Ni terre ni mer : Anne von Canal

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Ni terre ni mer, ou le récit d’une vie sans ancrages, ballottée par les coups du sort, cruels mais aussi prodigues de joies et de douceur inattendues. Une vie à la dérive que l’on peine à maîtriser en dépit des choix que l’on a cru nécessaire de faire pour s’opposer à ceux que d’autres ont fait pour nous. Une vie qui laisse espérer atteindre le rivage se dérobant malheureusement trop souvent, s’effritant lorsqu’on a eu la chance de crier « Terre ! » Une vie sans trop de racines, ni père ni mère, car ceux-ci nous ont fait trop de mal et qu’on a préféré prendre le large. Une vie qui, même si on est entouré d’immensité, sur une mer d’huile ou une mer démontée, ne cesse de se rappeler à nous.

Une vie à laquelle tente d’échapper Lawrence Alexander, pianiste sur des bateaux de croisière, ne débarquant jamais lors des escales. La musique est son refuge, le piano « la seule faculté qui [lui] soit restée » et les cabines, minuscules, au hublot impossible à ouvrir, aux portes qui lorsqu’elles se referment font un bruit sourd, « agréablement définitif », sont les seuls espaces qui lui conviennent totalement. Anne von Canal, auteure allemande qui signe ici son premier roman, nous raconte l’histoire terrible, banale et extraordinaire de ce pianiste blessé, devenu solitaire. Son écriture habile entrelace plusieurs récits, orchestre différentes temporalités comme autant de vagues de souvenirs, de flux d’impressions, de mouvements musicaux, de bouts de vie qui s’assemblant, se répondant, finissent par faire sens. Lawrence Alexander, qui est aussi Lorenzo, qui fut dans une autre vie Victor Alexander Laurentius Simonsen ou Laurits, est un personnage profondément émouvant que l’on accompagne dans ses épreuves et ses réconforts, ses belles émotions musicales, et que l’on quitte à regret car on voudrait être sûr, avant de refermer le livre, qu’il soit enfin parvenu à (re)gagner la terre ferme.

Le roman s’ouvre sur un appel de détresse. Un bateau est en train de sombrer. On ignore son nom. On ne sait pas quand cela s’est passé. Ce qu’on sait, c’est qu’il transportait 850 passagers qu’il a plongés dans des eaux glaciales, au cœur de la nuit. Puis la lumière revient. Il est 14h. Nous sommes en 2005. Commence un autre récit. Lawrence vient d’embarquer pour une nouvelle croisière (une ultime croisière ?). Il enchaîne un contrat de plus en tant que pianiste-animateur-faiseur de bruit de fond, ou autrement dit « un pianeur ». Il tourne le dos à Venise, où il s’est posé quelques jours. Mais il est contrarié, angoissé et son embarquement ressemble à une fuite. Rosa vient de lui apprendre qu’elle est enceinte : une vie à 3 s’annonce ; une vie qui le rattache à autrui, à un lieu, une vie qui germe et dont il ne veut pas, ou plutôt dont il ne veut plus. Il va s’en expliquer dans un journal de bord. Dans la solitude de sa cabine, il pose sur le papier ses angoisses, réminiscences de vies passées. Vient alors un troisième récit dans lequel il jouera sa partition la plus personnelle.

De blessures d’enfance en amours intenses, de secrets de famille en rêves disparus, Lawrence, Laurits ou Lorenzo n’en finit pas de se perdre, épuisé par le flux et reflux d’événements qu’il n’a pas pu maîtriser, contraint au renouveau pour ne pas sombrer :

« Combien de fois peut-on recommencer de zéro ? Combien de chances a-t-on dans sa vie ? Et combien de fois supporte-t-on ça ? Combien de fois puis-je muer avant qu’il ne reste plus rien de moi ? »

La musique heureusement est sa constante. Elle varie elle aussi mais sa puissance demeure intacte. Alors que Schubert, Chopin et Haydn l’accompagnaient quand il préparait son entrée au Conservatoire de Stockholm, il se réfugie à présent dans Metamorphosis de Philip Glass. La musique, la seule véritable compagne qu’il souhaite à ses côtés. Elle est source vitale et combat douloureux. Elle lui a fait éprouver la tyrannie d’un père hostile à toute ambition artistique. La famille Simonsen a toujours été une famille respectable de la bourgeoisie stockholmoise et son patriarche, Magnus, illustre professeur en ophtalmologie, ne supportait pas que son fils prenne le risque de compromettre sa réputation et sa dignité. Et ce n’est pas sa mère, Amy, épouse soumise évaporée dans l’alcool, qui a pu l’aider. Il y a eu heureusement sa professeure de piano, Melle Andersson, et plus tard la rencontre lumineuse et inattendue avec la sensuelle et indépendante Silja.

Les mots courent sur le papier, les notes surgissent de souvenirs enfouis mais elles résonnent aussi un peu creuses au cours de la croisière lorsqu’on lui demande de faire son travail et de jouer pour la énième fois « Besame Mucho » ou « As time goes by » (« Play it again, Sam », lui dit avec un large sourire un « vieux mâle en rut plein aux as » lui fourrant un billet dans la poche).

Combien de temps encore Lawrence se satisfera-t-il de la monotonie des croisières, de l’espace clos d’un bateau ? Combien de temps se réfugiera-t-il dans la solitude pour échapper au passé ? Répondra-t-il à l’appel de Rosa et regagnera-t-il les côtes ?

« La solitude, est-ce un sentiment de vide ou de plénitude ? Ca prend beaucoup de place, en tout cas, ça chasse presque tout le reste. Ca rassasie et, en même temps, ça donne faim ».

Un livre qui m’a beaucoup touchée. L’écriture, sobre, classique, se met entièrement au service de son personnage. Elle permet de ressentir une grande et belle empathie pour Lawrence. Ce roman, très bien construit, nous plonge adroitement, subtilement, au cœur de l’intime et nous conduit de plus vers une fin inattendue, réellement bouleversante, que je ne vous dévoilerai pas bien sûr   🙂

Un grand merci à Antigone qui m’a mis ce livre entre les mains ! Il faisait partie en effet d’une boîte littéraire que j’ai remportée à l’occasion du concours qu’Antigone organisait pour les 10 ans ( ! ) de son blog. J’avais reçu de belles surprises dans ma boîte aux lettres.

Je vous invite à lire le beau billet qu’Antigone avait rédigé et qui m’avait donné l’irrésistible envie de découvrir Ni terre ni mer.

 

 

 

Publié en mars 2016 par les éditions Slatkine & Cie.
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber.

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Diapason : Laëtitia Devernay

blog 002b« Un livre qui se déploie comme les ailes d’un oiseau, au rythme d’un petit chef d’orchestre perché sur de grands arbres », est-il indiqué sur la quatrième de couverture. Laëtitia Devernay en effet nous invite, avec ce magnifique livre leporello, à un formidable voyage à travers la musique, les arbres et le ciel. Des « feuilles-notes-oiseaux » se déploient gracilement au fil des pages, guidées par la baguette d’un chef d’orchestre bien inspiré. Sans paroles, cet album aux dessins réalisés à l’encre de Chine m’a enthousiasmée par sa légèreté, ses virevoltes, et ses correspondances entre musique et nature. Un réel enchantement graphique. Ce livre est singulier, fait de mélanges et d’associations réussis, au diapason. Tout sonne juste, comme une évidence. Tout est fluide et gracieux.

Il y a d’abord le format, qui interpelle et joue sur différents plans. L’album est très étroit, vertical. Sur la couverture très sobre, en noir et blanc, figurent des portées musicales horizontales et vierges : un appel au dépliage du livre et au remplissage du blanc des portées, pour l’instant silencieuses. On déplie donc le livre et sur la page de garde, les portées se sont remplies de jaune pâle et sont verticales. On tourne encore : les portées deviennent troncs d’arbres et d’autres rayures verticales s’avancent, celles du pantalon du chef d’orchestre. Celui-ci lève la tête vers le haut des arbres, et l’on voit maintenant les feuillages, touffus et serrés. Le décor est planté. Les couleurs sont minimales (noir, gris et jaune pâle, sur fond blanc), laissant libre cours à l’inspiration, aux possibles, et inspirant la délicatesse. On déplie encore une page, le leporello commence, et la musique avec. J’ai compté 30 pages qui, toutes dépliées, atteignent une longueur dépassant les 8m ! Cet album étroit, dont la couverture ne payait pas de mine, nous réserve bien des surprises !

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Le petit chef d’orchestre qui, courageusement, grimpe au sommet de l’arbre le plus haut, est un véritable magicien. De sa baguette, il fait s’envoler les feuilles, telles des oiseaux qui dans le ciel vont former des ballets étourdissants. Chaque arbre se dénude, au fil des pages et de l’inspiration musicale. Les feuilles-oiseaux se déploient en de savantes orchestrations. Laëtitia Devernay remplit fort habilement l’espace de chaque page, alternant les directions, les foisonnements et les blancs, comme autant de pauses musicales.

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On voit le mouvement, le rythme. On entend le silence, les crescendo. Aucune parole mais une densité musicale incroyable. C’est très, très beau.

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A explorer à tout prix le site de l’auteur, d’où sont issues les illustrations de l’article :

http://www.laetitiadevernay.fr/

 

A lire également l’article sur un autre des albums de Laëtitia Devernay : Bestiaire mécanique

Edité par La Joie de Lire
Publié en octobre 2010

Paco et l’orchestre : Magali Le Huche / Collectif

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Coup de cœur ! Paco et l’orchestre vous permettra de vous lover avec votre p’tit bout et de partager un bel instant musical. Cet épatant livre sonore vous invitera à retrouver avec Paco le chien des musiciens animaux dispersés dans la forêt qui, le soir venu, une fois réunis en orchestre, joueront le final du Carnaval des Animaux de Saint-Saëns. Les illustrations joyeuses et colorées de Magali Le Huche vous accompagneront délicieusement dans cette partie de cache-cache à travers la forêt.

Chaque musicien fait découvrir son instrument à Paco et au lecteur en les interpellant malicieusement en bout de page : oh ! Une trompe ! Sur la page suivante on trouve l’éléphant violoniste avec son tout petit instrument ; oh ! Une souris ! Et voici une souris contrebassiste obligée de grimper sur une échelle pour pouvoir jouer ; oh ! Un cochon ! Et on le retrouve sur la page d’après en fier xylophoniste…Chacun(e) interprète un court extrait d’une pièce de Camille Saint-Saëns (Le Carnaval des Animaux), Jules Massenet (Thaïs), Léo Delibes (Sylvia) ou Carl Maria von Weber (Turandot). Le lecteur l’écoute en appuyant sur une pastille sonore rouge, doublée d’une autre pastille verte, qui réserve quelques surprises rigolotes.

La nuit tombe au fil des pages, illuminant peu à peu des lanternes disséminées dans la forêt. La musique devient magique, nous enveloppe, et réunit chacun dans une belle intimité. Les dessins de Magali Le Huche participent à cette douceur et à cette intensité : ses personnages sont tour à tour sautillants, transportés par la musique, et recueillis, touchés par la grâce.

J’ai beaucoup aimé ce voyage musical. Les extraits choisis sont très beaux et j’ai versé ma petite larme ! Mon compagnon-lecteur, fripouille de 2 ans, s’est montré très attentif et s’est bien amusé avec les illustrations, ainsi qu’avec les bruitages des pastilles vertes.

Bref, une réussite ! On a hâte de découvrir les autres livres de la série :

Paco et le jazz

Paco et le rock

Paco et la fanfare

 Chaque volume est illustré par Magali Le Huche qui nous régale avec ses personnages drôles et bondissants, qu’ils soient au premier plan ou à l’arrière (on a beaucoup aimé s’arrêter aux nombreux détails). Elle est entre autres l’auteur (et illustratrice) de la série des Jean-Michel le Caribou publiés aux éditions Actes Sud Junior.

Je vous invite vivement à découvrir Paco. C’est une très belle série, chaleureuse, intelligente et maline, qui nous ravit autant les yeux que les oreilles.

Merci beaucoup à Mamie T. qui a offert ce petit bijou à mon jeune lecteur pour ses 2 ans !

Publié en octobre 2014 aux éditions Gallimard Jeunesse
Coll. « Mes petits livres sonores«