Présences d’un été : Yamada Taichi

Après la glace de l’hiver norvégien de Tarjei Vesaas, voici l’été torride tokyoïte de Taichi Yamada. J’ai lu avec délice son troublant roman Présences d’un été. Une idée-lecture que j’ai piochée sur le blog de BookManiac (merci !) qui m’a convaincue de me plonger dans cette histoire de fantômes entre deux eaux, où le fantastique s’entremêle au réel avec émotion. Nous suivons les errances de Harada, scénariste de séries télévisées, qui vient de se séparer de sa femme et de son fils. Il vit maintenant sur son lieu de travail, dans une résidence occupée uniquement par des bureaux. La nuit, elle devient déserte et emmure Harada dans une solitude oppressante, alourdie par la chaleur de l’été. Un soir pourtant, la solitude se brise quand une jeune femme, Kei, qui semble vivre elle aussi dans la résidence, débarque chez lui avec une bouteille de champagne entamée. Se noue entre ces deux âmes en peine une relation sensuelle et mystérieuse qui accompagnera Harada dans un cheminement intérieur ; car ce même été, il sera confronté aux fantômes de ses parents, disparus alors qu’il n’avait que douze ans…

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Dès les premières lignes, le décor est planté et ferre le lecteur. Il faut dire que Taichi Yamada s’y entend pour créer une ambiance, il est lui-même scénariste pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Une ambiance inquiétante et intime nous lie à Harada, qui ne sait plus très bien où il en est après son divorce.

« Trois semaines de vie de célibataire m’ont fait prendre conscience du silence qui règne la nuit, dans la résidence.

Un silence trop lourd. Et qui pourtant n’a rien à voir avec le silence des montagnes. »

Un silence troublant qui domine le bruit alentour. La résidence est face à une autoroute, où les voitures circulent incessamment, de jour comme de nuit. Harada semble être comme coupé du monde et ce ne sont pas les personnages qu’il va rencontrer au cours de l’été qui vont le raccrocher au réel. Il y d’abord cette jeune femme, surgie au beau milieu de la nuit, qui va sonner à sa porte, éméchée et à la peau si pâle. Et puis cet homme et son épouse qui ressemblent tellement à ses parents morts beaucoup trop tôt dans un accident.

L’été entrouvre une brèche bien étrange. Est-ce le fruit d’hallucinations, les signes d’une dépression, ou bien une autre réalité, fantastique, peuplée de vrais fantômes, s’impose-t-elle à lui ? C’est ce flottement qui m’a beaucoup plu. Harada navigue d’un monde à l’autre sans trop de maîtrise et nous entraîne avec lui.

Les scènes particulièrement réussies sont les moments que passe Harada avec le couple qui lui permet de retrouver ses parents et un bonheur disparu. Une relation poignante se noue entre celui qui redevient jeune garçon et ceux, aimants, qui peuvent le protéger. Harada ne peut s’en défaire et vient de plus en plus souvent les voir dans leur logement modeste d’Asakusa. Les retours à la « réalité » sont pénibles, douloureux, le meurtrissant jusque dans sa chair. Kei alors semble être là pour le « sauver » et lui faire tourner le dos au passé.

Ces « présences d’un été » m’ont vraiment happée, à la fois inquiétantes et bienveillantes. Taichi Yamada parvient avec finesse et fluidité à créer un climat étrange qui brouille les repères. Et il se dégage une indéniable mélancolie qui lie les vivants et les morts, les uns et les autres portant le fardeau des souffrances à guérir.

Ce roman m’a fait penser au film Dark Water d’Hideo Nakata, en moins horrifique tout de même (quoique les passages à la fin ont bien accéléré mon rythme cardiaque…). On y retrouve un personnage principal divorcé qui doit mener une nouvelle vie et faire face à ses angoisses. Un grand immeuble désert, plongé dans la nuit. Et des fantômes bien sûr. Et j’y ai retrouvé cette belle émotion qui mêle tristesse et fantastique. Cette dimension intime qui rend le monde des morts si proche de celui des vivants.

 

Ed. Philippe Picquier poche 2006
Trad. du japonais par Annick Laurent

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Sur le chemin des glaces : Werner Herzog

Cela faisait longtemps ! Deux mois que ce blog était en sommeil…Des livres tous azimuts ? 20 000 lieues sous la couette plutôt ! On est vraiment dans le slow slow slow blogging, là ! Bon, pour me défendre, je dirais que cette pause a été nécessaire, mon quotidien étant, lui, tousazimuté depuis quelque temps ; pas évident de tout mener de front et puis, peut-être suis-je une petite nature…

En tout cas, j’ai continué à vous lire, mes listes d’idées lectures se sont bien allongées car la curiosité était toujours présente ; et il faut reconnaître que beaucoup d’entre vous ont le chic pour déclencher des envies irrépressibles ! Je vous félicite pour votre énergie, certain(e)s en ont à foison !

Un grand merci à celles et celui qui ont pris de mes nouvelles, se demandant où j’étais passée : quel baume au cœur, cela m’a réellement touchée. Bloguer, c’est vraiment échanger. Vous ne pouviez que me donner l’envie de reprendre J

Et puis, mon intégration récente au sein d’une équipe de chroniqueurs littéraires, pour le webzine culturel Addict-Culture, m’a remis le pied à l’étrier. Je me sens à nouveau dans une dynamique d’écriture et ai très très envie de repartager mes lectures avec vous.

Alors, cela y est, c’est le retour…Pour inaugurer cette nouvelle vague livresque, je vous propose un texte de Werner Herzog qui, lui, n’était pas une petite nature ! Son énergie colossale sur les plateaux de cinéma, et aussi au fin fond de la jungle, au-dessus de précipices ou au pied de gigantesques montagnes car il privilégiait les décors naturels aux quatre coins du globe, lui a valu une réputation de « cinéaste de l’impossible ». Cette faculté à en découdre avec les éléments, cette volonté à atteindre le Grand, à toucher les étoiles, a permis la naissance de films extraordinaires avec un Klaus Kinski dément, brutal, angoissant et angoissé dans Aguirre, la colère de Dieu, Fitzcarraldo, ou Nosferatu, fantôme de la nuit ; il y a aussi L’Enigme de Kaspar Hauser et La Ballade de Bruno (que je n’ai pas encore vus) avec Bruno S., acteur et musicien allemand qui, avant de tourner pour Herzog, était interné à l’asile psychiatrique ! Et ce film, Cœur de pierre, tourné avec des acteurs jouant sous hypnose…Des conditions de tournage extrêmes, où la fiction et le réel se mêlent en permanence. L’intensité, compagne de vie de Werner Herzog. Il semble qu’il soit également « l’homme de l’impossible », ainsi qu’en témoigne son texte Sur le chemin des glaces.

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Nous sommes en novembre 1974. Werner Herzog a 32 ans. Il a déjà réalisé Aguirre et L’Enigme de Kaspar Hauser vient tout juste de sortir. Il apprend que sa chère amie Lotte Eisner, critique et historienne du cinéma, est très malade et va sans doute mourir. Il obéit alors à une folle impulsion : il est à Munich, elle réside à Paris, il fera le trajet à pied pour la voir et conjurer ainsi sa mort, il en est persuadé :

« Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul ».

Le voilà donc qui se lance sur les routes, sans aucune préparation, l’urgence ressentie est absolue (770 kilomètres à parcourir, d’après Google !) Il tiendra des notes durant son trajet du 23 novembre au 14 décembre 1974. Il traverse les campagnes et les villages, gravit les sentiers de montagne, longe les autoroutes, retrouve les grandes villes…Il ne s’arrête que pour dormir, dans des granges, des églises, des maisons inhabitées et quelquefois s’accorde le luxe d’une chambre d’hôtel. Il traverse la Forêt-Noire, les Alpes Souabes, les Vosges, la Meuse, la Marne…Il peut avaler 60 kilomètres en une journée…

La nature est hostile : il pleut, il neige, les tempêtes sont fréquentes. Mais Werner Herzog ne s’arrête pas. Ses pieds, ses chevilles, le font souffrir. Qu’importe, il continue. Il traverse des régions où les bêtes ont la rage, il fonce tête baissée. Il va vite, très vite. Il a une force herculéenne :

«  Quand je marche, c’est un bison qui marche. Quand je m’arrête, c’est une montagne qui se repose ».

L’écriture de ce journal de voyage n’est pas méditative. Le texte est bref, guère plus d’une centaine de pages. La marche est physique, douloureuse, les pensées sont bien souvent « animales » puisqu’il faut trouver de quoi manger, de quoi boire et un endroit où dormir. Le marcheur croise d’ailleurs plus d’animaux que d’hommes : les chiens, les souris, les renards, les corbeaux, les buses, les faisans peuplent sa solitude. Et quand il se trouve nez à nez avec un(e) de ses semblables, celui(celle)-ci semble tout droit sorti(e) d’un tableau, hors du temps et du réel.

Les visions, les impressions, se succèdent à toute vitesse plongeant Werner Herzog dans l’euphorie, le découragement, l’épuisement et la plénitude :

« Tant de choses passent dans la tête de celui qui marche. Le cerveau : un ouragan ».

Le rythme ne faiblit pas, ni pour le marcheur, ni pour le lecteur. Un texte intense, quasi héroïque.

Une marche pour aller au bout de soi, au bout du possible. Une fureur pour vaincre la mort d’une amie.

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Crédits photo : Michael Lange : Wald

 

 

Sur le chemin des glaces, Werner Herzog, traduit de l’allemand par Anne Dutter, Petite Bibliothèque Payot, novembre 2016 (rééd.)

Ni terre ni mer : Anne von Canal

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Ni terre ni mer, ou le récit d’une vie sans ancrages, ballottée par les coups du sort, cruels mais aussi prodigues de joies et de douceur inattendues. Une vie à la dérive que l’on peine à maîtriser en dépit des choix que l’on a cru nécessaire de faire pour s’opposer à ceux que d’autres ont fait pour nous. Une vie qui laisse espérer atteindre le rivage se dérobant malheureusement trop souvent, s’effritant lorsqu’on a eu la chance de crier « Terre ! » Une vie sans trop de racines, ni père ni mère, car ceux-ci nous ont fait trop de mal et qu’on a préféré prendre le large. Une vie qui, même si on est entouré d’immensité, sur une mer d’huile ou une mer démontée, ne cesse de se rappeler à nous.

Une vie à laquelle tente d’échapper Lawrence Alexander, pianiste sur des bateaux de croisière, ne débarquant jamais lors des escales. La musique est son refuge, le piano « la seule faculté qui [lui] soit restée » et les cabines, minuscules, au hublot impossible à ouvrir, aux portes qui lorsqu’elles se referment font un bruit sourd, « agréablement définitif », sont les seuls espaces qui lui conviennent totalement. Anne von Canal, auteure allemande qui signe ici son premier roman, nous raconte l’histoire terrible, banale et extraordinaire de ce pianiste blessé, devenu solitaire. Son écriture habile entrelace plusieurs récits, orchestre différentes temporalités comme autant de vagues de souvenirs, de flux d’impressions, de mouvements musicaux, de bouts de vie qui s’assemblant, se répondant, finissent par faire sens. Lawrence Alexander, qui est aussi Lorenzo, qui fut dans une autre vie Victor Alexander Laurentius Simonsen ou Laurits, est un personnage profondément émouvant que l’on accompagne dans ses épreuves et ses réconforts, ses belles émotions musicales, et que l’on quitte à regret car on voudrait être sûr, avant de refermer le livre, qu’il soit enfin parvenu à (re)gagner la terre ferme.

Le roman s’ouvre sur un appel de détresse. Un bateau est en train de sombrer. On ignore son nom. On ne sait pas quand cela s’est passé. Ce qu’on sait, c’est qu’il transportait 850 passagers qu’il a plongés dans des eaux glaciales, au cœur de la nuit. Puis la lumière revient. Il est 14h. Nous sommes en 2005. Commence un autre récit. Lawrence vient d’embarquer pour une nouvelle croisière (une ultime croisière ?). Il enchaîne un contrat de plus en tant que pianiste-animateur-faiseur de bruit de fond, ou autrement dit « un pianeur ». Il tourne le dos à Venise, où il s’est posé quelques jours. Mais il est contrarié, angoissé et son embarquement ressemble à une fuite. Rosa vient de lui apprendre qu’elle est enceinte : une vie à 3 s’annonce ; une vie qui le rattache à autrui, à un lieu, une vie qui germe et dont il ne veut pas, ou plutôt dont il ne veut plus. Il va s’en expliquer dans un journal de bord. Dans la solitude de sa cabine, il pose sur le papier ses angoisses, réminiscences de vies passées. Vient alors un troisième récit dans lequel il jouera sa partition la plus personnelle.

De blessures d’enfance en amours intenses, de secrets de famille en rêves disparus, Lawrence, Laurits ou Lorenzo n’en finit pas de se perdre, épuisé par le flux et reflux d’événements qu’il n’a pas pu maîtriser, contraint au renouveau pour ne pas sombrer :

« Combien de fois peut-on recommencer de zéro ? Combien de chances a-t-on dans sa vie ? Et combien de fois supporte-t-on ça ? Combien de fois puis-je muer avant qu’il ne reste plus rien de moi ? »

La musique heureusement est sa constante. Elle varie elle aussi mais sa puissance demeure intacte. Alors que Schubert, Chopin et Haydn l’accompagnaient quand il préparait son entrée au Conservatoire de Stockholm, il se réfugie à présent dans Metamorphosis de Philip Glass. La musique, la seule véritable compagne qu’il souhaite à ses côtés. Elle est source vitale et combat douloureux. Elle lui a fait éprouver la tyrannie d’un père hostile à toute ambition artistique. La famille Simonsen a toujours été une famille respectable de la bourgeoisie stockholmoise et son patriarche, Magnus, illustre professeur en ophtalmologie, ne supportait pas que son fils prenne le risque de compromettre sa réputation et sa dignité. Et ce n’est pas sa mère, Amy, épouse soumise évaporée dans l’alcool, qui a pu l’aider. Il y a eu heureusement sa professeure de piano, Melle Andersson, et plus tard la rencontre lumineuse et inattendue avec la sensuelle et indépendante Silja.

Les mots courent sur le papier, les notes surgissent de souvenirs enfouis mais elles résonnent aussi un peu creuses au cours de la croisière lorsqu’on lui demande de faire son travail et de jouer pour la énième fois « Besame Mucho » ou « As time goes by » (« Play it again, Sam », lui dit avec un large sourire un « vieux mâle en rut plein aux as » lui fourrant un billet dans la poche).

Combien de temps encore Lawrence se satisfera-t-il de la monotonie des croisières, de l’espace clos d’un bateau ? Combien de temps se réfugiera-t-il dans la solitude pour échapper au passé ? Répondra-t-il à l’appel de Rosa et regagnera-t-il les côtes ?

« La solitude, est-ce un sentiment de vide ou de plénitude ? Ca prend beaucoup de place, en tout cas, ça chasse presque tout le reste. Ca rassasie et, en même temps, ça donne faim ».

Un livre qui m’a beaucoup touchée. L’écriture, sobre, classique, se met entièrement au service de son personnage. Elle permet de ressentir une grande et belle empathie pour Lawrence. Ce roman, très bien construit, nous plonge adroitement, subtilement, au cœur de l’intime et nous conduit de plus vers une fin inattendue, réellement bouleversante, que je ne vous dévoilerai pas bien sûr   🙂

Un grand merci à Antigone qui m’a mis ce livre entre les mains ! Il faisait partie en effet d’une boîte littéraire que j’ai remportée à l’occasion du concours qu’Antigone organisait pour les 10 ans ( ! ) de son blog. J’avais reçu de belles surprises dans ma boîte aux lettres.

Je vous invite à lire le beau billet qu’Antigone avait rédigé et qui m’avait donné l’irrésistible envie de découvrir Ni terre ni mer.

 

 

 

Publié en mars 2016 par les éditions Slatkine & Cie.
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber.

Je hais les dormeurs : Violette Leduc et Béatrice Cussol

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Voici un deuxième billet qui s’inscrit dans la semaine thématique consacrée aux Editions du Chemin de Fer et passée en compagnie d’Anne, durant laquelle nous vous proposons des lectures vagabondes au fil de nos envies afin de vous (nous) familiariser avec leur catalogue. Après avoir été plongé(e)s dans Un matin de grand silence d’Eric Pessan et Marc Desgrandchamps, je vous propose aujourd’hui de vous laisser happer par la nuit de Violette Leduc dans le très beau texte Je hais les dormeurs (publié initialement en 1948 dans la revue littéraire L’Arbalète), vu par Béatrice Cussol. Prenez sans hésiter un aller simple et voyagez dans l’écriture foisonnante, fantasque et charnelle de Violette Leduc (1907-1972).Une femme est allongée, la nuit, aux côtés de son amant qui dort. Elle, par contre, est parfaitement éveillée et l’inertie du dormeur l’irrite, l’angoisse. Magicienne des mots, dans un monologue qui troue le silence, elle pare alors la nuit de couleurs vives, crues, bizarres qui trouvent une juste résonance avec les illustrations de Béatrice Cussol. Interpellant, invectivant, le dormeur – et le lecteur – la narratrice se fait l’ambassadrice de nuits de ténèbres vivantes défiant la mort, embarquée sur « une péniche d’anthracite » ; des nuits assurément plus belles que nos jours…

Voici les premières lignes :

« Je hais les dormeurs. Ce sont des morts qui n’ont pas dit leur dernier mot. Ils méconnaissent la nuit quand elle est pleine. Je ne veux pas qu’on la répudie. Je veux que l’on se place sous les corbeaux qui abritent les terres de minuit avec leurs ailes ouvertes. Je ne peux pas guerroyer avec les dormeurs. Leur sommeil est plus fort que ma guerre. Il emporte tout. »

 

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Elle va parler de la nuit avec une poésie qui emporte tout sur son passage. Des flots de paroles, d’images, nous engloutissent et se jettent sur les corps mous, faussement anesthésiés, des dormeurs ; ceux-ci sont dans un entre-deux qui l’effraie, prisonniers des limbes, à mi-chemin de la vie et de la mort. Ils arborent « un visage d’ange », ont un « front de miel » mais si on les secoue, les voilà se transformant en « une bête écartée d’un os ». Elle utilise des images d’animaux (oiseaux, chauve-souris, batraciens, cheval…), de paysages, de fleurs, de champs, de barque, de rails…Faune, flore, objets, tout est convoqué pour évoquer et célébrer la nuit. Une vie qui pétarade au cœur des ténèbres avec ses beautés, ses bizarreries et qui peut se teinter de rouge : la narratrice n’est-elle pas soulagée d’entendre toute une nuit les coups de hachoir assénés par un garçon boucher fendant le silence et les os, sacré ainsi « tambour de la nuit » ?

 

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Aux côtés de son amant endormi, elle s’irrite « avec le talon de la danseuse espagnole ». Avec trompettes et castagnettes, elle l’entraîne alors dans la « générosité de la nuit » et se fait guide :

« La nuit, avec ses sombreros et sa douceur de suie, est prête partout mais tu ne peux, dormeur, la prendre en mille endroits. Je t’aiderai. Cours plus vite que le coureur professionnel. Ne ralentis pas. Tu es ma grave expérience. Prends-toi par le bras. Epouse-toi au fond d’un ventre de ténèbres, solitaire. J’admirerai tes épousailles singulières. Tu récolteras à la fin de la nuit la perle fine de l’aurore ».

 

En plus des mots, elle s’aide aussi de ses lèvres qui se posent sur celles du dormeur. Puis elle se jette sur sa poitrine et sa main s’empare du sexe de l’amant, « les pétales d’un bouquet qui ne se fanera pas », « tellement plus chaud », « plus important qu’un bouton de coquelicot ». L’écriture s’envole, se déploie davantage : le sexe est une fleur, un oiseau des îles, des « graines de semence », une « torche de vie », un sécateur, un revolver…Des paroles d’amante gourmande, affamée.

 

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On retrouve cette folle énergie dans les illustrations à l’aquarelle de Béatrice Cussol. Il y a du mouvement, des éclaboussures. Du bizarre, du monstrueux. Des personnages étranges, entaillés, cousus, dévorants et dévorés, entraînant le lecteur dans une ronde fantasque. Il y a une esthétique dérangeante mais aussi ludique : une beauté de « freaks », de cartoon effrayant aux couleurs crues, qui brasse à pleines mains et touille les fantasmes et la verve poétique véhiculées par l’écriture de Violette Leduc.

C’est le premier texte de Violette Leduc que je lis. Je suis contente de l’avoir lu avant d’autres de ses écrits, comme La Bâtarde, La Folie en tête ou Ravages. Je me faisais l’idée – réductrice – d’une écrivaine « enfermée » dans l’autofiction, dans ses expériences douloureuses (elle est née fille illégitime, reniée par la haute bourgeoisie et vécut des relations intenses avec des amants et des amantes), dans un rapport à l’écriture définie par le manque, la faim. Il y a une faim effectivement dans Je hais les dormeurs mais plus qu’ une faim basée sur des éléments autobiographiques, il y a une faim du langage, de la puissance poétique, qui est saisissante.

J’espère que vous aussi serez transporté(e)s par cette écriture.

Je vous invite également à découvrir d’autres œuvres de Béatrice Cussol sur le site d’exporevue.com et à lire son interview.

Et bien sûr lisez, si ce n’est déjà fait, le billet d’Anne qui, pour ce deuxième rendez-vous, a lu Le jeune homme qu’on surnommait Bengali de Louis-René des Forêts, vu par Frédérique Loutz.

 

 

Publié par les Editions du Chemin de Fer en novembre 2006, réédité en novembre 2010.

Publié également du même auteur, chez le même éditeur : La main dans le sac

La douleur porte un costume de plumes : Max Porter

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« La douleur porte un costume de plumes » et s’appelle Corbeau. Surgi des ténèbres de la nuit, gigantesque, l’ « œil de jais brillant », Corbeau s’invite chez une famille d’hommes dont la mère vient de mourir. Attiré par le chagrin du deuil, qui laisse le père hagard et les deux petits garçons dans l’incompréhension, il s’en va toquer à la porte de leur appartement londonien, tel l’oiseau de malheur du poème d’Edgar Allan Poe (The Raven ). Autrement plus bavard que cet illustre cousin littéraire, Corbeau devient le compagnon insolite de cette famille meurtrie. Max Porter, dans ce premier roman, met en scène un drôle de corvidé croassant, éructant et philosophant, parfois même plaisantant (noir l’humour, tout de même) et maternant (deviendrait-il une mère de substitution ?!)

Il diffère également de « Crow », la figure mythique, cynique et cruelle des poèmes de Ted Hughes, objets d’étude passionnée du père qui, avant que le malheur ne frappe, s’apprêtait à écrire un essai intitulé : Ted Hughes, le Corbeau sur le divan : une analyse sauvage.

Corbeau, oiseau étonnant, déconcertant, se fera le témoin précieux de la peine de chacun et reliera, en les sortant du désespoir, le père et ses deux fils. Corbeau, oiseau de malheur, charognard, mais aussi, contre toute attente, messager de vie. Voici comment il se définit :

« Dans d’autres versions je suis docteur ou fantôme.

Parfaits stratagèmes : docteurs, fantômes et corbeaux.

Nous pouvons faire ce que les autres personnages ne

Peuvent pas, manger la tristesse par exemple, ou renfouir

Les secrets, ou mener des batailles homériques contre le

Langage et Dieu. J’étais excuse, ami, deus ex machina,

Blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet,

Revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ».

Sa mission est grande. Il déclare au père, alors qu’il vient de s’engouffrer dans l’appartement au beau milieu de la nuit : « Je ne partirai pas tant que tu auras besoin de moi ». Il a pris soin également de parsemer de ses grosses plumes noires les oreillers des enfants endormis.

Existe-t-il réellement ? Ou n’est-il qu’un songe, une chimère ? Car l’ombre du corbeau plane depuis longtemps sur cette famille. Le père est un fervent admirateur de Ted Hughes qu’il a eu la chance de rencontrer dans des circonstances tragi-comiques ; cet épisode, à la fois raté et émouvant, fait partie de la mythologie familiale et les deux garçons n’en finissaient pas d’en entendre le récit, et d’en rire avec leurs deux parents.

Réel ou non, ce volatile leur apportera en tout cas une aide considérable. Il encouragera le père à poursuivre l’écriture de son essai car la poésie et la force des mots nourrissent les âmes en peine. Quant aux garçons, Corbeau les régalera d’histoires étranges, les plongera dans l’univers quelquefois noir des contes de fées mais d’où l’on ressort grandi, et souvent victorieux. Il les transformera en héros et participera à tous leurs jeux imaginaires. Il veillera sur eux, telle une mère sur ses petits, et gare à ceux qui convoitent le nid : tout de rage et de fureur, redevenant sanguinaire, Corbeau jouera de son bec acéré et affrontera tous les démons.

Un univers très singulier, d’une beauté à la fois morbide et poignante. L’écriture alterne les récits de Corbeau, du père et des garçons (qui s’expriment tous deux étrangement d’une même voix). Elle mêle les registres (poétique, philosophique, rageur, grinçant, douloureux, cru, tendre) et travaille sur le rythme. Quand c’est Corbeau qui parle, l’écriture s’emballe, crache, hoquète, éructe, soupire…et ironise ; car il joue le bougre et aime nous prendre à rebrousse-plume :

« Baisse la tête, deux pas, regarde.

Baisse la tête, un saut, vacille.

Lève les yeux. « KRAAH FORT ET RAUQUE

AVEC DES ACCENTS INDIGNES »

(Guide Collins des oiseaux, p.45).

Baisse la tête, capsule, trifouille.

Baisse la tête, clampine, sautille.

Il a beaucoup à apprendre de moi.

C’est pour ça que je suis venu. »

Et quand c’est au tour du père et des garçons, l’écriture se pose un peu, devient déchirante et serre la gorge. Chacun a ses souvenirs avec elle, la compagne et la maman. Chacun s’exprime à tour de rôle, s’avance sur la scène de l’émotion, du chagrin nu.

« La maison devient une encyclopédie physique d’elle

sans elle, ça n’en finit pas de me secouer et c’est

la principale différence entre notre maison et celles

où la maladie a fait son œuvre. Pendant leur dernier jour

sur terre, les malades ne laissent pas des mots sur les

bouteilles de vin rouge, disant « PAS TOUCHE AVEC

TES SALES PATTES. » Elle ne passait pas son temps à

mourir, et il n’y a pas de détritus de soins,

elle passait simplement son temps à vivre, et ensuite elle

est partie ».

Père et fils sont personnages d’une tragédie qui les terrasse, les dépasse, et Corbeau permet aux mots de sortir de leur prison de douleur. Pas de dialogues mais des solitudes qui se côtoient, des voix qui transportent. On pense aux tragédies grecques, avec les chœurs, et aussi à l’écriture poétique, narrative, du Crow  de Ted Hughes : on retrouve les mêmes jeux typographiques, la même écriture en vers libres et des échos de noirceur qui se répercutent.

Mais Max Porter y apporte en plus de la lumière, de la vie qui font de ce roman une œuvre solaire et très singulière. L’écriture déroute souvent car elle emprunte à des registres différents et est très fragmentaire. De plus, les tirades de Corbeau sont volontiers énigmatiques. Mais j’ai profondément aimé. Je me suis laissée porter, envoûter. J’en ai souligné des passages, inséré bien des marque-pages, comme autant de plumes que Corbeau aura laissées sur son passage.

Un premier roman d’une grande intensité, qui se partage, assurément. A lire les billets d’Hop ! sous la couette, de Dans la bibliothèque de Noukette, de Mots pour mots, d’Au milieu des livres, des Livres de Folavril et du Blog de Krol (si vous aussi l’avez lu, donnez-moi votre lien, je m’empresserai de lire votre chronique).

A lire aussi le cycle de « Crow » présent dans les Poèmes (1957-1994) de Ted Hughes (éd. Gallimard « Du Monde Entier ») et The Raven  d’Edgar Allan Poe, traduit par Stéphane Mallarmé dans les Contes, Essais, Poèmes (éd. Robert Laffont « Bouquins »)

 

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Photo publiée sur le site du Telegraph

Publié aux éditions du Seuil en janvier 2016.
Traduit de l’anglais par Charles Recoursé.

J’ai toujours ton coeur avec moi : Soffia Bjarnadottir

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« Lorsque Siggy est morte, j’ai eu envie de réclamer ses yeux à l’entrepreneur des pompes funèbres. Je me demandais si l’on pouvait hériter d’une paire d’yeux. S’il était courant que les proches du défunt réclament leurs organes favoris. J’imagine ses pupilles qui me fixent effrontément depuis l’au-delà. Je n’ai toutefois jamais formulé cette requête et, avant que j’aie eu le temps de dire ouf, Siggy était redevenue poussière. Ses yeux, des étoiles dans un ciel de ténèbres. »

 

Un incipit qui nous plonge d’emblée dans l’étrange, les ténèbres, la force d’une présence, celle de Siggy. Siggy était mère et c’est sa fille, Hildur von Bingen, qui nous parle. Elle est effarée en apprenant la mort de celle qui l’ « avait élevée, seule et à son étrange manière ». Elle est désorientée : « Morte. Elle n’était plus mon nord ni mon sud, ni mon est ni mon ouest. » Un manque effroyable, un « trou dans le cœur ». Et pourtant, que de souffrances vécues avec Siggy, que de terribles moments partagés quand elle était petite fille. Siggy l’insaisissable, l’amarre impossible, la boussole détraquée qui laisse tournoyer l’aiguille affolée dans le vide…

Dans ce premier roman, l’auteure islandaise Soffia Bjarnadottir nous conte l’amour singulier qui lie une mère folle, souffrant de troubles bipolaires, à sa fille, luttant comme elle peut pour ne pas se laisser emporter par le même mal. Une relation toxique déchirante qui se pare de beautés inattendues et insensées : les souvenirs du quotidien avec Siggy, les cauchemars récurrents, les visions étranges qui assaillent Hildur recèlent une indéniable poésie ; une poésie sombre bien sûr, quelquefois funeste, mais aussi solaire. Il s’agira pour Soffia Bjarnadottir de nous montrer la part de vie, de lumière, qui existe en Hildur von Bingen et qui existait en Siggy.

Hildur a vécu avec sa mère jusqu’à ses seize ans, en Islande. Leur quotidien, qu’a partagé un moment Petur, le grand frère, était spécial, éprouvant. Hildur était spectatrice d’un film qui recommençait chaque jour, mettant en scène la mort et la renaissance de sa mère, tour à tour désespérée et euphorique, follement joyeuse :

 « Aussi loin que je me souvienne, maman a toujours brûlé de l’intérieur. Comme Narcisse, elle était en quête de sa propre flamme. Du feu originel. Dans ma jeunesse, elle possédait les pouvoirs caractéristiques du phénix. Un oiseau millénaire qui bat des ailes et renaît de sa propre déchéance. Régulièrement, elle rejaillissait des cendres, belle et fraîche, le soleil éclairant son visage. Impossible d’endurer la vie avec de tels personnages. Terre calcinée et odeur de brûlé à chaque pas. Puis voilà que cet ersatz de phénix s’élève comme le soleil à l’aube, et nous demeurons en arrière, la face grise de cendres. On dirait que rien ne peut affecter ces gens-là. Ainsi était Siggy. Mon frère et moi étions spectateurs, et toute notre vie a eu le goût des cendres. »

Hildur se réfugie de temps à autre chez sa grand-mère, une femme taiseuse, terre- à- terre, qui la replonge dans la normalité en lui préparant notamment de vrais repas, du poisson accompagné de pommes de terre, qui remplace les oranges que Siggy peut lui servir midi et soir, pendant des jours, « la couleur des agrumes la mettant de bonne humeur. »

Hildur un jour n’en peut plus et, accablée de fatigue, fuit cette prison de folie maternelle. Elle a l’envie de « disparaître sans laisser de trace. Comme un lombric sous la terre ». Elle fuit même l’Islande, parcourt le monde et devient archéologue. De chantier en chantier, elle fouille les pierres, les débris et se construit comme elle peut. Mais ses démons l’accompagnent, dans des rêves éveillés le jour, dans des cauchemars la nuit ; et il y a les souvenirs, « des morts-vivants qui ne reçoivent d’ordres de personne. »Cela la laisse souvent sans force, paralysée par la peur de devenir folle elle aussi.

Siggy va resurgir dans sa vie. Alors qu’elle est sur un chantier de fouilles en Finlande, on lui annonce un jour au téléphone que sa mère est morte et qu’elle lui a légué une maison sur l’île de Flatey, en Islande, dans le Breidafjördur, une île perdue dans « le silence et l’odeur d’algue (…) où les phoques sur la plage ont des yeux d’homme et la terre est toujours humide pour peu qu’on cherche des lombrics à la nuit tombée ». Elle revient donc au pays maternel, curieuse de découvrir cette maison avec pour seul bagage quelques vêtements et une lettre rédigée par Siggy.

La maison sur l’île surprend Hildur, qui ne reconnaît pas les traces que Siggy a laissées, comme si cette femme lui était inconnue, semblant avoir mené là, alors qu’elle y passait ses derniers jours, une vie simple et peut-être heureuse. Le trouble d’Hildur s’en va grandissant lorsque pour les funérailles de sa mère, elle voit l’amant de celle-ci, surnommé Kafka, un homme qui lui était sincèrement attaché, brisé par le chagrin. Puis elle rencontre David, « au corps tranquille », aux mains rassurantes, qui la couve chaleureusement de ses étranges yeux vairons. Dans la dualité du regard de cet homme se reflète l’affrontement entre la mort et la vie, la folie et le réel, la souffrance et la guérison, qui ont toujours habité Hildur. Et surtout, il y a cette lettre, que lui a adressée Siggy, qui contient des mots qu’elle n’a jamais entendus.

Hildur, « une fillette solitaire », « une enfant qui tissait une toile avec des veines et des vaisseaux, qui creusait la surface du monde pour s’assurer qu’à l’intérieur c’était le vide absolu ». Se sentira-t-elle grandie et apaisée, enfin, sur cette île maternelle isolée et balayée par les vents ?

J’aurais tant de choses à dire sur ce roman de Soffia Bjarnadotir. Son écriture simple, ses images étranges et saisissantes, ses cours chapitres qui font se succéder les incursions dans la folie et les retours au réel, les souvenirs et les instants présents sur l’île, m’ont bousculée et beaucoup touchée. C’est un livre précieux, douloureux, que j’aimerais offrir un jour, peut-être, à ma fille. Beaucoup de ténèbres, certes, mais aussi une belle lumière. Une réelle passation s’opère au fil des pages entre une mère et sa fille, mobilisant à la fois la mort et surtout la vie.

Je vous invite également à lire la belle chronique d’Abigail dans Le monde de Tran qui, alors que je ne l’avais pas encore lu ce livre, avait achevé de me convaincre.

Et je terminerai en vous citant ce poème d’E.E. Cummings qui a donné son titre français à ce roman :

« J’ai toujours ton cœur avec moi
Je le garde dans mon cœur
Sans lui, jamais je ne suis
Là où je vais, tu vas ma chère
Et tout ce que je fais par moi-même,
Est ton fait, ma chérie.
Je ne crains pas le destin
Car tu es à jamais le mien, ma douce.
Je ne veux pas d’autre monde
Car, ma magnifique,
Tu es mon monde, en vrai.
C’est le secret profond que nul ne connaît.
C’est la racine de la racine,
Le bourgeon du bourgeon
Et le ciel du ciel d’un arbre appelé Vie
Qui croît plus haut que l’âme ne saurait l’espérer
Ou l’esprit le cacher.
C’est la merveille qui maintient les étoiles éparses.
Je garde ton cœur, je l’ai dans mon cœur. »

(J’ai toujours ton cœur avec moi, in 95 Poèmes, 1958)

 

Publié par les éditions Zulma en janvier 2016.

Kannjawou : Lyonel Trouillot

9782330058753

Voici la chronique cruelle et poignante de la « bande des cinq », cinq jeunes gens d’Haïti qui peinent à trouver leur place dans un pays ravagé par l’Histoire colonisatrice, la dictature, le tremblement de terre et l’humanitarisme de la communauté internationale. Les Cinq se nomment Wodné, Sophonie, Joëlle, Popol et « le scribe », le narrateur du roman. Chacun(e) incarne les singularités et contradictions d’une jeunesse haïtienne orpheline, privée de rêves et de parents qui semblent avoir démissionné. Lyonel Trouillot, avec une écriture rythmique qui vous happe, vous enveloppe, fait entendre les voix d’individus qui, sous le poids du passé et du présent, tentent de s’extirper des combats et de la résignation pour se diriger vers un futur.

Le « scribe » consigne dans un journal les jours qui défilent, sans relief, dans le quartier misérable de la rue de l’Enterrement, menant au grand Cimetière. Déserté par ceux qui avaient encore de l’argent, le quartier va à vau-l’eau, et il ne semble plus guère animé que par les cortèges funèbres. Difficile de songer à un quelconque avenir, de se fabriquer des rêves, quand la vie vous file entre les doigts : les morts s’entassent au cimetière, les commerces n’existent plus et votre pays, occupé hier et encore aujourd’hui, ne sait plus qui il est. Et pourtant…même s’ils ne suffisent pas toujours, il y a les mots. Les mots qui peuvent faire « bouger la vie ».

Les mots du journal, ceux des livres que lit le narrateur, ceux qu’il échange avec le « petit professeur » qui vient d’un autre quartier, plus aisé, et possède un trésor de bibliothèque. Les mots également de man Jeanne, doyenne du quartier qui ne s’est jamais départie de son humanité et de sa dignité, même aux heures les plus sombres, et qui possède, outre un fort tempérament, un étonnant art de la formule.

Mais il y a aussi les mots qui trompent. Ceux d’abord des représentants des ONG internationales. Sous couvert d’humanisme, ils se racontent des mensonges pour justifier leur présence en Haïti. Gagner des points de carrière grâce à un tremblement de terre, la bonne aubaine ! Aujourd’hui en Haïti, demain « dans un autre pays malade où des typhons ont fait des dégâts que les dirigeants locaux seront incapables de réparer ». Finalement, la colonisation n’est pas si lointaine quand il s’agit d’exploiter la situation d’un pays pour son intérêt propre. D’ailleurs, le soir venu, ces chers représentants se trémoussent et s’enivrent en compagnie des notables de la ville au « Kannjawou », un bar typique où est singulièrement absente la population locale. Alors que le Kannjawou est une fête traditionnelle fondée sur le partage et qui réunit tout le monde, ce bar exclut les plus pauvres. Sophonie, qui y travaille comme serveuse, assiste chaque soir à cette navrante comédie.

Ensuite, il y a les mots des militants les plus radicaux qui, au nom de la liberté et de la dignité retrouvées, manient la parole comme une arme d’exclusion et de violence : « ça sent la secte et le goulag. La terreur au service du mensonge (…) L’imposture est trop lisible derrière la posture ». C’est Wodné le plus véhément, suivi de Joëlle : ils forment un couple d’étudiants révolutionnaires persuadés de reprendre le flambeau de leurs aînés ayant combattu la dictature et s’en prennent à tous ceux qui n’ont « pas choisi le domaine de la lutte ». Mais le « petit professeur », qui faisait partie des combattants de la première heure, met en garde quand la révolution se veut davantage idée, concept, que bonheur au quotidien : « Nous aimions l’avenir sans aimer le vivant. Nous avons mal aimé. C’est pourtant par l’amour qu’il fallait commencer ».

Tous ces mots-mensonges, ces mots déviés, ces mots vociférés…peut-être est-ce à cause d’eux que Popol, le frère du narrateur, est aussi silencieux. Quand il prend la parole, c’est pour demander au petit professeur pourquoi, malgré « tant d’élans prometteurs » dans le passé, « aujourd’hui, le pays est occupé. Face contre terre ». Popol, déjà résigné.

Seuls les mots de la littérature semblent alors révéler le réel, avoir prise sur lui et le magnifier. C’est ce dont est persuadé le narrateur qui fait la lecture aux enfants du quartier et qui leur invente des histoires mêlant personnages échappés de la bibliothèque du petit professeur et « vraies » personnes. Un véritable « Kannjawou » prend alors forme, avec des histoires qui invitent tout le monde à être lecteur et / ou personnage : le vrai partage.

Lyonel Trouillot, avec Kannjawou, nous offre un regard précieux sur Haïti. Dur, certes, qui nous malmène, mais qui n’est pas désespéré : la littérature, la poésie, procurent suffisamment de force pour s’extirper de la violence et de la laideur et pour réunir tout le monde, sans exclusion. L’écrivain s’engage au nom de la poésie pour redonner une vie et une identité à son pays.

Mère et le crayon : Josef Winkler

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Ce livre est un bijou d’écriture. 89 pages seulement mais une écriture dense, aux multiples résonances, littéraires et picturales, et intimes : parlant de lui et de son enfance peu heureuse, Josef Winkler nous touche, trouve en chacun de nous un lecteur attentif, conquis par l’exigence de sa langue.

« Mère », c’est la propre mère de Josef Winkler, et « le crayon » c’est celui de l’écrivain, qui le tenait dès l’enfance, dans la cuisine de la ferme familiale, humant à la fois les odeurs du repas et la présence maternelle. D’abord dans la main gauche puis, vaincu par les gronderies et la dureté de sa mère dans la main droite, la « bonne main ». Mais pour raconter aujourd’hui le personnage de sa mère, six ans après après son roman Requiem pour un père, c’est en toute liberté que Josef laisse aller son crayon. Au fil de ses souvenirs, ses visions, et ses lectures.

C’est en effet à la lecture du journal d’Ilse Aichinger  (Kleist, mousse, faisans) qu’il a emporté un été, lors d’un voyage en Inde, que le livre sur sa mère va naître. « Dans l’enfance aussi, il y avait des miroirs, mais à une plus grande distance. Peu à peu nous nous rapprochons de nous-mêmes, l’espace qui nous entoure s’amenuise, bientôt nous voici au plus près. Encore un pas et nous brisons le miroir à coup de poing, nous nous coupons, nous saignons. Ou nous nous immobilisons. » Ce sont ces phrases précisément d’Ilse Aichinger qui provoquent une vision : Josef revoit la chambre austère de ses parents, avec les deux lits, surmontés par la reproduction d’un tableau de Raphaël, La Vierge à la chaise, qui se reflétait dans un miroir sur le mur opposé.

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Alors qu’il est à l’autre bout du monde, le voilà renvoyé à lui-même, il se rapproche de Kamering, son petit village natal d’Autriche. Les temples bouddhistes autour de lui s’évanouissent et laissent la place aux années tristes de son enfance.

Cette enfance à Kamering est marquée par l’ambiance morbide de l’après-guerre, les blessures infligées par le nazisme (en écho à d’autres phrases d’Ilse Aichinger, écrivaine juive dont la famille connut la déportation), les rites religieux et surtout le silence de sa mère, Maria. Mère distante, elle paraît bien loin de la figure de la Vierge aimante représentée par Raphaël. On apprend les origines de ce silence : Maria jeune fille a été profondément marquée par la mort durant la Seconde Guerre. Ses trois frères sont morts au combat, laissant leurs parents stupéfaits et anéantis par le chagrin. Dès lors, les paroles ne résonnèrent plus dans la maison maternelle, et chacun resta seul avec sa peine.

Remonter aux sources du silence permet au narrateur de créer de véritables tableaux. Le grand-père apprenant la mort du troisième fils, figé dans sa douleur, sous un arbre, pourrait être un des paysans des tableaux de Millet.

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Et les phrases se parent d’ornementations proustiennes, elles semblent chercher dans l’histoire familiale ; sinueuses, elles éprouvent le sens et le chagrin.

Puis, c’est au tour de Peter Handke d’accompagner Josef Winkler, avec ses carnets d’Hier en chemin et Le malheur indifférent (racontant lui aussi la vie de sa mère). Encore des phrases qui résonnent, qui font naître l’oeuvre et revivre la mère. Encore des tableaux qui figent un instant l’enfance et Maria qui travaille, fait la cuisine, s’ocupe des enfants, punit. Le père aussi, impulsif et ne supportant pas que son fils Josef s’oppose à lui. Langue picturale toujours mais également sensitive, charnelle : la mère est un corps, dans les jupes de qui on voudrait se réfugier, son lit au petit matin dans lequel se glisse le petit Josef une fois qu’elle est levée pour soigner les bêtes est encore tout chaud,  les repas qu’elle prépare ont l’odeur de l’ail et des épices, et les corps des grands-mères qui vieillissent dégagent une odeur acide…

Les mots des autres, pour trouver les siens propres ; la littérature, communion d’âmes et fraternelle ; le lecteur, touché par la voix d’un écrivain : Mère et le crayon est un « livre à soi », le livre d’un autre que l’on s’approprie, et que l’on voudrait partager à son tour.

Sorti en février 2015 aux éditions Verdier, collection « Der Doppelgänger ».
Traduit de l’allemand(Autriche) par Olivier LE LAY.