Je n’oublierai pas de sitôt cette lecture. Quelle claque ! Et quel ravissement… Dès les premières lignes, l’écriture de Réjean Ducharme part à l’assaut et assène au lecteur une sacrée gifle. J’ai tendu sans hésiter l’autre joue, puis je me suis présentée tout entière, bien de face, pour recevoir les mots rageurs de Bérénice, jeune héroïne ducharmienne en guerre contre les adultes et les lâches. J’ai encaissé ses invectives, ses mots fous, ses mots inventés, ses mots qui triturent, qui dissèquent, ses mots qui terrassent, ses mots qui magnifient, qui envoûtent, qui transportent par leur poésie hybride, toute d’ombre et de lumière. Des mots à foison qui m’ont avalée et que j’ai ingérés, goulûment. Une écriture incroyablement belle, exaltante, épuisante, qui exprime la soif inassouvie de Bérénice Einberg dans sa recherche d’absolu, de découverte d’elle-même, et dans sa volonté d’en découdre avec la terre entière, jour et nuit. Petite fille de parents monstrueux et défaillants, elle aurait pu se briser et se faire engloutir par les adultes. Que nenni ! Sa rage est à nulle autre pareille et terrasse quiconque, toujours victorieuse.
Voici comment elle se présente dans un incipit-lame-de-fond : souffrance d’être perdue dans le monde et volonté de se posséder :
« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère(…) »
Il faut dire qu’elle a de quoi être perturbée la petite Bérénice. Elle vit avec ses parents et son frère Christian sur une île du grand fleuve canadien le Saint-Laurent, dans une ancienne abbaye « aux quatre toits de tuiles rouges », « plus pointus que des fers de hache, plus escarpés que des falaises », au-dessus de laquelle passe un pont ferroviaire qui cache le soleil. Les trains font trembler les murs, secouent les lits et les rares rayons de soleil que le pont n’a pas filtrés sont arrêtés par d’épais rideaux de velours qui pendent aux fenêtres. Dans cette abbaye se joue une véritable « Guerre de Trente ans » qui oppose le père Mauritius Einberg à sa belle jeune épouse surnommée « Chat Mort » par sa fille. Ils ne se supportent pas et se sont partagé les enfants : à la mère le premier enfant né, c’est-à-dire Christian, et au père le second, ce sera Bérénice. Chaque parent impose à sa partie un enseignement religieux : catholique pour Christian, judaïque pour Bérénice. Et chaque parent impose aussi à « son » enfant une vision détestable, fielleuse, de l’autre, l’ennemi à abattre. Les repas finissent en champs de bataille et les portes souvent claquent, laissant toujours derrière elles des cris haineux. Cette fureur, Bérénice n’est pas la dernière à y prendre part. Elle aussi joute verbalement, empoigne, gueule, vocifère, cogne, pince…
Les deux enfants cependant sont profondément attachés l’un à l’autre. Leur relation est intense, fusionnelle, et même incestueuse vue des yeux de Bérénice. Elle idolâtre son frère dont elle a tant besoin de la douceur. Il est son compagnon de jeux avec qui elle explore le jardin de l’abbaye, les caves, la crypte et aussi les marais de l’île. Ces moments d’enfance, de jeux et d’émotions partagés sont fabuleux à lire.
Mais un jour surgit toute une ribambelle de cousins invités un été par « Chat Mort » et avec eux la redoutable Mingrélie, si belle et dont Christian tombe amoureux. L’été devient insoutenable, moite, nocturne, hypnotique, les croisières programmées sur le Saint-Laurent se transforment en sabordages et en naufrages et c’est « Chat Mort » qui supervise les batailles (ces pages sur l’été dans l’île sont superbes…). Bérénice, arrivée au faîte de sa souffrance, déborde de fureur et son amour pour Christian devient encore plus obsessionnel. Le père, ulcéré, la chasse et l’exile à New York chez un parent, Zio, patriarche ultra-orthodoxe qui s’est investi de la mission de panser et de guérir les âmes. Bérénice passera cinq années loin de l’île vénéneuse mais connaîtra dans la grande ville d’autres poisons. Elle n’aura de cesse de se battre contre les prisons (famille, religion, école) pour devenir une adolescente encore plus dure, plus détachée des autres :
« Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».
Elle devient boulimique de connaissances, de lectures, ingurgite des cours de tout et n’importe quoi : Ses pensées et réflexions ne cessent de jaillir, grouillent, débordent et elle abreuve de logorrhées ceux qu’elle côtoie. Elle se veut forte dans sa vision sur le monde, forte dans sa solitude et son âme, sans attaches et découvrir qui elle est ; elle déclare : « Je choisirai le sol de chacun de mes pas ».
Vous voilà prévenus ! Pour entrer dans ce roman, il vous faudra affronter Bérénice la guerrière, Bérénice qui peut être monstrueuse. Ses armes langagières pourront vous blesser, vous choquer. Peut-être demanderez-vous grâce, sonnés et fatigués : j’ai peiné quelquefois et j’avoue que les cinquante dernières pages m’ont laissée de côté ; de plus, ses inventions linguistiques et ses emplois fréquents de mots peu usités peuvent vous donner le tournis ! (Un conseil : laissez tomber le dictionnaire et amusez-vous, laissez-vous porter par les jeux de mots, les mystères du sens, c’est si agréable de ne pas tout maîtriser). En tout cas je suis sûre que la puissance poétique de l’écriture de Réjean Ducharme vous ravira, littéralement. Il y a dans ce roman des fulgurances incroyables : je termine par cette phrase de Bérénice :
« La lumière est une rivière qui m’appelle et qui a quelque chose à son extrémité. Quelqu’un qui suit la vérité jusqu’au bout, qui en a la force, est quelqu’un qui escalade un rayon de soleil et finit par tomber dans le soleil ».
Merci beaucoup à Madame lit qui m’a fait découvrir ce si beau livre et la journée « le 12 août, j’achète un livre québécois ». Je connais enfin (un peu mieux) l’auteur québécois Réjean Ducharme. Cet auteur qui n’avait que 24 ans quand est sorti son tout premier roman L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966. Un auteur mystérieux qui préserve farouchement son anonymat, alors que son œuvre est couronnée de succès : Prix du Gouverneur Général, Grand Prix national des lettres, officier de l’Ordre national du Québec et dernièrement voici que L’avalée des avalés entre dans le Registre du patrimoine culturel du Québec (merci Marie-Claude d’Hop ! sous la couette pour le lien )
Ed. Gallimard « Folio » (1982)
1ère édition aux éditions Gallimard la « Blanche » en 1966