Ni terre ni mer : Anne von Canal

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Ni terre ni mer, ou le récit d’une vie sans ancrages, ballottée par les coups du sort, cruels mais aussi prodigues de joies et de douceur inattendues. Une vie à la dérive que l’on peine à maîtriser en dépit des choix que l’on a cru nécessaire de faire pour s’opposer à ceux que d’autres ont fait pour nous. Une vie qui laisse espérer atteindre le rivage se dérobant malheureusement trop souvent, s’effritant lorsqu’on a eu la chance de crier « Terre ! » Une vie sans trop de racines, ni père ni mère, car ceux-ci nous ont fait trop de mal et qu’on a préféré prendre le large. Une vie qui, même si on est entouré d’immensité, sur une mer d’huile ou une mer démontée, ne cesse de se rappeler à nous.

Une vie à laquelle tente d’échapper Lawrence Alexander, pianiste sur des bateaux de croisière, ne débarquant jamais lors des escales. La musique est son refuge, le piano « la seule faculté qui [lui] soit restée » et les cabines, minuscules, au hublot impossible à ouvrir, aux portes qui lorsqu’elles se referment font un bruit sourd, « agréablement définitif », sont les seuls espaces qui lui conviennent totalement. Anne von Canal, auteure allemande qui signe ici son premier roman, nous raconte l’histoire terrible, banale et extraordinaire de ce pianiste blessé, devenu solitaire. Son écriture habile entrelace plusieurs récits, orchestre différentes temporalités comme autant de vagues de souvenirs, de flux d’impressions, de mouvements musicaux, de bouts de vie qui s’assemblant, se répondant, finissent par faire sens. Lawrence Alexander, qui est aussi Lorenzo, qui fut dans une autre vie Victor Alexander Laurentius Simonsen ou Laurits, est un personnage profondément émouvant que l’on accompagne dans ses épreuves et ses réconforts, ses belles émotions musicales, et que l’on quitte à regret car on voudrait être sûr, avant de refermer le livre, qu’il soit enfin parvenu à (re)gagner la terre ferme.

Le roman s’ouvre sur un appel de détresse. Un bateau est en train de sombrer. On ignore son nom. On ne sait pas quand cela s’est passé. Ce qu’on sait, c’est qu’il transportait 850 passagers qu’il a plongés dans des eaux glaciales, au cœur de la nuit. Puis la lumière revient. Il est 14h. Nous sommes en 2005. Commence un autre récit. Lawrence vient d’embarquer pour une nouvelle croisière (une ultime croisière ?). Il enchaîne un contrat de plus en tant que pianiste-animateur-faiseur de bruit de fond, ou autrement dit « un pianeur ». Il tourne le dos à Venise, où il s’est posé quelques jours. Mais il est contrarié, angoissé et son embarquement ressemble à une fuite. Rosa vient de lui apprendre qu’elle est enceinte : une vie à 3 s’annonce ; une vie qui le rattache à autrui, à un lieu, une vie qui germe et dont il ne veut pas, ou plutôt dont il ne veut plus. Il va s’en expliquer dans un journal de bord. Dans la solitude de sa cabine, il pose sur le papier ses angoisses, réminiscences de vies passées. Vient alors un troisième récit dans lequel il jouera sa partition la plus personnelle.

De blessures d’enfance en amours intenses, de secrets de famille en rêves disparus, Lawrence, Laurits ou Lorenzo n’en finit pas de se perdre, épuisé par le flux et reflux d’événements qu’il n’a pas pu maîtriser, contraint au renouveau pour ne pas sombrer :

« Combien de fois peut-on recommencer de zéro ? Combien de chances a-t-on dans sa vie ? Et combien de fois supporte-t-on ça ? Combien de fois puis-je muer avant qu’il ne reste plus rien de moi ? »

La musique heureusement est sa constante. Elle varie elle aussi mais sa puissance demeure intacte. Alors que Schubert, Chopin et Haydn l’accompagnaient quand il préparait son entrée au Conservatoire de Stockholm, il se réfugie à présent dans Metamorphosis de Philip Glass. La musique, la seule véritable compagne qu’il souhaite à ses côtés. Elle est source vitale et combat douloureux. Elle lui a fait éprouver la tyrannie d’un père hostile à toute ambition artistique. La famille Simonsen a toujours été une famille respectable de la bourgeoisie stockholmoise et son patriarche, Magnus, illustre professeur en ophtalmologie, ne supportait pas que son fils prenne le risque de compromettre sa réputation et sa dignité. Et ce n’est pas sa mère, Amy, épouse soumise évaporée dans l’alcool, qui a pu l’aider. Il y a eu heureusement sa professeure de piano, Melle Andersson, et plus tard la rencontre lumineuse et inattendue avec la sensuelle et indépendante Silja.

Les mots courent sur le papier, les notes surgissent de souvenirs enfouis mais elles résonnent aussi un peu creuses au cours de la croisière lorsqu’on lui demande de faire son travail et de jouer pour la énième fois « Besame Mucho » ou « As time goes by » (« Play it again, Sam », lui dit avec un large sourire un « vieux mâle en rut plein aux as » lui fourrant un billet dans la poche).

Combien de temps encore Lawrence se satisfera-t-il de la monotonie des croisières, de l’espace clos d’un bateau ? Combien de temps se réfugiera-t-il dans la solitude pour échapper au passé ? Répondra-t-il à l’appel de Rosa et regagnera-t-il les côtes ?

« La solitude, est-ce un sentiment de vide ou de plénitude ? Ca prend beaucoup de place, en tout cas, ça chasse presque tout le reste. Ca rassasie et, en même temps, ça donne faim ».

Un livre qui m’a beaucoup touchée. L’écriture, sobre, classique, se met entièrement au service de son personnage. Elle permet de ressentir une grande et belle empathie pour Lawrence. Ce roman, très bien construit, nous plonge adroitement, subtilement, au cœur de l’intime et nous conduit de plus vers une fin inattendue, réellement bouleversante, que je ne vous dévoilerai pas bien sûr   🙂

Un grand merci à Antigone qui m’a mis ce livre entre les mains ! Il faisait partie en effet d’une boîte littéraire que j’ai remportée à l’occasion du concours qu’Antigone organisait pour les 10 ans ( ! ) de son blog. J’avais reçu de belles surprises dans ma boîte aux lettres.

Je vous invite à lire le beau billet qu’Antigone avait rédigé et qui m’avait donné l’irrésistible envie de découvrir Ni terre ni mer.

 

 

 

Publié en mars 2016 par les éditions Slatkine & Cie.
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber.

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Cou coupé court toujours : Béatrix Beck et Mélanie Delattre-Vogt

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Nous arrivons au terme de notre voyage de découverte des Editions du Chemin de Fer. J’espère qu’il vous aura été agréable et que vous n’hésiteriez pas à réembarquer ; nul doute que vous attendraient de nouvelles surprises ! Pour clore cette semaine, il était indispensable d’aller faire un tour du côté de chez Béatrix Beck qui, avec ses expérimentations, fait figure d’ambassadrice de l’éditeur. L’écriture de cette auteure d’origine belge (1914-2008), naturalisée française en 1955, recèle bien des merveilles d’explorations langagières qui vous rappelleront sans doute celles de Raymond Queneau. Un enthousiasme communicatif à jouer avec la langue, une fantaisie généreuse, une liberté de ton jubilatoire ainsi qu’une réelle émotion qui fait qu’on a vite le béguin pour ses personnages, tout cela va vous garantir un voyage inoubliable . Cou coupé court toujours est un texte à rapporter dans vos bagages si vous voulez faire découvrir le laboratoire littéraire de Béatrix Beck.

 

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L’auteure de Léon Morin, prêtre (prix Goncourt 1952) marquait avec Cou coupé…une rupture avec ses précédentes fictions autobiographiques, jouant allègrement avec les mots, les formes et la ponctuation. Mettant en scène le quotidien d’une famille pauvre composée du père, docker, et des deux filles, la mère étant partie, Béatrix Beck mise sur la fantaisie qui se décline en plusieurs tableaux alternant les lieux, les voix narratives, les temporalités, les sonorités…Publié par les éditions Gallimard en 1967, ce texte témoigne de sa volonté de porter sur le réel un nouveau regard. Elle déclarera à ce sujet dans Confidences de gargouille (éditions Grasset, 1998) avoir été influencée par le cinéma (la Nouvelle Vague) : « Je voyais ce livre comme une succession de séquences ».

Et le début du livre en effet nous donne l’impression de regarder un film avec des mouvements fluides de caméra nous présentant peu à peu les protagonistes de l’histoire dans un contexte urbain très vivant : on entend les bruits de la rue, les enfants qui jouent et leurs comptines, le marchand de poisson qui interpelle le client, les conversations des passants…On voit différents appartements d’un immeuble dont celui de la famille qui nous intéresse avec Martine, la fille aînée de 13 ans, véritable petite femme d’intérieur, en train de faire le ménage dans le pauvre logis dont le principal meuble est le plancher, briqué en permanence :

 

« Protégée par le tabler fleuri que sa mère oublia d’emporter, la ceinture faisant deux fois le tour de sa taille et nouée en épissure sur le nombril, pieds nus dans le lessif écumeux (reine de la mer notre-dame des flots soyez notre mère), des mèches pendant sur ses oreilles aux lobes percés par les boucles en tolède de sa bisaïeule, la combattante pousse le lave-pont ».

 

C’est Martine qui veille sur l’intendance et gère la paye que rapporte le père ; enfin, une partie seulement car celui-ci, surnommé « L’Amour », se réserve des visites très fréquentes au bordel, le « Couvent des Augustines Déculottées » (oui, il y a dans ce texte une certaine amoralité qui dégomme la bienséance et les bigots). Martine, avec le départ de sa mère, à dû grandir très vite et est devenue une petite soldate qui « marche plus que droite, la tête rejetée en arrière, le menton levé, l’air aussi coriace que le permettent ses joues rondes et roses ».

Le père quand il la regarde voit quelquefois des airs de son épouse et est troublé par sa silhouette qui se féminise de jour en jour. L’inceste suinte. Les rumeurs circulent, nourries par la mère criant des horreurs dans les rues et s’affichant dans les bars la nuit avec un autre homme.

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Martine, petite épouse et petite mère courage, qui s’occupe aussi de sa sœur Claude, la coiffe, lui met ses habits du dimanche pour aller à la messe et surveille ses devoirs. Une enfance qui se défile et la pauvreté qui meurtrit une famille : voilà un quotidien bien sombre qui s’extirpe cependant du sordide grâce aux échappées d’une écriture énergique, gouailleuse et merveilleusement inventive ; ainsi cette scène où Claude est contrainte aux devoirs :

 

« A l’autre bout de la table Claude, enfreignant l’interdiction d’une institutrice imparfaite en faveur de l’exactitude absolue, décalque la Seine (moi j’aimerais me jeter dans la mer vite, sans boucles), s’interroge sur les verbes (il pleut il dort je me décoiffe je m’écrie je m’écris) la nuit des temps les adjectifs (un homme brave n’est pas un brave homme) les noms composés (l’abat-jour abat le jour le brise-bise brise la bise) les compléments (j’aime mes parents le lièvre court pour échapper au chasseur les maçons travaillent avec zèle nous habitons une jolie ville il a fait son devoir du matin jusqu’au soir) coud dans un cahier de papier bleu une brassière naine manches en croix chauve-souris clouée sur la porte d’une grange ».

 

Les illustrations de Mélanie Delattre-Vogt réalisées au crayon gris reflètent la gravité de cette histoire, le trouble malsain qu’on ne veut pas voir et souhaite cacher derrière les portes des appartements. Les personnages n’ont pas de visage : les têtes sont coupées ou recouvertes d’un voile, d’une enveloppe. Leurs silhouettes sont fondues les unes dans les autres, enchevêtrées, indissociables, prisonnières. Heureusement il y a les couleurs, en petites touches discrètes fondues dans le gris, qui pourraient s’accorder aux lumières de l’écriture.

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Pour vous plonger davantage dans l’univers de l’artiste, voici son site.

Et pour continuer à défier avec inventivité et liberté une réalité parfois triste, restez en compagnie de Béatrix Beck dont les Editions du Chemin de Fer ont publié plusieurs titres ; le dernier en date est Bribes, sorti en juin 2016.

Anne est partie à la rencontre d’une autre grande dame de la littérature, Virginia Woolf, et vous propose son billet sur le texte Dans les rues de Londres, une aventure, vu par Antoine Desailly.

Je te remercie Anne d’avoir initié cette belle semaine thématique à quatre mains. Ce fut un réel et grand plaisir d’y avoir participé et d’échanger des découvertes ! Je te dis bravo pour ton énergie et me demande ce que tu vas nous préparer les jours qui suivent…  😉

 

Publié par les Editions du Chemin de Fer en novembre 2011

Un matin de grand silence : Eric Pessan et Marc Desgrandchamps

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C’est avec grand plaisir que je participe cette semaine à une thématique consacrée aux éditions du Chemin de Fer, en compagnie d’Anne du blog Des mots et des Notes. Elle m’a très sympathiquement invitée à être du voyage après ma découverte de l’éditeur via Inquiétude de Michèle Lesbre, vu par Ugo Bienvenu et Tryggve Kottar de Benjamin Haegel, vu par Marie Boralevi. Cet éditeur « basé dans la Nièvre, en lisière de forêt et du monde » propose « depuis 2005 des textes courts illustrés par des artistes contemporains ». Les ouvrages sont de très belle facture, avec rabat et papier épais cousu, et les univers présentés sont des invitations aux voyages singuliers. Alors, amoureux de la littérature et explorateurs graphiques dans l’âme, amateurs des chemins de traverse plutôt que des lignes à grande vitesse, embarquez à bord de notre Chemin de Fer. Première destination : Un matin de grand silence d’Eric Pessan, vu par Marc Desgrandchamps.

 

« C’est un matin de grand silence, comme recouvert par une épaisse couche de poussière. Le son ose à peine se propager. Le moindre raclement de gorge le moindre heurt le moindre froissement se répercutent avec violence dans l’appartement déserté. »

 

« Ce matin, le monde a une fragilité nouvelle ».

 

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Un adolescent se réveille dans un appartement. Il est 9h30 et ses parents ne l’ont pas réveillé pour aller au collège. Ils ne sont pas là. Ils semblent avoir déserté l’appartement, à moins que…La porte de leur chambre est mystérieusement fermée. N’osant abaisser la poignée de la porte, le garçon déambule d’une pièce à l’autre. Les heures passent sans qu’il cherche à sortir, à prendre contact avec l’extérieur. Il est comme prisonnier à l’intérieur, et immobilisé dans le temps :

 

« Il est coincé dans l’appartement déserté,

seul,

caché et clandestin, il veut profiter pleinement de chaque seconde de son étrange liberté silencieuse. L’appartement est un fossile, un coquillage pétrifié enfoui dans le limon. Le temps verse ses siècles, l’appartement se minéralise, subit les pressions de la roche, s’endurcit, il sera difficile de le déterrer ».

 

Féru de livres et de films de SF, fasciné par l’Espace et la vie éventuelle sur d’autres planètes, il s’imagine prisonnier d’une capsule qui dérive et « il ne comprend pas pourquoi ses parents l’ont expulsé du vaisseau principal ». A défaut d’explorer une planète, il s’aventure précautionneusement dans l’appartement et éprouve la solitude de l’Espace infini…

 

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Il est traversé par plusieurs sensations : angoisse, dégoût, apaisement, réconfort, tristesse…Il éprouve bien sûr un terrible sentiment d’abandon mais aussi le plaisir d’exister seul, sans plus avoir à supporter la présence envahissante, intrusive, de sa mère, femme au foyer, et la compagnie de ses camarades de classe ; il se sent si différent d’eux…Il goûte à la « douceur confortable du silence » et ressent une réelle souffrance à chaque sonnerie du téléphone, ce « prédateur » qui l’attaque.

Le monde qui l’entoure semble ne plus avoir de prise sur lui, s’estompe : de l’immeuble ne s’échappe aucun bruit et de la rue ne lui parvient que quelques pétarades de mobylettes. Le silence est si grand qu’il entend le battement de son cœur, se demandant d’abord s’il ne s’agit pas d’un voisin qui cogne contre une cloison. Plongé en lui-même, il ne veut, et ne peut peut-être plus, se confronter aux autres. Ses parents ne sont plus là mais lui aussi s’absente du monde.

L’écriture d’Eric Pessan saisit plusieurs facettes de cette solitude : liberté bienvenue, vide angoissant, refuge réconfortant, abandon douloureux…Il s’agit non pas d’expliquer pourquoi les parents ont disparu mais de montrer les réactions et sentiments du garçon face à quelque chose qu’il ne maîtrise pas. Avec ses variations de rythme, telles des vagues, l’écriture nous fait passer d’une phase relativement paisible à une autre, plus agitée. Le quotidien le plus banal (se laver, se préparer un repas, faire la vaisselle…) se teinte par moments d’effroi, souvent de poésie, et flirte volontiers avec le fantastique.

Les illustrations de Marc Desgrandchamps expriment elles aussi une réalité plurielle et difficile à capter. Ses collages nous font voir plusieurs couches, plusieurs mondes qui se superposent. Beaucoup d’éléments sont présents mais aussi recouverts, cachés. Il y a à la fois une vision kaléidoscopique, éclatée, avec des éléments qui tranchent avec les autres, les entaillent, et une vision plus trouble, fuyante, avec des contours estompés et des coulures qui fondent les éléments les uns dans les autres.

 

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Je vous invite à plonger davantage dans l’univers du peintre graveur Marc Desgrandchamps.

Explorez également le site de l’écrivain Eric Pessan, aux talents variés, auteur de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, d’essais, de poésie…

Et bien sûr, lisez sans plus attendre le billet d’Anne : Les histoires de frères d’Arnaud Cathrine, vu par Catherine Lopès-Curval.

 

 

Sorti en mars 2010 aux éditions du Chemin de Fer

L’avalée des avalés : Réjean Ducharme

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

 

Je n’oublierai pas de sitôt cette lecture. Quelle claque ! Et quel ravissement… Dès les premières lignes, l’écriture de Réjean Ducharme part à l’assaut et assène au lecteur une sacrée gifle. J’ai tendu sans hésiter l’autre joue, puis je me suis présentée tout entière, bien de face, pour recevoir les mots rageurs de Bérénice, jeune héroïne ducharmienne en guerre contre les adultes et les lâches. J’ai encaissé ses invectives, ses mots fous, ses mots inventés, ses mots qui triturent, qui dissèquent, ses mots qui terrassent, ses mots qui magnifient, qui envoûtent, qui transportent par leur poésie hybride, toute d’ombre et de lumière. Des mots à foison qui m’ont avalée et que j’ai ingérés, goulûment. Une écriture incroyablement belle, exaltante, épuisante, qui exprime la soif inassouvie de Bérénice Einberg dans sa recherche d’absolu, de découverte d’elle-même, et dans sa volonté d’en découdre avec la terre entière, jour et nuit. Petite fille de parents monstrueux et défaillants, elle aurait pu se briser et se faire engloutir par les adultes. Que nenni ! Sa rage est à nulle autre pareille et terrasse quiconque, toujours victorieuse.

 

Voici comment elle se présente dans un incipit-lame-de-fond : souffrance d’être perdue dans le monde et volonté de se posséder :

 

« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère(…) »

 

Il faut dire qu’elle a de quoi être perturbée la petite Bérénice. Elle vit avec ses parents et son frère Christian sur une île du grand fleuve canadien le Saint-Laurent, dans une ancienne abbaye « aux quatre toits de tuiles rouges », « plus pointus que des fers de hache, plus escarpés que des falaises », au-dessus de laquelle passe un pont ferroviaire qui cache le soleil. Les trains font trembler les murs, secouent les lits et les rares rayons de soleil que le pont n’a pas filtrés sont arrêtés par d’épais rideaux de velours qui pendent aux fenêtres. Dans cette abbaye se joue une véritable « Guerre de Trente ans » qui oppose le père Mauritius Einberg à sa belle jeune épouse surnommée « Chat Mort » par sa fille. Ils ne se supportent pas et se sont partagé les enfants : à la mère le premier enfant né, c’est-à-dire Christian, et au père le second, ce sera Bérénice. Chaque parent impose à sa partie un enseignement religieux : catholique pour Christian, judaïque pour Bérénice. Et chaque parent impose aussi à « son » enfant une vision détestable, fielleuse, de l’autre, l’ennemi à abattre. Les repas finissent en champs de bataille et les portes souvent claquent, laissant toujours derrière elles des cris haineux. Cette fureur, Bérénice n’est pas la dernière à y prendre part. Elle aussi joute verbalement, empoigne, gueule, vocifère, cogne, pince…

 

Les deux enfants cependant sont profondément attachés l’un à l’autre. Leur relation est intense, fusionnelle, et même incestueuse vue des yeux de Bérénice. Elle idolâtre son frère dont elle a tant besoin de la douceur. Il est son compagnon de jeux avec qui elle explore le jardin de l’abbaye, les caves, la crypte et aussi les marais de l’île. Ces moments d’enfance, de jeux et d’émotions partagés sont fabuleux à lire.

Mais un jour surgit toute une ribambelle de cousins invités un été par « Chat Mort » et avec eux la redoutable Mingrélie, si belle et dont Christian tombe amoureux. L’été devient insoutenable, moite, nocturne, hypnotique, les croisières programmées sur le Saint-Laurent se transforment en sabordages et en naufrages et c’est « Chat Mort » qui supervise les batailles (ces pages sur l’été dans l’île sont superbes…). Bérénice, arrivée au faîte de sa souffrance, déborde de fureur et son amour pour Christian devient encore plus obsessionnel. Le père, ulcéré, la chasse et l’exile à New York chez un parent, Zio, patriarche ultra-orthodoxe qui s’est investi de la mission de panser et de guérir les âmes. Bérénice passera cinq années loin de l’île vénéneuse mais connaîtra dans la grande ville d’autres poisons. Elle n’aura de cesse de se battre contre les prisons (famille, religion, école) pour devenir une adolescente encore plus dure, plus détachée des autres :

 

« Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».

 

Elle devient boulimique de connaissances, de lectures, ingurgite des cours de tout et n’importe quoi : Ses pensées et réflexions ne cessent de jaillir, grouillent, débordent et elle abreuve de logorrhées ceux qu’elle côtoie. Elle se veut forte dans sa vision sur le monde, forte dans sa solitude et son âme, sans attaches et découvrir qui elle est ; elle déclare : « Je choisirai le sol de chacun de mes pas ».

 

Vous voilà prévenus ! Pour entrer dans ce roman, il vous faudra affronter Bérénice la guerrière, Bérénice qui peut être monstrueuse. Ses armes langagières pourront vous blesser, vous choquer. Peut-être demanderez-vous grâce, sonnés et fatigués : j’ai peiné quelquefois et j’avoue que les cinquante dernières pages m’ont laissée de côté ; de plus, ses inventions linguistiques et ses emplois fréquents de mots peu usités peuvent vous donner le tournis ! (Un conseil : laissez tomber le dictionnaire et amusez-vous, laissez-vous porter par les jeux de mots, les mystères du sens, c’est si agréable de ne pas tout maîtriser). En tout cas je suis sûre que la puissance poétique de l’écriture de Réjean Ducharme vous ravira, littéralement. Il y a dans ce roman des fulgurances incroyables : je termine par cette phrase de Bérénice :

 

« La lumière est une rivière qui m’appelle et qui a quelque chose à son extrémité. Quelqu’un qui suit la vérité jusqu’au bout, qui en a la force, est quelqu’un qui escalade un rayon de soleil et finit par tomber dans le soleil ».

 

Merci beaucoup à Madame lit qui m’a fait découvrir ce si beau livre et la journée « le 12 août, j’achète un livre québécois ». Je connais enfin (un peu mieux) l’auteur québécois Réjean Ducharme. Cet auteur qui n’avait que 24 ans quand est sorti son tout premier roman L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966. Un auteur mystérieux qui préserve farouchement son anonymat, alors que son œuvre est couronnée de succès : Prix du Gouverneur Général, Grand Prix national des lettres, officier de l’Ordre national du Québec et dernièrement voici que L’avalée des avalés entre dans le Registre du patrimoine culturel du Québec (merci Marie-Claude d’Hop !  sous la couette  pour le lien )

 

Ed. Gallimard « Folio » (1982)
1ère édition aux éditions Gallimard la « Blanche » en 1966

 

Une île : Fanny Michaëlis

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L’album Une île nous raconte le combat intemporel entre l’homme et la mer. Un pêcheur et sa femme vivent sur une presqu’île « dans [une] baie isolée du reste du monde ». Derniers habitants d’un village qui se meurt faute de naissances, ils affrontent au quotidien une mer rageuse qui n’a de cesse de balayer et de tourmenter de ses flots ce pauvre petit bout de terre. Elle en serait d’ailleurs facilement et rapidement venue à bout si elle n’avait accepté un jour un pacte proposé par les villageois : « Tant qu’un des leurs foulerait de ses pieds le sable de ses côtes, elle ne pourrait engloutir la péninsule. En échange de quoi, ils se contenteraient de pêcher à marée basse et épargneraient la faune de ses grands fonds ». Mais la mer finit par se lasser, s’impatiente dangereusement, ses vagues se gorgent de fureur, grossissent de plus en plus. Et un jour, miracle ! La femme du pêcheur tombe enceinte. Il y aura donc encore âme qui vive pour tenir tête à la mer. Mais la petite fille qui naît est minuscule, telle une Poucette, « pas plus grande qu’un noyau de cerise », et la mère, brûlante de fièvre, mourra en couches ; le combat est-il perdu d’avance ? Rien n’est moins sûr. Il semblerait que notre héroïne lilliputienne en sorte victorieuse…

Ce beau récit, qui prend sa source aux contes et aux mythologies, Fanny Michaëlis l’accompagne d’illustrations en bulles d’écume, virevoltantes, éclatantes de légèreté, de délicatesse, d’étrangeté, d’onirisme et grouillantes de vie.

Le format à l’italienne sied à merveille à ces dessins qui regorgent de détails. L’aspect pictural est très fort. On pense à la finesse des miniatures persanes. Il y a un soin tout particulier apporté aux motifs des tissus, à la trame des filets de pêche, au tissage des nasses, aux écailles des poissons, aux carapaces des crevettes, aux coquillages…On goûte aussi à la délicatesse des estampes japonaises avec des scènes de pêche et une faune marine rappelant l’art d’Hokusai et d’Hiroshige.

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Et la douceur de la femme du pêcheur devenue mère, sa toute petite fille endormie dans ses fabuleux cheveux roux, est le reflet lumineux et tout en courbes de la partie centrale du tableau Les 3 âges de la femme de Klimt.

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La chevelure de la mère est fantastique, de même que la barbe du père, rousse également, dans laquelle se réfugie l’enfant ; l’enfant qui ne se sépare jamais de l’étrange poche de fourrure dans laquelle elle est née :

 

« Elle traînait partout derrière elle ce pelage qui conservait l’odeur de sa mère. Dévalant la montagne, soulevée comme une plume par le vent et les embruns, parcourant la forêt, les plages et le sommet des arbres. Poussière, racines, graines, insectes et coquillages s’emmêlaient dans les poils qui avaient poussé avec le temps. »

 

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Cheveux et poils se tissent, s’entrelacent, semblent pousser indéfiniment, se mêlent aux algues et aux courants, se font le curieux fil conducteur de cette histoire : enveloppant la petite fille et la protégeant de la mer en furie qui engloutit tout sur son passage, ils la mèneront jusqu’à une île féerique, luxuriante, bien loin de la presqu’île « sèche et désolée. »

 

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Il y a une puissance onirique qui renvoie à la maternité, et à la paternité. La naissance est célébrée avec faste. Les illustrations délicates et éclatantes de Fanny Michaëlis (les couleurs sont très belles) débordent d’imaginaire et invitent tous les possibles. Tout est mouvant, se transforme, croît, est fluide, liquide…

Un ravissement pour les yeux du lecteur, qu’il soit petit ou grand. Mon petit garçon a ainsi été captivé par les poissons : il s’est régalé avec les narvals, les anguilles, les bars, les poissons multicolores…Laissez -vous emporter vous aussi par les flots de cet univers singulier, atypique, chatoyant et envoûtant.

 

Si vous voulez poursuivre le voyage, plongez- vous dans le précédent album jeunesse de Fanny Michaëlis, toujours aux éditions Thierry Magnier, Dans mon ventre.

 

Et, dans une très belle tonalité noir et blanc, cette fois-ci exclusivement réservées aux adultes, découvrez ses BD publiées aux éditions Cornélius : Avant mon père aussi était un enfant, Géante et Le lait noir.

 

Bien sûr, vous ne manquerez pas de visiter le site de Fanny Michaëlis.

 

Publié aux éditions Thierry Magnier en septembre 2015.