
Qui est Paul Deville, personnage principal de Courir après les ombres, ce Français qui arpente la Corne de l’Afrique pour le compte d’une multinationale chinoise ? De port en port, il négocie des matières premières et il noie aussi sa mélancolie dans le whisky. Une mélancolie qui lui colle à la peau, qui se nourrit du triste spectacle des ravages de la mondialisation, et qui le laisse parfois hébété assis sur un des bancs en béton qui peuplent les ports, faisant face aux bateaux amarrés flottant sur une mer « irisée de gasoil », aux « remugles de mazout ».
Une mélancolie qui lui fait chercher de la poésie, celle de Rimbaud, trafiquant d’armes dans le Golfe d’Aden et qui aurait, peut-être, composé des derniers écrits. C’est ce trésor que Paul Deville souhaite découvrir ardemment, parallèlement à ses explorations financières. Mais la poésie a-t-elle sa place dans un monde régi par les lois du marché ? Qui, du trader ou du chercheur de rêves, de beautés, définit le mieux Paul Deville ? Sigolène Vinson, dans ce roman original qui transporte le lecteur instantanément, nous montre toutes les ambiguïtés d’un homme : acteur d’un système économique opulent et impitoyable, il s’éprouve à la laideur mais aussi aux beautés du monde et à celles de la littérature.
La scène d’ouverture du livre nous montre Paul et son compagnon Harg, un nomade éthiopien, en train de déterrer à Djibouti une malle qui appartiendrait à un certain John Tucker Rountree, un Anglais dernier amant de Rimbaud. A l’intérieur, ils découvrent un coffret criblé de trous. Paul déclare que :
« Ce coffre appartenait à Arthur Rimbaud. Les impacts de balles proviennent des fusils Legros dont il faisait le trafic pour l’empereur Ménélik. »
Mais à l’intérieur, ce n’est qu’une bouillie indescriptible, une masse gluante de ce qui devait être des papiers. On peut leur faire dire ce qu’on veut.
Ce n’est pas la première fois que Paul et Harg cherchent un trésor littéraire dans cette région de l’Afrique. Ils ont déjà cherché les paniers à huîtres d’Henry de Monfreid, les ombres de Joseph Kessel et la moto de Romain Gary. Que cherche Paul en voulant découvrir ces « restes » d’écrivains ? La richesse ? Après tout, il est expert en transactions financières. A-t-il une âme de mercenaire ? Ou bien cherche-t-il des chimères qui l’aideraient à saisir des instants de beauté, d’intensité, dans un monde défiguré par les multinationales ?
Oui, la littérature fait sens dans ce monde crasse, y laisse de belles empreintes, Paul en est persuadé. Pourquoi s’attache-t-il autant à Rimbaud, si ce n’est pour exhumer des vers ultimes qui prouveraient que celui-ci « est resté poète et n’a pas cédé au commerce », que le trafiquant d’armes a perdu la partie ? Que lui, Paul, ne s’est pas totalement corrompu en devenant un négociant des temps modernes ?

Rimbaud en Abyssinie
La littérature a toujours occupé une belle place dans la vie de Paul, et ce dès l’enfance. Ses parents enseignants faisaient entrer les livres chez eux. Son père, professeur d’économie à l’Université de Montpellier, l’encourage à lire La maison de Nucingen de Balzac plutôt que des traités d’économie pour élaborer son propre système de pensée sur le monde. Mais celui-ci malheureusement se mit à perdre la raison, comme s’il se désespérait d’enseigner l’économie à des étudiants peu attentifs au déclin moral de la société, « à des jeunes gens trop grossiers pour changer un monde qu’ils considéraient très confortable ». Alors Paul décide, lui, de lutter et à la suite du père, devient enseignant en économie, désireux de créer un nouvel ordre mondial :
« Très vite, il avait jugé que les ressources étaient à chercher du côté des biens immatériels et des forces créatrices, des livres et des poèmes jamais lus ni jamais écrits. Il avait réussi à être reconnu sur ces thématiques. Certains hommes politiques avaient même puisé des idées de campagne dans ses recherches. Mais les éditorialistes s’étaient empressés de ridiculiser leur programme. Paul avait compris qu’il demeurerait impuissant face à l’obscénité des décideurs ».
Paul, amer, change de fusil d’épaule et décide de se mettre au service du diable pour mieux le terrasser, à moins qu’il ne se décide à renoncer, tout simplement : il a l’opportunité un jour de travailler pour une compagnie chinoise qui négocie des matières premières en Afrique et dans le Golfe Persique et qui y implante des bases navales. Il se persuade alors de contrer le système occidental en devenant un aventurier de l’expansionnisme communiste.
Difficile de ne pas se perdre quand on entre au service de la mondialisation. Paul s’abîme les yeux, l’esprit, car il voit des régions défigurées par la recherche du profit. Elles deviennent sèches, ou bien poisseuses, polluées par les exploitations. Elles se vident de leur vie, animale et humaine. Ainsi, la jeune pêcheuse somalienne Mariam, qui attire tant Paul pour sa beauté, survit de plus en plus difficilement face aux gros navires qui pillent ses zones de pêche . Cush, le cousin de Harg, va grossir le rangs des migrants et mettre sa vie en danger en quittant la pauvreté de Djibouti pour un hypothétique ailleurs en Europe.
Alors, Paul se réfugie dans la littérature. Il offre à Mariam La Vie devant soi et poursuit ardemment sa quête des écrits peut-être jamais écrits de Rimbaud. Il se réfugie aussi dans les yeux jaunes-verts, étranges, de Louise, une Française qu’il rencontre sur un paquebot norvégien. Et il se réfugie souvent dans l’alcool en grillant sa vie avec des cartouches de cigarettes. Dans ces moments de solitude éthylique, il quitte son costume de financier :
« Ce soir le négociant se fait la malle. Revient le rêveur qui a mal à son rêve ».
Un bien beau roman que nous offre Sigolène Vinson, dans lequel s’invitent la gravité, la mélancolie et la noirceur, mais toujours avec élégance. Nulle complaisance dans le désespoir. Il y a souvent des piques d’humour (noir, certes) qui nous titillent, une mise à distance salutaire, délicate. L’écriture est vive, le ton quelquefois rude, un peu « mal léché ». Il y a également de très beaux regards poétiques.
Je suis très reconnaissante envers Sigolène Vinson qui a réussi à mettre au cœur de la géopolitique de l’humain et de la littérature. J’avais beaucoup aimé Le Caillou et je fais maintenant de Courir après les ombres mon nouveau compagnon. Je suis heureuse de pouvoir le partager avec vous et je remercie infiniment Sigolène Vinson.
Publié en août 2015 par les éditions Plon