Hiver à Sokcho : Elisa Shua Dusapin

Que peut-il bien se passer à Sokcho en plein hiver ? Petite station balnéaire de la Corée du Sud, réputée pour sa réserve naturelle de Seoraksan, sa plage et ses multiples échoppes sur le port rivalisant d’effluves de plats de poissons, calamars et coquillages pour allécher les touristes, elle n’offre guère d’attraits une fois le froid et la nuit installés. Les néons des enseignes deviennent blafards et le rivage balayé par les vents est bien sinistre avec ses barbelés électrifiés rappelant que la Ligne de démarcation avec le Nord est toute proche.  N’y demeurent que ceux qui sont du cru, plongés dans la brume et l’ennui. Et pourtant, débarque un jour à la pension où notre jeune héroïne travaille un Français au regard fatigué, désireux de poser sa valise pour quelques temps. Dessinateur de BD, il semble en panne d’inspiration pour attaquer le dernier tome de la série qui l’a fait connaître. Troublée par cet homme plus âgé qui fait naître en elle autant d’interrogations que de désir et qui la confronte à sa propre histoire – elle est franco-coréenne par son père qui n’était que de passage à Sokcho  – notre narratrice, en plein cœur d’un hiver engourdissant habituellement les corps et les âmes, va s’éveiller à la vie, qui palpite, illumine mais fait aussi souffrir. Elle se sentira peut-être plus proche de cet étranger que de ce qui fut jusqu’à présent son quotidien à Sokcho, marqué par un métissage « source de commérages », un amour étouffant qui la lie à une mère de l’ancienne génération et une relation superficielle avec un jeune homme de son âge.

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Ce premier roman d’Elisa Shua Dusapin, qui a reçu le prix Robert Walser cet été, est fabuleux de finesse et de densité. Court (140 pages), il base son écriture sur l’économie, le soin apporté au choix de chaque mot, chaque situation. Une maîtrise à faire ressentir immédiatement le trouble, le désir, le mal être, l’incompréhension, tout ce que l’on tait, aux autres et à soi-même ; une maîtrise aussi à faire sentir le corps, qui frémit, frissonne, s’agite, peut faire mal…L’art de faire éclore les non-dits, allié à l’ancrage des corps. Une écriture toute en contrastes, étonnante, troublante. A l’image de la préparation délicate du fugu, ce poisson hautement toxique, dans laquelle excelle la mère poissonnière de la jeune femme, qui détient la licence de cuisiner ce plat aussi raffiné que dangereux, nécessitant une éviscération et des ablations minutieuses.

C’est un roman qui m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé cette jeune femme bouleversante : elle  se sent inadaptée, étrangère à son environnement, au monde même d’où elle vient. Elle ne se sent pas d’appartenance, ne se sent pas « pleine » ; mais pourrait-elle se sentir exister à Sokcho, ville-frontière entre le Nord et le Sud, ville indéterminée entre les sirènes du tourisme et les barbelés d’une dictature, ville d’un pays plongé dans les limbes d’une guerre qui dure depuis si longtemps…Son corps lui-même lui échappe et elle se sent tellement mal fagotée avec son éternelle robe-pull qu’elle tente parfois d’alterner avec une pauvre tunique en synthétique. Une héroïne flottante, entre-deux, et cette écriture si juste, si précise.

Cette héroïne j’ai eu envie de la prendre dans mes bras, et envie que cet homme venant de loin l’enserre et lui donne des forces.  Oui, j’ai eu envie que cette femme et cet homme aux cultures si différentes mais aux besoins de réconfort, de consolation qui peuvent peut-être se rejoindre, se rencontrent véritablement car rien n’est plus triste que de se « rater », se manquer ; les liens qui se tissent sont parfois si fragiles et peuvent disparaître d’un rien, au petit matin, recouverts de neige.

J’ai beaucoup aimé également la place accordée dans ce roman au dessin. La jeune femme observe souvent à la dérobée le Français en train de dessiner. Il cherche la suite des aventures de son héros, un archéologue qui parcourt le monde à la recherche bien sûr d’un trésor, qui pourrait être la figure d’une femme « éternelle ». Elle assiste ainsi, fascinée, au travail de la plume qui s’agite, ou besogne. Un travail lui aussi tout en contrastes. La plume sur le papier glisse, ou gratte, rageuse. Elle est mouvement et son. La dureté peut succéder à la douceur, la sensualité à la violence. L’encre parfois éclabousse,  recouvre tout :

« En collant ma joue contre l’embrasure, j’ai vu sa main courir sur une feuille. Il l’avait posée sur un carton, sur ses genoux. Entre ses doigts, le crayon cherchait son chemin, avançait, reculait, hésitait, reprenait son investigation (…) Le crayon a poursuivi sa route jusqu’à ce qu’apparaisse une figure féminine. Des yeux un peu trop grands, une bouche minuscule. Elle était belle, il aurait dû s’arrêter là. Mais il a continué à passer sur les traits, tordant peu à peu les lèvres, déformant le menton, perforant le regard, a remplacé le crayon par une plume et de l’encre pour en badigeonner le papier avec une lente détermination, jusqu’à ce que la femme ne soit plus qu’une pâte noire, difforme. Il l’a posée sur le bureau. L’encre dégoulinait jusqu’au plancher. Une araignée s’est mise à courir sur sa jambe, il ne l’a pas chassée. »

 

Je vous invite à lire également le très beau billet de Sabine du Blog du Petit Carré Jaune, le premier billet que je lisais à propos de ce roman ; celui de Moka d’Au milieu des livres, tout aussi délectable ; et celui de Noukette, très tentateur.

A vous maintenant de succomber au charme de ce roman fort, et étonnant…

 

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Crédits photo : Sokcho, une ville entre mer et montagnes (blog Objectif Séoul)

 

Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016

 

 

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L’Ultime Humiliation de Rhéa Galanaki

L’Ultime Humiliation, c’est ce que ressentent les Grecs d’aujourd’hui face à une réalité socio-économique insupportable, face à cette crise de la dette publique qui défigura ce pays berceau de la démocratie, de la tragédie, du théâtre, des arts et des lettres. Un pays saccagé par la corruption, par les lois du marché, par les banques et par l’austérité imposée par « les trois vampires », « toujours à la recherche de sang frais », que sont le FMI, la Commission Européenne et la Banque Centrale. Rhéa Galanaki, auteure grecque peu connue en France malgré un premier roman inscrit en 1994 par l’UNESCO sur la liste des œuvres représentatives du patrimoine mondial, La Vie d’Ismaïl Férik Pacha, nous plonge au cœur de la crise grecque en nous faisant revivre la journée et la nuit du 12 février 2012 : alors que les députés votent de nouvelles mesures durcissant davantage le quotidien du peuple grec pour satisfaire la volonté des créanciers de l’Europe, les Athéniens descendent dans la rue, excédés. Les manifestations prévues débordent de colère et tournent vite à l’émeute. Des bâtiments historiques sont ravagés par les flammes et Athènes devient le théâtre d’une véritable tragédie mettant en scène le désespoir, la violence et les passions.

 

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Rhéa Galanaki nous fait croiser la route de plusieurs personnages emblématiques de la crise : Tirésia et Nymphe, deux retraitées à la folie douce s’étant échappées de leur foyer social pour participer au cortège des manifestants ; Oreste, l’anarchiste dont les sentiments ont du mal à s’accorder à l’idéal révolutionnaire ; Takis, le néo-nazi de l’Aube dorée ; Yasmine, la jeune femme immigrée qui vient d’Egypte ; et ceux qui n’ont plus de nom, qui vivent dans la rue et qu’on appelle les « néo sans-abri »…

Utilisant les ressorts de la tragédie, convoquant les fantômes du passé et les sombres heures de l’Histoire pour retourner aux racines de la crise, s’emparant de figures mythologiques et aussi homériques, ce roman foisonnant peint un tableau saisissant de la société grecque contemporaine et fait d’Athènes un décor inoubliable.

J’ai beaucoup aimé les péripéties des deux vieilles dames Tirésia et Nymphe, un peu foldingues, profondément attachantes et complètement désemparées par un monde qui les dépasse, alors qu’elles se l’étaient si fortement approprié dans leur jeunesse : l’une, professeure de lettres, forte femme ne dépendant d’aucun homme si ce n’est de son père archéologue qui lui a fait découvrir tous les trésors patrimoniaux d’Athènes ; et l’autre, peintre, ayant participé à l’insurrection étudiante de l’Ecole Polytechnique en 1973 qui contribua à mettre fin à la dictature des colonels. Ces deux femmes, réfugiées dans leur passé et leur folie, n’hésitent pourtant pas à se plonger dans le réel et la foule des manifestants quand elles apprennent qu’en plus de la sévère baisse du montant de leurs pensions de retraite leur foyer-appartement est menacé de fermeture, les obligeant ainsi à vivre dans un asile. Elles vont vivre lors de ce soulèvement populaire des moments épiques qui ne sont pas sans leur rappeler le théâtre tragique et même l’Odyssée puisque, complètement perdues dans les rues labyrinthiques d’Athènes, elles mettront plusieurs mois à regagner leurs pénates :

« (…) c’était, au sens propre, l’âme d’une ville qui expirait devant elles. Seul le chœur de cette tragédie contemporaine conservait quelques éléments de son origine antique. En effet, les deux femmes ne cessaient d’entendre le coryphée – un homme qui marchait en tête – hurler dans un mégaphone certaines formules écrites sur les banderoles, et le chœur des temps modernes les répéter en adoptant une voix rythmée et une démarche cadencée. Le chœur, c’était cette foule nombreuse et innombrable, c’étaient ces groupes constitués de centaines d’hommes et de femmes avançant de manière cérémonielle sur la scène des avenues pour protester contre les maux qui les frappaient ».

J’ai aimé également la belle place accordée aux mères dans ce roman, fortes dans les épreuves : Yasmine, la jeune Egyptienne qui protège son petit garçon des violences du parti d’extrême droite l’Aube dorée ; Catherine qui ne reconnaît plus son fils Takis venu grossir les rangs des néo-nazis ; Danaé, l’assistante sociale et mère célibataire qui risque de perdre son emploi ; Nymphe, l’ancienne combattante de l’Ecole Polytechnique qui ne comprend pas les idéaux destructeurs et anarchistes de son fils Oreste ; et la ville d’Athènes elle-même, devenue pour Tirésia, qui n’eut que son père dans sa jeunesse, une mère de substitution, belle et protectrice qui l’invitait à explorer ses rues, arpenter ses places et contempler ses façades, en compagnie de fantômes et d’autres âmes en peine…

J’ai été touchée par la douceur qui parvient à poindre au milieu du chaos : celle qui unit Tirésia et Nymphe, celle qui entoure l’amour naissant entre Danaé et Oreste (qui délaisse ses objectifs révolutionnaires au profit d’une « insurrection sentimentale » ! ) et celle qui se dégage d’un motif de l’iconographie byzantine que l’on appelle également L’Ultime Humiliation, ou Le Christ de pitié, présent au début et à la fin du roman, encadrant ainsi ce récit d’espoir et de consolation :

« On y voyait dépeinte l’humiliation de Dieu devenu homme et ayant subi la Passion, et la référence latente à l’espoir de la résurrection ».

 

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Christ de Pitié, attribué à Nicolaos Tzafouris entre 1480 et 1500
Crédit photo : Petit Palais, musée des Beaux-arts de la Ville de Paris

Je tiens à remercier La Voie des Indés du réseau Libfly et Aurélie qui m’ont permis de me plonger dans ce livre, ainsi que les éditions Galaade qui me l’ont envoyé. Au début je fus intimidée par ce thème de la crise d’austérité et puis les pages m’ont emportée. J’ai réellement été séduite par l’écriture poétique et chaleureuse de Rhéa Galanaki qui nous transporte dans une Athènes envoûtante, traversée par des siècles de Culture et d’Histoire, aux côtés de personnages véritablement incarnés, sachant nous émouvoir avec leurs souffrances, leurs peurs et surtout leurs espoirs. Car si Athènes brûle, ce serait peut-être pour mieux renaître de ses cendres…

Et merci aussi à toi Goran ! C’est chez toi en effet que j’avais repéré l’existence de La Voie des Indés. Je vais poursuivre l’aventure…

 

Paru aux éditions Galaade en septembre 2016
Traduit du grec par Loïc Marcou

Ni terre ni mer : Anne von Canal

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Ni terre ni mer, ou le récit d’une vie sans ancrages, ballottée par les coups du sort, cruels mais aussi prodigues de joies et de douceur inattendues. Une vie à la dérive que l’on peine à maîtriser en dépit des choix que l’on a cru nécessaire de faire pour s’opposer à ceux que d’autres ont fait pour nous. Une vie qui laisse espérer atteindre le rivage se dérobant malheureusement trop souvent, s’effritant lorsqu’on a eu la chance de crier « Terre ! » Une vie sans trop de racines, ni père ni mère, car ceux-ci nous ont fait trop de mal et qu’on a préféré prendre le large. Une vie qui, même si on est entouré d’immensité, sur une mer d’huile ou une mer démontée, ne cesse de se rappeler à nous.

Une vie à laquelle tente d’échapper Lawrence Alexander, pianiste sur des bateaux de croisière, ne débarquant jamais lors des escales. La musique est son refuge, le piano « la seule faculté qui [lui] soit restée » et les cabines, minuscules, au hublot impossible à ouvrir, aux portes qui lorsqu’elles se referment font un bruit sourd, « agréablement définitif », sont les seuls espaces qui lui conviennent totalement. Anne von Canal, auteure allemande qui signe ici son premier roman, nous raconte l’histoire terrible, banale et extraordinaire de ce pianiste blessé, devenu solitaire. Son écriture habile entrelace plusieurs récits, orchestre différentes temporalités comme autant de vagues de souvenirs, de flux d’impressions, de mouvements musicaux, de bouts de vie qui s’assemblant, se répondant, finissent par faire sens. Lawrence Alexander, qui est aussi Lorenzo, qui fut dans une autre vie Victor Alexander Laurentius Simonsen ou Laurits, est un personnage profondément émouvant que l’on accompagne dans ses épreuves et ses réconforts, ses belles émotions musicales, et que l’on quitte à regret car on voudrait être sûr, avant de refermer le livre, qu’il soit enfin parvenu à (re)gagner la terre ferme.

Le roman s’ouvre sur un appel de détresse. Un bateau est en train de sombrer. On ignore son nom. On ne sait pas quand cela s’est passé. Ce qu’on sait, c’est qu’il transportait 850 passagers qu’il a plongés dans des eaux glaciales, au cœur de la nuit. Puis la lumière revient. Il est 14h. Nous sommes en 2005. Commence un autre récit. Lawrence vient d’embarquer pour une nouvelle croisière (une ultime croisière ?). Il enchaîne un contrat de plus en tant que pianiste-animateur-faiseur de bruit de fond, ou autrement dit « un pianeur ». Il tourne le dos à Venise, où il s’est posé quelques jours. Mais il est contrarié, angoissé et son embarquement ressemble à une fuite. Rosa vient de lui apprendre qu’elle est enceinte : une vie à 3 s’annonce ; une vie qui le rattache à autrui, à un lieu, une vie qui germe et dont il ne veut pas, ou plutôt dont il ne veut plus. Il va s’en expliquer dans un journal de bord. Dans la solitude de sa cabine, il pose sur le papier ses angoisses, réminiscences de vies passées. Vient alors un troisième récit dans lequel il jouera sa partition la plus personnelle.

De blessures d’enfance en amours intenses, de secrets de famille en rêves disparus, Lawrence, Laurits ou Lorenzo n’en finit pas de se perdre, épuisé par le flux et reflux d’événements qu’il n’a pas pu maîtriser, contraint au renouveau pour ne pas sombrer :

« Combien de fois peut-on recommencer de zéro ? Combien de chances a-t-on dans sa vie ? Et combien de fois supporte-t-on ça ? Combien de fois puis-je muer avant qu’il ne reste plus rien de moi ? »

La musique heureusement est sa constante. Elle varie elle aussi mais sa puissance demeure intacte. Alors que Schubert, Chopin et Haydn l’accompagnaient quand il préparait son entrée au Conservatoire de Stockholm, il se réfugie à présent dans Metamorphosis de Philip Glass. La musique, la seule véritable compagne qu’il souhaite à ses côtés. Elle est source vitale et combat douloureux. Elle lui a fait éprouver la tyrannie d’un père hostile à toute ambition artistique. La famille Simonsen a toujours été une famille respectable de la bourgeoisie stockholmoise et son patriarche, Magnus, illustre professeur en ophtalmologie, ne supportait pas que son fils prenne le risque de compromettre sa réputation et sa dignité. Et ce n’est pas sa mère, Amy, épouse soumise évaporée dans l’alcool, qui a pu l’aider. Il y a eu heureusement sa professeure de piano, Melle Andersson, et plus tard la rencontre lumineuse et inattendue avec la sensuelle et indépendante Silja.

Les mots courent sur le papier, les notes surgissent de souvenirs enfouis mais elles résonnent aussi un peu creuses au cours de la croisière lorsqu’on lui demande de faire son travail et de jouer pour la énième fois « Besame Mucho » ou « As time goes by » (« Play it again, Sam », lui dit avec un large sourire un « vieux mâle en rut plein aux as » lui fourrant un billet dans la poche).

Combien de temps encore Lawrence se satisfera-t-il de la monotonie des croisières, de l’espace clos d’un bateau ? Combien de temps se réfugiera-t-il dans la solitude pour échapper au passé ? Répondra-t-il à l’appel de Rosa et regagnera-t-il les côtes ?

« La solitude, est-ce un sentiment de vide ou de plénitude ? Ca prend beaucoup de place, en tout cas, ça chasse presque tout le reste. Ca rassasie et, en même temps, ça donne faim ».

Un livre qui m’a beaucoup touchée. L’écriture, sobre, classique, se met entièrement au service de son personnage. Elle permet de ressentir une grande et belle empathie pour Lawrence. Ce roman, très bien construit, nous plonge adroitement, subtilement, au cœur de l’intime et nous conduit de plus vers une fin inattendue, réellement bouleversante, que je ne vous dévoilerai pas bien sûr   🙂

Un grand merci à Antigone qui m’a mis ce livre entre les mains ! Il faisait partie en effet d’une boîte littéraire que j’ai remportée à l’occasion du concours qu’Antigone organisait pour les 10 ans ( ! ) de son blog. J’avais reçu de belles surprises dans ma boîte aux lettres.

Je vous invite à lire le beau billet qu’Antigone avait rédigé et qui m’avait donné l’irrésistible envie de découvrir Ni terre ni mer.

 

 

 

Publié en mars 2016 par les éditions Slatkine & Cie.
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber.

Cou coupé court toujours : Béatrix Beck et Mélanie Delattre-Vogt

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Nous arrivons au terme de notre voyage de découverte des Editions du Chemin de Fer. J’espère qu’il vous aura été agréable et que vous n’hésiteriez pas à réembarquer ; nul doute que vous attendraient de nouvelles surprises ! Pour clore cette semaine, il était indispensable d’aller faire un tour du côté de chez Béatrix Beck qui, avec ses expérimentations, fait figure d’ambassadrice de l’éditeur. L’écriture de cette auteure d’origine belge (1914-2008), naturalisée française en 1955, recèle bien des merveilles d’explorations langagières qui vous rappelleront sans doute celles de Raymond Queneau. Un enthousiasme communicatif à jouer avec la langue, une fantaisie généreuse, une liberté de ton jubilatoire ainsi qu’une réelle émotion qui fait qu’on a vite le béguin pour ses personnages, tout cela va vous garantir un voyage inoubliable . Cou coupé court toujours est un texte à rapporter dans vos bagages si vous voulez faire découvrir le laboratoire littéraire de Béatrix Beck.

 

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L’auteure de Léon Morin, prêtre (prix Goncourt 1952) marquait avec Cou coupé…une rupture avec ses précédentes fictions autobiographiques, jouant allègrement avec les mots, les formes et la ponctuation. Mettant en scène le quotidien d’une famille pauvre composée du père, docker, et des deux filles, la mère étant partie, Béatrix Beck mise sur la fantaisie qui se décline en plusieurs tableaux alternant les lieux, les voix narratives, les temporalités, les sonorités…Publié par les éditions Gallimard en 1967, ce texte témoigne de sa volonté de porter sur le réel un nouveau regard. Elle déclarera à ce sujet dans Confidences de gargouille (éditions Grasset, 1998) avoir été influencée par le cinéma (la Nouvelle Vague) : « Je voyais ce livre comme une succession de séquences ».

Et le début du livre en effet nous donne l’impression de regarder un film avec des mouvements fluides de caméra nous présentant peu à peu les protagonistes de l’histoire dans un contexte urbain très vivant : on entend les bruits de la rue, les enfants qui jouent et leurs comptines, le marchand de poisson qui interpelle le client, les conversations des passants…On voit différents appartements d’un immeuble dont celui de la famille qui nous intéresse avec Martine, la fille aînée de 13 ans, véritable petite femme d’intérieur, en train de faire le ménage dans le pauvre logis dont le principal meuble est le plancher, briqué en permanence :

 

« Protégée par le tabler fleuri que sa mère oublia d’emporter, la ceinture faisant deux fois le tour de sa taille et nouée en épissure sur le nombril, pieds nus dans le lessif écumeux (reine de la mer notre-dame des flots soyez notre mère), des mèches pendant sur ses oreilles aux lobes percés par les boucles en tolède de sa bisaïeule, la combattante pousse le lave-pont ».

 

C’est Martine qui veille sur l’intendance et gère la paye que rapporte le père ; enfin, une partie seulement car celui-ci, surnommé « L’Amour », se réserve des visites très fréquentes au bordel, le « Couvent des Augustines Déculottées » (oui, il y a dans ce texte une certaine amoralité qui dégomme la bienséance et les bigots). Martine, avec le départ de sa mère, à dû grandir très vite et est devenue une petite soldate qui « marche plus que droite, la tête rejetée en arrière, le menton levé, l’air aussi coriace que le permettent ses joues rondes et roses ».

Le père quand il la regarde voit quelquefois des airs de son épouse et est troublé par sa silhouette qui se féminise de jour en jour. L’inceste suinte. Les rumeurs circulent, nourries par la mère criant des horreurs dans les rues et s’affichant dans les bars la nuit avec un autre homme.

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Martine, petite épouse et petite mère courage, qui s’occupe aussi de sa sœur Claude, la coiffe, lui met ses habits du dimanche pour aller à la messe et surveille ses devoirs. Une enfance qui se défile et la pauvreté qui meurtrit une famille : voilà un quotidien bien sombre qui s’extirpe cependant du sordide grâce aux échappées d’une écriture énergique, gouailleuse et merveilleusement inventive ; ainsi cette scène où Claude est contrainte aux devoirs :

 

« A l’autre bout de la table Claude, enfreignant l’interdiction d’une institutrice imparfaite en faveur de l’exactitude absolue, décalque la Seine (moi j’aimerais me jeter dans la mer vite, sans boucles), s’interroge sur les verbes (il pleut il dort je me décoiffe je m’écrie je m’écris) la nuit des temps les adjectifs (un homme brave n’est pas un brave homme) les noms composés (l’abat-jour abat le jour le brise-bise brise la bise) les compléments (j’aime mes parents le lièvre court pour échapper au chasseur les maçons travaillent avec zèle nous habitons une jolie ville il a fait son devoir du matin jusqu’au soir) coud dans un cahier de papier bleu une brassière naine manches en croix chauve-souris clouée sur la porte d’une grange ».

 

Les illustrations de Mélanie Delattre-Vogt réalisées au crayon gris reflètent la gravité de cette histoire, le trouble malsain qu’on ne veut pas voir et souhaite cacher derrière les portes des appartements. Les personnages n’ont pas de visage : les têtes sont coupées ou recouvertes d’un voile, d’une enveloppe. Leurs silhouettes sont fondues les unes dans les autres, enchevêtrées, indissociables, prisonnières. Heureusement il y a les couleurs, en petites touches discrètes fondues dans le gris, qui pourraient s’accorder aux lumières de l’écriture.

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Pour vous plonger davantage dans l’univers de l’artiste, voici son site.

Et pour continuer à défier avec inventivité et liberté une réalité parfois triste, restez en compagnie de Béatrix Beck dont les Editions du Chemin de Fer ont publié plusieurs titres ; le dernier en date est Bribes, sorti en juin 2016.

Anne est partie à la rencontre d’une autre grande dame de la littérature, Virginia Woolf, et vous propose son billet sur le texte Dans les rues de Londres, une aventure, vu par Antoine Desailly.

Je te remercie Anne d’avoir initié cette belle semaine thématique à quatre mains. Ce fut un réel et grand plaisir d’y avoir participé et d’échanger des découvertes ! Je te dis bravo pour ton énergie et me demande ce que tu vas nous préparer les jours qui suivent…  😉

 

Publié par les Editions du Chemin de Fer en novembre 2011

Un matin de grand silence : Eric Pessan et Marc Desgrandchamps

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C’est avec grand plaisir que je participe cette semaine à une thématique consacrée aux éditions du Chemin de Fer, en compagnie d’Anne du blog Des mots et des Notes. Elle m’a très sympathiquement invitée à être du voyage après ma découverte de l’éditeur via Inquiétude de Michèle Lesbre, vu par Ugo Bienvenu et Tryggve Kottar de Benjamin Haegel, vu par Marie Boralevi. Cet éditeur « basé dans la Nièvre, en lisière de forêt et du monde » propose « depuis 2005 des textes courts illustrés par des artistes contemporains ». Les ouvrages sont de très belle facture, avec rabat et papier épais cousu, et les univers présentés sont des invitations aux voyages singuliers. Alors, amoureux de la littérature et explorateurs graphiques dans l’âme, amateurs des chemins de traverse plutôt que des lignes à grande vitesse, embarquez à bord de notre Chemin de Fer. Première destination : Un matin de grand silence d’Eric Pessan, vu par Marc Desgrandchamps.

 

« C’est un matin de grand silence, comme recouvert par une épaisse couche de poussière. Le son ose à peine se propager. Le moindre raclement de gorge le moindre heurt le moindre froissement se répercutent avec violence dans l’appartement déserté. »

 

« Ce matin, le monde a une fragilité nouvelle ».

 

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Un adolescent se réveille dans un appartement. Il est 9h30 et ses parents ne l’ont pas réveillé pour aller au collège. Ils ne sont pas là. Ils semblent avoir déserté l’appartement, à moins que…La porte de leur chambre est mystérieusement fermée. N’osant abaisser la poignée de la porte, le garçon déambule d’une pièce à l’autre. Les heures passent sans qu’il cherche à sortir, à prendre contact avec l’extérieur. Il est comme prisonnier à l’intérieur, et immobilisé dans le temps :

 

« Il est coincé dans l’appartement déserté,

seul,

caché et clandestin, il veut profiter pleinement de chaque seconde de son étrange liberté silencieuse. L’appartement est un fossile, un coquillage pétrifié enfoui dans le limon. Le temps verse ses siècles, l’appartement se minéralise, subit les pressions de la roche, s’endurcit, il sera difficile de le déterrer ».

 

Féru de livres et de films de SF, fasciné par l’Espace et la vie éventuelle sur d’autres planètes, il s’imagine prisonnier d’une capsule qui dérive et « il ne comprend pas pourquoi ses parents l’ont expulsé du vaisseau principal ». A défaut d’explorer une planète, il s’aventure précautionneusement dans l’appartement et éprouve la solitude de l’Espace infini…

 

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Il est traversé par plusieurs sensations : angoisse, dégoût, apaisement, réconfort, tristesse…Il éprouve bien sûr un terrible sentiment d’abandon mais aussi le plaisir d’exister seul, sans plus avoir à supporter la présence envahissante, intrusive, de sa mère, femme au foyer, et la compagnie de ses camarades de classe ; il se sent si différent d’eux…Il goûte à la « douceur confortable du silence » et ressent une réelle souffrance à chaque sonnerie du téléphone, ce « prédateur » qui l’attaque.

Le monde qui l’entoure semble ne plus avoir de prise sur lui, s’estompe : de l’immeuble ne s’échappe aucun bruit et de la rue ne lui parvient que quelques pétarades de mobylettes. Le silence est si grand qu’il entend le battement de son cœur, se demandant d’abord s’il ne s’agit pas d’un voisin qui cogne contre une cloison. Plongé en lui-même, il ne veut, et ne peut peut-être plus, se confronter aux autres. Ses parents ne sont plus là mais lui aussi s’absente du monde.

L’écriture d’Eric Pessan saisit plusieurs facettes de cette solitude : liberté bienvenue, vide angoissant, refuge réconfortant, abandon douloureux…Il s’agit non pas d’expliquer pourquoi les parents ont disparu mais de montrer les réactions et sentiments du garçon face à quelque chose qu’il ne maîtrise pas. Avec ses variations de rythme, telles des vagues, l’écriture nous fait passer d’une phase relativement paisible à une autre, plus agitée. Le quotidien le plus banal (se laver, se préparer un repas, faire la vaisselle…) se teinte par moments d’effroi, souvent de poésie, et flirte volontiers avec le fantastique.

Les illustrations de Marc Desgrandchamps expriment elles aussi une réalité plurielle et difficile à capter. Ses collages nous font voir plusieurs couches, plusieurs mondes qui se superposent. Beaucoup d’éléments sont présents mais aussi recouverts, cachés. Il y a à la fois une vision kaléidoscopique, éclatée, avec des éléments qui tranchent avec les autres, les entaillent, et une vision plus trouble, fuyante, avec des contours estompés et des coulures qui fondent les éléments les uns dans les autres.

 

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Je vous invite à plonger davantage dans l’univers du peintre graveur Marc Desgrandchamps.

Explorez également le site de l’écrivain Eric Pessan, aux talents variés, auteur de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, d’essais, de poésie…

Et bien sûr, lisez sans plus attendre le billet d’Anne : Les histoires de frères d’Arnaud Cathrine, vu par Catherine Lopès-Curval.

 

 

Sorti en mars 2010 aux éditions du Chemin de Fer

L’avalée des avalés : Réjean Ducharme

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

 

Je n’oublierai pas de sitôt cette lecture. Quelle claque ! Et quel ravissement… Dès les premières lignes, l’écriture de Réjean Ducharme part à l’assaut et assène au lecteur une sacrée gifle. J’ai tendu sans hésiter l’autre joue, puis je me suis présentée tout entière, bien de face, pour recevoir les mots rageurs de Bérénice, jeune héroïne ducharmienne en guerre contre les adultes et les lâches. J’ai encaissé ses invectives, ses mots fous, ses mots inventés, ses mots qui triturent, qui dissèquent, ses mots qui terrassent, ses mots qui magnifient, qui envoûtent, qui transportent par leur poésie hybride, toute d’ombre et de lumière. Des mots à foison qui m’ont avalée et que j’ai ingérés, goulûment. Une écriture incroyablement belle, exaltante, épuisante, qui exprime la soif inassouvie de Bérénice Einberg dans sa recherche d’absolu, de découverte d’elle-même, et dans sa volonté d’en découdre avec la terre entière, jour et nuit. Petite fille de parents monstrueux et défaillants, elle aurait pu se briser et se faire engloutir par les adultes. Que nenni ! Sa rage est à nulle autre pareille et terrasse quiconque, toujours victorieuse.

 

Voici comment elle se présente dans un incipit-lame-de-fond : souffrance d’être perdue dans le monde et volonté de se posséder :

 

« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère(…) »

 

Il faut dire qu’elle a de quoi être perturbée la petite Bérénice. Elle vit avec ses parents et son frère Christian sur une île du grand fleuve canadien le Saint-Laurent, dans une ancienne abbaye « aux quatre toits de tuiles rouges », « plus pointus que des fers de hache, plus escarpés que des falaises », au-dessus de laquelle passe un pont ferroviaire qui cache le soleil. Les trains font trembler les murs, secouent les lits et les rares rayons de soleil que le pont n’a pas filtrés sont arrêtés par d’épais rideaux de velours qui pendent aux fenêtres. Dans cette abbaye se joue une véritable « Guerre de Trente ans » qui oppose le père Mauritius Einberg à sa belle jeune épouse surnommée « Chat Mort » par sa fille. Ils ne se supportent pas et se sont partagé les enfants : à la mère le premier enfant né, c’est-à-dire Christian, et au père le second, ce sera Bérénice. Chaque parent impose à sa partie un enseignement religieux : catholique pour Christian, judaïque pour Bérénice. Et chaque parent impose aussi à « son » enfant une vision détestable, fielleuse, de l’autre, l’ennemi à abattre. Les repas finissent en champs de bataille et les portes souvent claquent, laissant toujours derrière elles des cris haineux. Cette fureur, Bérénice n’est pas la dernière à y prendre part. Elle aussi joute verbalement, empoigne, gueule, vocifère, cogne, pince…

 

Les deux enfants cependant sont profondément attachés l’un à l’autre. Leur relation est intense, fusionnelle, et même incestueuse vue des yeux de Bérénice. Elle idolâtre son frère dont elle a tant besoin de la douceur. Il est son compagnon de jeux avec qui elle explore le jardin de l’abbaye, les caves, la crypte et aussi les marais de l’île. Ces moments d’enfance, de jeux et d’émotions partagés sont fabuleux à lire.

Mais un jour surgit toute une ribambelle de cousins invités un été par « Chat Mort » et avec eux la redoutable Mingrélie, si belle et dont Christian tombe amoureux. L’été devient insoutenable, moite, nocturne, hypnotique, les croisières programmées sur le Saint-Laurent se transforment en sabordages et en naufrages et c’est « Chat Mort » qui supervise les batailles (ces pages sur l’été dans l’île sont superbes…). Bérénice, arrivée au faîte de sa souffrance, déborde de fureur et son amour pour Christian devient encore plus obsessionnel. Le père, ulcéré, la chasse et l’exile à New York chez un parent, Zio, patriarche ultra-orthodoxe qui s’est investi de la mission de panser et de guérir les âmes. Bérénice passera cinq années loin de l’île vénéneuse mais connaîtra dans la grande ville d’autres poisons. Elle n’aura de cesse de se battre contre les prisons (famille, religion, école) pour devenir une adolescente encore plus dure, plus détachée des autres :

 

« Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».

 

Elle devient boulimique de connaissances, de lectures, ingurgite des cours de tout et n’importe quoi : Ses pensées et réflexions ne cessent de jaillir, grouillent, débordent et elle abreuve de logorrhées ceux qu’elle côtoie. Elle se veut forte dans sa vision sur le monde, forte dans sa solitude et son âme, sans attaches et découvrir qui elle est ; elle déclare : « Je choisirai le sol de chacun de mes pas ».

 

Vous voilà prévenus ! Pour entrer dans ce roman, il vous faudra affronter Bérénice la guerrière, Bérénice qui peut être monstrueuse. Ses armes langagières pourront vous blesser, vous choquer. Peut-être demanderez-vous grâce, sonnés et fatigués : j’ai peiné quelquefois et j’avoue que les cinquante dernières pages m’ont laissée de côté ; de plus, ses inventions linguistiques et ses emplois fréquents de mots peu usités peuvent vous donner le tournis ! (Un conseil : laissez tomber le dictionnaire et amusez-vous, laissez-vous porter par les jeux de mots, les mystères du sens, c’est si agréable de ne pas tout maîtriser). En tout cas je suis sûre que la puissance poétique de l’écriture de Réjean Ducharme vous ravira, littéralement. Il y a dans ce roman des fulgurances incroyables : je termine par cette phrase de Bérénice :

 

« La lumière est une rivière qui m’appelle et qui a quelque chose à son extrémité. Quelqu’un qui suit la vérité jusqu’au bout, qui en a la force, est quelqu’un qui escalade un rayon de soleil et finit par tomber dans le soleil ».

 

Merci beaucoup à Madame lit qui m’a fait découvrir ce si beau livre et la journée « le 12 août, j’achète un livre québécois ». Je connais enfin (un peu mieux) l’auteur québécois Réjean Ducharme. Cet auteur qui n’avait que 24 ans quand est sorti son tout premier roman L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966. Un auteur mystérieux qui préserve farouchement son anonymat, alors que son œuvre est couronnée de succès : Prix du Gouverneur Général, Grand Prix national des lettres, officier de l’Ordre national du Québec et dernièrement voici que L’avalée des avalés entre dans le Registre du patrimoine culturel du Québec (merci Marie-Claude d’Hop !  sous la couette  pour le lien )

 

Ed. Gallimard « Folio » (1982)
1ère édition aux éditions Gallimard la « Blanche » en 1966

 

Le Mystère du Monstre : S.Corinna Bille & Fanny Dreyer

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« Mangez bien votre soupe, Achille et Blaise, et je vous raconterai l’Histoire du Monstre.

Elle est vraie ton histoire ?

Elle est vraie.

Tout à fait vraie ?

Oui. Ce Monstre, mes enfants, n’est pas celui des contes ni des fables. Ce Monstre, mes petits, c’est le nôtre. »

Ah, quel délicieux rituel que celui de l’histoire du soir, surtout quand il s’agit de frissonner aux côtés de maman qui va raconter une histoire de monstre à nulle autre pareille, c’est-à-dire une histoire réelle de Monstre dont les faits se sont déroulés ici

Ici c’est en Suisse, dans le canton du Valais. Et la maman qui raconte cette terrible histoire, qui l’a vécue ( !), est l’écrivaine suisse S. Corinna Bille (1912-1979), auteure de poèmes, de pièces de théâtre, de contes, de romans et de nouvelles (elle obtint en 1975 le Goncourt de la nouvelle pour La demoiselle sauvage). Elle fut l’épouse de l’écrivain et du poète suisse lui aussi Maurice Chappaz. Ils eurent trois enfants, Blaise, Achille et Marie-Noëlle.

Voici donc l’histoire…Après-guerre en Suisse, en 1946, commença pour les habitants du canton verdoyant et forestier du Valais le « temps du Monstre ». On trouva des moutons égorgés dans l’alpage du village de Chandolin. Les victimes devinrent de plus en plus nombreuses ; il y eut même des veaux et « un gros verrat » qui connurent ce sort funeste. Le Monstre étendit rapidement son territoire de chasse à tout le canton et il était insaisissable : il « visitait toutes les vallées, courait du Haut-Valais dans le Bas-Valais et vice-versa, à toute vitesse ». Tout le monde se mit à en parler, à le redouter, et il devint un véritable phénomène médiatique, tout auréolé de mystère : qu’était-il, quelle sorte d’animal pouvait être aussi féroce ? Son appétit vorace, les traces de ses crocs dans la gorge de ses victimes (celles qu’a vues de ses propres yeux maman !), ses empreintes, ses poils arrachés firent de lui une panthère pour les uns, un léopard pour les autres, un chacal, un tigre du Tibet, un lynx, une hyène…On fit intervenir des experts, des savants mais même eux ne savaient pas définir le monstre : « En vérité, tout le monde donnait sa langue au chat ».

 

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Des battues furent organisées par les gendarmes et les chasseurs mais le Monstre leur fila entre les doigts. Il était décidément bien malin et très gourmand :

« Pendant que tout le monde se creusait la tête et imaginait Dieu sait quoi, notre Monstre ne s’ennuyait guère. Il trottait, mordait, croquait, broyait, suçait, buvait, se gavait, se pourléchait, puis s’endormait…

Longtemps ?

Jamais longtemps. Il se réveillait, retrottait, remordait, recroquait, etc. »

 

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En désespoir de cause, on conduisit même un ténor d’Amérique au beau milieu de la forêt pour débusquer le Monstre : il « roulait beaucoup les r » et prétendait « par [sa] voix si belle, atendrrrirrr le Monstrrre ».

L’imagination vagabonde, fonctionne à plein régime, on ne laisse plus sortir les petits enfants…Quelle frayeur quand maman et l’oncle René-Pierre (René-Pierre Bille, photographe et cinéaste animalier) apprirent dans les journaux que l’antre du Monstre se trouvait dans la Forêt de Finges, là où ils s’étaient rendus quelques jours plus tôt avec Blaise alors tout bébé :

« Tandis que toi, Blaise, tu as bien failli être mangé.

Moi, mangé ?

Oui, mangé. On était parti au fond de la Forêt de Finges pour y chercher des fraises. « Là-bas, il y a une clairière où on en voit tellement que c’est tout rouge, par terre ! » nous avait assuré votre oncle René-Pierre. Toi, tu étais dans un pousse-pousse, tout blond-bouclé, tout rose et doré ! Une délicieuse bouchée pour un Monstre, un vrai petit dessert… »

 

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Un Monstre qui fait donc partie de l’Histoire de la Suisse mais aussi de l’histoire familiale…Blaise et Achille en sont un peu effrayés mais surtout émoustillés, et ils redemandent des détails sur le Monstre ! Maman ne se fait pas prier, les histoires ça la connaît. Elle joue volontiers avec la peur de ses petits garçons en créant des effets de mystère et de surprise. Taquine, et tendre, elle titille aussi leur patience en usant de digressions qui enrichissent son récit, l’ancrent dans le réel, et le ralentissent, faisant trépigner les enfants (« Mais le Monstre, maman ? »…)

Il ne s’agit donc pas de traumatiser ces chers petits en leur racontant une histoire épouvantable, bien au contraire. S. Corinna Bille s’empare de la peur, l’anticipe en plongeant les enfants dans une histoire certes basée sur des faits réels mais surtout rocambolesque où l’imagination tint le premier rôle. Et puis il y a une série de personnages savoureux qui peuplent ce récit : le Grand-Gendarme, bel homme et galant, le berger Hilaire, fanfaron qui prétend avoir vu le Monstre alors qu’il est « le plus grand et le plus fort soûlon du val d’Anniviers », le ténor d’Amérique qui veut charmer le Monstre, le chasseur d’Afrique qui se trouve par hasard en vacances à Chandolin…Du plaisir donc, beaucoup de plaisir, pour les petits auditeurs et pour nous, lecteurs !

Les illustrations de Fanny Dreyer participent à cette délectation, à cette délicieuse frayeur ressentie. Elles sont tour à tour précises, naturalistes et fantaisistes. On y voit de drôles de bêtes et des cousins de Max et les Maximonstres qui feraient un petit tour en Afrique. Fanny Dreyer nous offre des détails rigolos à observer et des paysages de forêt dans lesquels se plonger. Les fonds sont très beaux, percés de lueurs étranges, celles des yeux de la forêt, les yeux du Monstre. Sa technique qui associe l’ecoline (encre aquarelle) et le crayon lui permet d’alterner profondeur et légèreté. Une très belle réussite. Elle rend tout autant hommage aux illustrations originales de Robert Hainard (cet album fut publié une première fois par les éditions du Verdonnet en 1967) qu’elle s’en affranchit avec vive fantaisie.

 

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Planche de Robert Hainard

Je termine cette chronique en faisant remarquer que c’est la deuxième fois que les albums des éditions de La Joie de Lire me donnent l’occasion et l’envie de découvrir des auteurs littéraires suisses : S. Corinna Bille et Maurice Chappaz avec cet album, et Nicolas Bouvier avec Des fourmis dans les jambesLa Joie de Lire, un éditeur jeunesse précieux dont on tombe vite amoureux !

A découvrir les autres œuvres de S. Corinna Bille et de Fanny Dreyer publiées par la Joie de Lire.

A visiter également le site de Fanny Dreyer (elle a récemment illustré la pièce de théâtre écrite par Ramona Badescu Moi Canard édité par Cambourakis).

Et si cette histoire – véridique – du Monstre du Valais vous a intéressé(e)s et que vous vous sentez d’humeur chercheuse, je vous invite à lire ce Mémoire présenté à l’Université de Lausanne qui recense toute l’affaire, documents d’époque à l’appui.

 

Publié aux éditions La Joie de Lire en octobre 2012.
1ère édition en 1967 aux éditions Verdonnet et en 1968 aux Cahiers de la Renaissance Vaudoise (illustrations de Robert Hainard)
Puis édité à La Joie de Lire en 1993 avec toujours les illustrations de Robert Hainard.

Une île : Fanny Michaëlis

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L’album Une île nous raconte le combat intemporel entre l’homme et la mer. Un pêcheur et sa femme vivent sur une presqu’île « dans [une] baie isolée du reste du monde ». Derniers habitants d’un village qui se meurt faute de naissances, ils affrontent au quotidien une mer rageuse qui n’a de cesse de balayer et de tourmenter de ses flots ce pauvre petit bout de terre. Elle en serait d’ailleurs facilement et rapidement venue à bout si elle n’avait accepté un jour un pacte proposé par les villageois : « Tant qu’un des leurs foulerait de ses pieds le sable de ses côtes, elle ne pourrait engloutir la péninsule. En échange de quoi, ils se contenteraient de pêcher à marée basse et épargneraient la faune de ses grands fonds ». Mais la mer finit par se lasser, s’impatiente dangereusement, ses vagues se gorgent de fureur, grossissent de plus en plus. Et un jour, miracle ! La femme du pêcheur tombe enceinte. Il y aura donc encore âme qui vive pour tenir tête à la mer. Mais la petite fille qui naît est minuscule, telle une Poucette, « pas plus grande qu’un noyau de cerise », et la mère, brûlante de fièvre, mourra en couches ; le combat est-il perdu d’avance ? Rien n’est moins sûr. Il semblerait que notre héroïne lilliputienne en sorte victorieuse…

Ce beau récit, qui prend sa source aux contes et aux mythologies, Fanny Michaëlis l’accompagne d’illustrations en bulles d’écume, virevoltantes, éclatantes de légèreté, de délicatesse, d’étrangeté, d’onirisme et grouillantes de vie.

Le format à l’italienne sied à merveille à ces dessins qui regorgent de détails. L’aspect pictural est très fort. On pense à la finesse des miniatures persanes. Il y a un soin tout particulier apporté aux motifs des tissus, à la trame des filets de pêche, au tissage des nasses, aux écailles des poissons, aux carapaces des crevettes, aux coquillages…On goûte aussi à la délicatesse des estampes japonaises avec des scènes de pêche et une faune marine rappelant l’art d’Hokusai et d’Hiroshige.

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Et la douceur de la femme du pêcheur devenue mère, sa toute petite fille endormie dans ses fabuleux cheveux roux, est le reflet lumineux et tout en courbes de la partie centrale du tableau Les 3 âges de la femme de Klimt.

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La chevelure de la mère est fantastique, de même que la barbe du père, rousse également, dans laquelle se réfugie l’enfant ; l’enfant qui ne se sépare jamais de l’étrange poche de fourrure dans laquelle elle est née :

 

« Elle traînait partout derrière elle ce pelage qui conservait l’odeur de sa mère. Dévalant la montagne, soulevée comme une plume par le vent et les embruns, parcourant la forêt, les plages et le sommet des arbres. Poussière, racines, graines, insectes et coquillages s’emmêlaient dans les poils qui avaient poussé avec le temps. »

 

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Cheveux et poils se tissent, s’entrelacent, semblent pousser indéfiniment, se mêlent aux algues et aux courants, se font le curieux fil conducteur de cette histoire : enveloppant la petite fille et la protégeant de la mer en furie qui engloutit tout sur son passage, ils la mèneront jusqu’à une île féerique, luxuriante, bien loin de la presqu’île « sèche et désolée. »

 

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Il y a une puissance onirique qui renvoie à la maternité, et à la paternité. La naissance est célébrée avec faste. Les illustrations délicates et éclatantes de Fanny Michaëlis (les couleurs sont très belles) débordent d’imaginaire et invitent tous les possibles. Tout est mouvant, se transforme, croît, est fluide, liquide…

Un ravissement pour les yeux du lecteur, qu’il soit petit ou grand. Mon petit garçon a ainsi été captivé par les poissons : il s’est régalé avec les narvals, les anguilles, les bars, les poissons multicolores…Laissez -vous emporter vous aussi par les flots de cet univers singulier, atypique, chatoyant et envoûtant.

 

Si vous voulez poursuivre le voyage, plongez- vous dans le précédent album jeunesse de Fanny Michaëlis, toujours aux éditions Thierry Magnier, Dans mon ventre.

 

Et, dans une très belle tonalité noir et blanc, cette fois-ci exclusivement réservées aux adultes, découvrez ses BD publiées aux éditions Cornélius : Avant mon père aussi était un enfant, Géante et Le lait noir.

 

Bien sûr, vous ne manquerez pas de visiter le site de Fanny Michaëlis.

 

Publié aux éditions Thierry Magnier en septembre 2015.

J’ai toujours ton coeur avec moi : Soffia Bjarnadottir

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« Lorsque Siggy est morte, j’ai eu envie de réclamer ses yeux à l’entrepreneur des pompes funèbres. Je me demandais si l’on pouvait hériter d’une paire d’yeux. S’il était courant que les proches du défunt réclament leurs organes favoris. J’imagine ses pupilles qui me fixent effrontément depuis l’au-delà. Je n’ai toutefois jamais formulé cette requête et, avant que j’aie eu le temps de dire ouf, Siggy était redevenue poussière. Ses yeux, des étoiles dans un ciel de ténèbres. »

 

Un incipit qui nous plonge d’emblée dans l’étrange, les ténèbres, la force d’une présence, celle de Siggy. Siggy était mère et c’est sa fille, Hildur von Bingen, qui nous parle. Elle est effarée en apprenant la mort de celle qui l’ « avait élevée, seule et à son étrange manière ». Elle est désorientée : « Morte. Elle n’était plus mon nord ni mon sud, ni mon est ni mon ouest. » Un manque effroyable, un « trou dans le cœur ». Et pourtant, que de souffrances vécues avec Siggy, que de terribles moments partagés quand elle était petite fille. Siggy l’insaisissable, l’amarre impossible, la boussole détraquée qui laisse tournoyer l’aiguille affolée dans le vide…

Dans ce premier roman, l’auteure islandaise Soffia Bjarnadottir nous conte l’amour singulier qui lie une mère folle, souffrant de troubles bipolaires, à sa fille, luttant comme elle peut pour ne pas se laisser emporter par le même mal. Une relation toxique déchirante qui se pare de beautés inattendues et insensées : les souvenirs du quotidien avec Siggy, les cauchemars récurrents, les visions étranges qui assaillent Hildur recèlent une indéniable poésie ; une poésie sombre bien sûr, quelquefois funeste, mais aussi solaire. Il s’agira pour Soffia Bjarnadottir de nous montrer la part de vie, de lumière, qui existe en Hildur von Bingen et qui existait en Siggy.

Hildur a vécu avec sa mère jusqu’à ses seize ans, en Islande. Leur quotidien, qu’a partagé un moment Petur, le grand frère, était spécial, éprouvant. Hildur était spectatrice d’un film qui recommençait chaque jour, mettant en scène la mort et la renaissance de sa mère, tour à tour désespérée et euphorique, follement joyeuse :

 « Aussi loin que je me souvienne, maman a toujours brûlé de l’intérieur. Comme Narcisse, elle était en quête de sa propre flamme. Du feu originel. Dans ma jeunesse, elle possédait les pouvoirs caractéristiques du phénix. Un oiseau millénaire qui bat des ailes et renaît de sa propre déchéance. Régulièrement, elle rejaillissait des cendres, belle et fraîche, le soleil éclairant son visage. Impossible d’endurer la vie avec de tels personnages. Terre calcinée et odeur de brûlé à chaque pas. Puis voilà que cet ersatz de phénix s’élève comme le soleil à l’aube, et nous demeurons en arrière, la face grise de cendres. On dirait que rien ne peut affecter ces gens-là. Ainsi était Siggy. Mon frère et moi étions spectateurs, et toute notre vie a eu le goût des cendres. »

Hildur se réfugie de temps à autre chez sa grand-mère, une femme taiseuse, terre- à- terre, qui la replonge dans la normalité en lui préparant notamment de vrais repas, du poisson accompagné de pommes de terre, qui remplace les oranges que Siggy peut lui servir midi et soir, pendant des jours, « la couleur des agrumes la mettant de bonne humeur. »

Hildur un jour n’en peut plus et, accablée de fatigue, fuit cette prison de folie maternelle. Elle a l’envie de « disparaître sans laisser de trace. Comme un lombric sous la terre ». Elle fuit même l’Islande, parcourt le monde et devient archéologue. De chantier en chantier, elle fouille les pierres, les débris et se construit comme elle peut. Mais ses démons l’accompagnent, dans des rêves éveillés le jour, dans des cauchemars la nuit ; et il y a les souvenirs, « des morts-vivants qui ne reçoivent d’ordres de personne. »Cela la laisse souvent sans force, paralysée par la peur de devenir folle elle aussi.

Siggy va resurgir dans sa vie. Alors qu’elle est sur un chantier de fouilles en Finlande, on lui annonce un jour au téléphone que sa mère est morte et qu’elle lui a légué une maison sur l’île de Flatey, en Islande, dans le Breidafjördur, une île perdue dans « le silence et l’odeur d’algue (…) où les phoques sur la plage ont des yeux d’homme et la terre est toujours humide pour peu qu’on cherche des lombrics à la nuit tombée ». Elle revient donc au pays maternel, curieuse de découvrir cette maison avec pour seul bagage quelques vêtements et une lettre rédigée par Siggy.

La maison sur l’île surprend Hildur, qui ne reconnaît pas les traces que Siggy a laissées, comme si cette femme lui était inconnue, semblant avoir mené là, alors qu’elle y passait ses derniers jours, une vie simple et peut-être heureuse. Le trouble d’Hildur s’en va grandissant lorsque pour les funérailles de sa mère, elle voit l’amant de celle-ci, surnommé Kafka, un homme qui lui était sincèrement attaché, brisé par le chagrin. Puis elle rencontre David, « au corps tranquille », aux mains rassurantes, qui la couve chaleureusement de ses étranges yeux vairons. Dans la dualité du regard de cet homme se reflète l’affrontement entre la mort et la vie, la folie et le réel, la souffrance et la guérison, qui ont toujours habité Hildur. Et surtout, il y a cette lettre, que lui a adressée Siggy, qui contient des mots qu’elle n’a jamais entendus.

Hildur, « une fillette solitaire », « une enfant qui tissait une toile avec des veines et des vaisseaux, qui creusait la surface du monde pour s’assurer qu’à l’intérieur c’était le vide absolu ». Se sentira-t-elle grandie et apaisée, enfin, sur cette île maternelle isolée et balayée par les vents ?

J’aurais tant de choses à dire sur ce roman de Soffia Bjarnadotir. Son écriture simple, ses images étranges et saisissantes, ses cours chapitres qui font se succéder les incursions dans la folie et les retours au réel, les souvenirs et les instants présents sur l’île, m’ont bousculée et beaucoup touchée. C’est un livre précieux, douloureux, que j’aimerais offrir un jour, peut-être, à ma fille. Beaucoup de ténèbres, certes, mais aussi une belle lumière. Une réelle passation s’opère au fil des pages entre une mère et sa fille, mobilisant à la fois la mort et surtout la vie.

Je vous invite également à lire la belle chronique d’Abigail dans Le monde de Tran qui, alors que je ne l’avais pas encore lu ce livre, avait achevé de me convaincre.

Et je terminerai en vous citant ce poème d’E.E. Cummings qui a donné son titre français à ce roman :

« J’ai toujours ton cœur avec moi
Je le garde dans mon cœur
Sans lui, jamais je ne suis
Là où je vais, tu vas ma chère
Et tout ce que je fais par moi-même,
Est ton fait, ma chérie.
Je ne crains pas le destin
Car tu es à jamais le mien, ma douce.
Je ne veux pas d’autre monde
Car, ma magnifique,
Tu es mon monde, en vrai.
C’est le secret profond que nul ne connaît.
C’est la racine de la racine,
Le bourgeon du bourgeon
Et le ciel du ciel d’un arbre appelé Vie
Qui croît plus haut que l’âme ne saurait l’espérer
Ou l’esprit le cacher.
C’est la merveille qui maintient les étoiles éparses.
Je garde ton cœur, je l’ai dans mon cœur. »

(J’ai toujours ton cœur avec moi, in 95 Poèmes, 1958)

 

Publié par les éditions Zulma en janvier 2016.

Le merveilleux dodu-velu-petit : Beatrice Alemagna

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C’est quoi, un « dodu-velu-petit » ? Sans doute un cadeau merveilleux, pense Edith, cinq ans et demi, quand elle entend sa sœur prononcer ces mots au sujet de l’anniversaire de leur mère. C’est sûr, sa sœur, qui est déjà « la reine du patin à glace », alors qu’elle, elle ne sait rien faire, va offrir le plus beau des cadeaux ! Vite, vite, Edith veut trouver elle aussi un cadeau magnifique, alors, vêtue de sa doudoune rose fluo, son petit sac rouge en bandoulière, elle se précipite dans les rues de son quartier à la recherche de la boutique qui vendrait un tel trésor…

On va l’accompagner un peu partout, Edith, « Eddie pour les amis ». Avec sa caboche irrésistible (les cheveux en pétard, le nez en trompette, les joues roses, les yeux ronds comme des billes), elle a une énergie du tonnerre ! Elle se rend à la boulangerie, chez la fleuriste, la modiste, l’antiquaire, et elle surmonte même sa peur en franchissant le seuil de la boucherie du redoutable Théo, là où pendent les saucisse et les têtes de malheureux cochons…On en profite pour se régaler des illustrations de Beatrice Alemagna qui fait de chaque boutique une véritable caverne d’Ali Baba. Il y a une multitude d’objets, de gourmandises, qui débordent des présentoirs, et s’étalent dans des vitrines fabuleuses. On apprécie l’art de la découpe de Beatrice Alemagna qui, avec un effet « brut », colle des morceaux de papiers et de tissus juxtaposant ainsi des couleurs et des motifs variés.

 

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Il y a une profusion de vie, d’odeurs, de couleurs, cela étourdit un peu. Mais Eddie ne s’arrête pas. Elle bouge, fonce, court, pour trouver un cadeau à sa maman ! L’auteur alterne les plans pour suivre la course de sa petite héroïne : plan d’ensemble, rapproché, gros plan, contre-plongée, Eddie vue de face, de dos, de profil, ou juste ses pieds…C’est qu’elle en a de l’énergie et de la ressource cette petite cousine de Fifi Brindacier dont les paroles citées ouvrent l’album : « C’est mieux que les petites personnes vivent une vie ordonnée. Notamment s’ils peuvent l’ordonner eux-mêmes ».

 

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Malheureusement, aucun commerçant ne vend de « dodu-velu », ou de « touffu-velu », ou bien encore de « doudoune velue »…on finit par s’y perdre. Mais comme Eddie est une petite fille qui leur est chère, ils lui donnent chacun un petit objet précieux en gage d’amitié. Ainsi Eddie remplit son petit sac et ses poches d’une brioche, d’un trèfle à quatre feuilles, d’un bouton de nacre, d’un timbre de la Marine anglaise « RA-RI-SSI-ME ! » Qui sait, peut-être que ces objets lui seront utiles dans sa recherche ?

Mais Eddie commence à se décourager, elle ne sait plus vraiment où chercher. Et puis, la neige s’est mise à tomber…

Alors, le trouvera-t-elle, son « dodu-velu-petit » ?

Pour le savoir, plongez-vous sans attendre dans cet adorable album. Pelotonnez-vous, vous et vos petits, dans sa grande douceur et rendez hommage à la ténacité d’Eddie qui veut trouver le plus beau des cadeaux. Je nous souhaite d’ailleurs à tous de dénicher ce fameux « dodu-velu-petit » afin de l’offrir à ceux qui nous sont les plus chers…

Pour vous donner l’eau à la bouche, vous pouvez regarder la bande-annonce et visiter le site de Beatrice Alemagna.

A lire également la chronique C’est quoi un enfant ?

Publié aux éditions Albin Michel Jeunesse (novembre 2014).