Troisième et avant-dernière chronique de notre semaine Chemin de Fer. Cette semaine est un véritable voyage hors des circuits balisés. Un voyage certes pas des plus tranquilles mais que de belles découvertes ! Pas de standing Première Classe, pas d’air conditionné. Il faut s’accommoder des secousses, du bruit de la machine en marche ou du silence lors des arrêts mystérieux en rase campagne, des fenêtres qui ferment mal laissant fréquemment une poésie de l’étrange et du rêve s’infiltrer dans les voitures. Il faut supporter également d’avoir chaud quand dehors c’est la fournaise et froid quand le vent s’est levé et le givre déposé ; pas de température constante mais des variations, des pics, comme autant de courbes et de reliefs dans la créativité et l’expression. Il n’est pas rare non plus que le train déraille, percuté par une écriture ou un langage graphique. Un voyage pour les lecteurs curieux qui ne craignent pas l’inconfort, les cahots et l’imprévu car ils mettront dans leurs valises de belles émotions artistiques et littéraires. Preuve en est avec ce livre de Carl-Keven Korb et Kevin Lucbert. Pour ce nouveau trajet ils vous titilleront avec leurs mots et leurs images, ne vous laissant pas vous endormir, même s’il s’agit d’un voyage de nuit car la nuit traversée sera intense et effrayante. Une nuit de conte, glaciale et touffue, peuplée de créatures fascinantes et monstrueuses qui vous laissera épuisé(e) au petit matin…
« C’était une nuit de cristal. Sous le regard étourdissant d’Orion, le froid rampait sur les rues du village engelé en croassant dans la langue du Nord. Tapies dans les remblais, des araignées de glace tissaient des toiles de métal sur lesquelles des chats imprudents se collaient la langue avant de se faire dévorer. Le moindre souffle, la moindre rumeur se réverbéraient dans toute la vallée. La nuit était belle. Belle et profonde, pleine de dangers et de merveilles ».
Une nuit funeste, au cœur d’une région reculée et forestière du Québec, durant laquelle est célébré un horrible mariage : il s’agit de l’union contre-nature du redoutable Tranchemontagne, surnommé « l’ogre de Mont-Vallin », avec la jeune et belle Sédalie Price, fille du président de la Compagnie avide des terres possédées par le monstre. Le village entier est invité à ces noces fastueuses, cruelles et honteuses qui ont lieu dans la maison de l’ogre, « un extravagant palace de planches et de grosses poutres perché sur une colline envahie d’aulnes tordus ». Dans la foule se trouve Samuel, qui aime secrètement la jeune fille. Spectateur impuissant, il se jure de la sauver. Il revient quelques nuits plus tard pour tenter de délivrer la belle, séquestrée dans la demeure du Tranchemontagne.
Aidé de sa fidèle amie Ekho, une mystérieuse présence ailée (un rêve ? une fée ? ), il devra affronter les gardiens, « une bande d’hommes mutiques encapuchonnée de noir » et Gargouille, « un molosse capable de broyer l’acier d’un coup de mâchoire et dont les yeux verts brillaient dans le noir ». Comme si cela ne suffisait pas, la cruauté du Tranchemontagne étant sans limites, Sédalie est prisonnière d’un manteau qu’elle a reçu en cadeau de noces. Cet abominable habit la transforme en bête, « confectionné d’un patchwork de peaux de loup, de sanglier, de martre, de chèvre des montagnes et d’autres créatures orientales plus obscures ». Il lui colle véritablement à la peau, la dévore. Elle ne peut l’enlever sans s’arracher des morceaux de chair. L’amour de Samuel sera-t-il suffisamment fort pour sauver de la monstruosité Sédalie Price ?
L’imagination féconde de Carl-Keven Korb nous plonge dans une nuit folle et sanguinaire, une nuit glaciale, tranchante et acérée comme les crocs de Gargouille. Une nuit noire où brillent les étoiles, une nuit sous le signe d’Orion, la constellation du chasseur. L’écriture fluide et élégante attrape facilement le lecteur, devenant prisonnier d’une histoire vénéneuse dont on voudrait qu’elle se termine bien. Mais les contes ne sont pas tous peuplés de bonnes fées et les ronces qui s’accrochent aux châteaux et aux princes ne disparaissent pas toujours par enchantement…
Les illustrations de Kevin Lucbert complètent admirablement le texte. Ses lignes géométriques bleues comme la nuit représentent des pièces étranges, comme tout droit sorties d’Alice au Pays des Merveilles et qui explorent l’infini à la façon de M.C. Escher.
Il y a aussi quelque chose de ces jeux d’énigmes basés sur l’enfermement, les « Espace Room ». Mais les énigmes ici semblent insolubles : les portes de sortie sont fausses, les forêts ne sont qu’illusions d’optique, peintes sur les murs ou formant elles-mêmes une prison, et le réel, s’il existe, nous échappe sans cesse, le sol se dérobant sous nos pieds.
Les lignes s’opposent à la densité de l’écriture, volontiers foisonnante. Scènes mentales, elles permettent toutes les représentations possibles. Cela les rend d’autant plus inquiétantes. On peut les peupler de toutes les créatures fabuleuses que l’on souhaite et les rares personnages qui apparaissent ne sont que des silhouettes sans visage.
J’ai beaucoup aimé cette forme graphique. Le dessin de Kevin Lucbert est à mes yeux l’une des merveilles de ce livre. Je vous invite à visiter le très beau site de cet artiste. Il est notamment l’auteur de La Traversée (éd. La Cinquième Couche), inspirée en partie d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. Les dessins réalisés à l’encre cette fois-ci noire sont magnifiques.
Pour avoir plus de renseignements sur Carl-Keven Korb, c’est par ici. Une nuit pleine de dangers et de merveilles est son premier roman. Et il est d’origine québécoise ; tiens, tiens… 😉
Et bien sûr, ne manquez pas le rendez-vous avec Anne qui nous propose La vague d’Hubert Mingarelli, vu par Barthélemy Toguo.
Publié par Les Editions du Chemin de Fer en mars 2016