs et acteurs, l’infinie liberté d’inventer et de raconter des histoires. Merci beaucoup à l’auteur !

A lire aussi Des fourmis dans les jambes – petite biographie de Nicolas Bouvier pour apprécier les belles illustrations, toutes en couleurs et aux délicats motifs, de Géraldine Alibeu (cf. article).

Paru aux éditions La Joie de Lire (avril 2009)

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