Présences d’un été : Yamada Taichi

Après la glace de l’hiver norvégien de Tarjei Vesaas, voici l’été torride tokyoïte de Taichi Yamada. J’ai lu avec délice son troublant roman Présences d’un été. Une idée-lecture que j’ai piochée sur le blog de BookManiac (merci !) qui m’a convaincue de me plonger dans cette histoire de fantômes entre deux eaux, où le fantastique s’entremêle au réel avec émotion. Nous suivons les errances de Harada, scénariste de séries télévisées, qui vient de se séparer de sa femme et de son fils. Il vit maintenant sur son lieu de travail, dans une résidence occupée uniquement par des bureaux. La nuit, elle devient déserte et emmure Harada dans une solitude oppressante, alourdie par la chaleur de l’été. Un soir pourtant, la solitude se brise quand une jeune femme, Kei, qui semble vivre elle aussi dans la résidence, débarque chez lui avec une bouteille de champagne entamée. Se noue entre ces deux âmes en peine une relation sensuelle et mystérieuse qui accompagnera Harada dans un cheminement intérieur ; car ce même été, il sera confronté aux fantômes de ses parents, disparus alors qu’il n’avait que douze ans…

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Dès les premières lignes, le décor est planté et ferre le lecteur. Il faut dire que Taichi Yamada s’y entend pour créer une ambiance, il est lui-même scénariste pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Une ambiance inquiétante et intime nous lie à Harada, qui ne sait plus très bien où il en est après son divorce.

« Trois semaines de vie de célibataire m’ont fait prendre conscience du silence qui règne la nuit, dans la résidence.

Un silence trop lourd. Et qui pourtant n’a rien à voir avec le silence des montagnes. »

Un silence troublant qui domine le bruit alentour. La résidence est face à une autoroute, où les voitures circulent incessamment, de jour comme de nuit. Harada semble être comme coupé du monde et ce ne sont pas les personnages qu’il va rencontrer au cours de l’été qui vont le raccrocher au réel. Il y d’abord cette jeune femme, surgie au beau milieu de la nuit, qui va sonner à sa porte, éméchée et à la peau si pâle. Et puis cet homme et son épouse qui ressemblent tellement à ses parents morts beaucoup trop tôt dans un accident.

L’été entrouvre une brèche bien étrange. Est-ce le fruit d’hallucinations, les signes d’une dépression, ou bien une autre réalité, fantastique, peuplée de vrais fantômes, s’impose-t-elle à lui ? C’est ce flottement qui m’a beaucoup plu. Harada navigue d’un monde à l’autre sans trop de maîtrise et nous entraîne avec lui.

Les scènes particulièrement réussies sont les moments que passe Harada avec le couple qui lui permet de retrouver ses parents et un bonheur disparu. Une relation poignante se noue entre celui qui redevient jeune garçon et ceux, aimants, qui peuvent le protéger. Harada ne peut s’en défaire et vient de plus en plus souvent les voir dans leur logement modeste d’Asakusa. Les retours à la « réalité » sont pénibles, douloureux, le meurtrissant jusque dans sa chair. Kei alors semble être là pour le « sauver » et lui faire tourner le dos au passé.

Ces « présences d’un été » m’ont vraiment happée, à la fois inquiétantes et bienveillantes. Taichi Yamada parvient avec finesse et fluidité à créer un climat étrange qui brouille les repères. Et il se dégage une indéniable mélancolie qui lie les vivants et les morts, les uns et les autres portant le fardeau des souffrances à guérir.

Ce roman m’a fait penser au film Dark Water d’Hideo Nakata, en moins horrifique tout de même (quoique les passages à la fin ont bien accéléré mon rythme cardiaque…). On y retrouve un personnage principal divorcé qui doit mener une nouvelle vie et faire face à ses angoisses. Un grand immeuble désert, plongé dans la nuit. Et des fantômes bien sûr. Et j’y ai retrouvé cette belle émotion qui mêle tristesse et fantastique. Cette dimension intime qui rend le monde des morts si proche de celui des vivants.

 

Ed. Philippe Picquier poche 2006
Trad. du japonais par Annick Laurent

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Marx et la poupée : Maryam Madjidi

Je réapparais timidement, sur la pointe des pieds, après un certain temps d’absence. Je me sens un peu gauche, ça fait longtemps que je n’ai pas échangé avec vous et c’est toujours un peu intimidant de repointer le bout de son nez. Surtout que vous, vous ne connaissez aucune baisse de régime ! Encore une fois, chapeau bas pour votre enthousiasme et vos envies de livres. Mon quotidien lui est devenu moins livresque ces derniers temps, assez éparpillé et comme on le dit le cours de la vie peut facilement nous emporter. Mais la lecture, c’est tout de même une pratique addictive et le manque se fait sentir. Quand on y a goûté, on peut vite replonger. Il n’y a rien de meilleur en effet que de s’accorder un moment rien qu’à soi, grâce à un livre. Et de se remettre à tourner des pages en luttant contre le temps, contre ce qui file, glisse et se sentir mieux, « nourri(e) ». Et il y a un livre qui m’a donné l’envie de revenir sur ce blog, et d’échanger avec vous. Un livre qui m’a « posée », m’a procuré bien du plaisir et m’a cueillie dès les premières lignes. Un livre qui m’a enveloppée de sa chaleur, de sa force et de sa vitalité. Ce livre est ce fabuleux premier roman de Maryam Madjidi, Marx et la poupée.

 

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Quel plaisir de vous retrouver pour vous parler de ce roman incroyablement beau, poignant, qui tourneboule le coeur et fait picoter les yeux. Qui fait rire aussi car la vie est là et l’auteure manie l’ironie avec bonheur . Il se dégage de ce livre une énergie irrésistible qui fait s’alterner légèreté et pure émotion. Maryam Madjidi nous raconte son exil en France, comment elle a dû quitter en 1986, alors qu’elle avait six ans, son pays natal qu’ est l’Iran. Ses parents, jeunes révolutionnaires marxistes, ont fui ce pays qui « massacre ses enfants » : « Peur, Mort, Torture, les déesses malveillantes » n’étaient que trop victorieuses.

Maryam va s’emparer de son histoire, et de l’Histoire de son pays perdu, avec un vrai brio romanesque. En de courts chapitres qu’elle enchaîne avec fluidité, telle une Shéhérazade des temps modernes, elle fait défiler les épisodes de sa vie qui sous sa plume deviennent presque des contes. Un récit autobiographique mais avant tout un roman qui va lui permettre de structurer ce qui lui est arrivé ou plutôt de structurer les différents personnages qu’elle a été et qu’elle met en scène de façon si touchante, si proche. C’est bien simple, on l’aime à chaque étape de sa vie, à chaque naissance. Il y en aura trois : celle biologique en Iran, celle où elle devient française et celle, bienfaitrice, douce, où elle se réconcilie avec la langue persane. Elle aura tant combattu, tant aimé, tant détesté, que c’est un réel plaisir de la voir apaisée, à sa place, entière, reliée à ses racines et à son pays d’exil. Tout s’imbriquera alors qu’elle est jeune femme, étudiante à La Sorbonne. Un professeur à la voix douce, « les yeux souriants et profonds », accepte, enthousiaste, de devenir son directeur de recherche pour son mémoire sur Omar Khayyâm et Sadegh Hedayat ; et pour cela, il faudra qu’enfin elle reprenne des cours de lecture de langue persane, des cours qu’elle n’avait pas voulu suivre avec son père quand elle était plus jeune.

Et quels passages déchirants elle consacre à ses parents. De véritables tableaux, sur le vif, qui les fixent dans leur tristesse d’exilés, leurs meurtrissures. Voici ce qu’elle écrit à propos de sa mère lorsqu’ils vivaient tous les trois dans ce petit studio parisien :

« (…) la douce tristesse dans tes yeux. La timidité, tu n’osais parler cette langue étrangère, à la place des mots tu souriais. Le sourire qui s’excuse, le sourire gêné de ceux qui ne parlent pas la langue du pays.

J’aurais aimé ramasser les lambeaux de tes rêves, les sauver, les enfiler comme des perles dans ma guirlande de mots à moi, et l’accrocher au sommet d’un arbre pour que ça bouge et vive encore.

Te réveiller. Te ressusciter. Noircir tes traits, mettre du rouge sur tes joues, sur tes lèvres, t’injecter de la vie pour que tu chantes, tu ries, tu cries mais rien à faire, tu te diluais silencieusement dans une eau imaginaire. »

 

L’écriture de Maryam Madjidi est si belle : proche, immédiate, profonde et gracile. Et j’ai vraiment été touchée par la foi qu’elle accorde aux mots, qu’ils soient écrits ou oraux. Cela m’a fait penser à un autre récit que j’avais beaucoup aimé, Manuel d’exil de Velibor Colic, qui faisait preuve lui aussi de tant de vitalité, de force et qui fut sauvé par l’écriture.

Un moment précieux que cette lecture de Marx et la poupée. Un coup de coeur véritable, et durable. Pour écrire mon billet, j’ai relu des passages eh bien l’émotion et le plaisir étaient toujours là. Alors, si vous ne l’avez pas encore lu, vous avez beaucoup, beaucoup de chance de pouvoir encore le découvrir.

Un grand merci aux 68 premières fois qui m’a fait parvenir ce roman. Vous pouvez lire ici les chroniques des membres de cette chouette association.

 

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Marx et la poupée, Maryam Madjidi, éditions Le Nouvel Attila, janvier 2017

Hiver à Sokcho : Elisa Shua Dusapin

Que peut-il bien se passer à Sokcho en plein hiver ? Petite station balnéaire de la Corée du Sud, réputée pour sa réserve naturelle de Seoraksan, sa plage et ses multiples échoppes sur le port rivalisant d’effluves de plats de poissons, calamars et coquillages pour allécher les touristes, elle n’offre guère d’attraits une fois le froid et la nuit installés. Les néons des enseignes deviennent blafards et le rivage balayé par les vents est bien sinistre avec ses barbelés électrifiés rappelant que la Ligne de démarcation avec le Nord est toute proche.  N’y demeurent que ceux qui sont du cru, plongés dans la brume et l’ennui. Et pourtant, débarque un jour à la pension où notre jeune héroïne travaille un Français au regard fatigué, désireux de poser sa valise pour quelques temps. Dessinateur de BD, il semble en panne d’inspiration pour attaquer le dernier tome de la série qui l’a fait connaître. Troublée par cet homme plus âgé qui fait naître en elle autant d’interrogations que de désir et qui la confronte à sa propre histoire – elle est franco-coréenne par son père qui n’était que de passage à Sokcho  – notre narratrice, en plein cœur d’un hiver engourdissant habituellement les corps et les âmes, va s’éveiller à la vie, qui palpite, illumine mais fait aussi souffrir. Elle se sentira peut-être plus proche de cet étranger que de ce qui fut jusqu’à présent son quotidien à Sokcho, marqué par un métissage « source de commérages », un amour étouffant qui la lie à une mère de l’ancienne génération et une relation superficielle avec un jeune homme de son âge.

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Ce premier roman d’Elisa Shua Dusapin, qui a reçu le prix Robert Walser cet été, est fabuleux de finesse et de densité. Court (140 pages), il base son écriture sur l’économie, le soin apporté au choix de chaque mot, chaque situation. Une maîtrise à faire ressentir immédiatement le trouble, le désir, le mal être, l’incompréhension, tout ce que l’on tait, aux autres et à soi-même ; une maîtrise aussi à faire sentir le corps, qui frémit, frissonne, s’agite, peut faire mal…L’art de faire éclore les non-dits, allié à l’ancrage des corps. Une écriture toute en contrastes, étonnante, troublante. A l’image de la préparation délicate du fugu, ce poisson hautement toxique, dans laquelle excelle la mère poissonnière de la jeune femme, qui détient la licence de cuisiner ce plat aussi raffiné que dangereux, nécessitant une éviscération et des ablations minutieuses.

C’est un roman qui m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé cette jeune femme bouleversante : elle  se sent inadaptée, étrangère à son environnement, au monde même d’où elle vient. Elle ne se sent pas d’appartenance, ne se sent pas « pleine » ; mais pourrait-elle se sentir exister à Sokcho, ville-frontière entre le Nord et le Sud, ville indéterminée entre les sirènes du tourisme et les barbelés d’une dictature, ville d’un pays plongé dans les limbes d’une guerre qui dure depuis si longtemps…Son corps lui-même lui échappe et elle se sent tellement mal fagotée avec son éternelle robe-pull qu’elle tente parfois d’alterner avec une pauvre tunique en synthétique. Une héroïne flottante, entre-deux, et cette écriture si juste, si précise.

Cette héroïne j’ai eu envie de la prendre dans mes bras, et envie que cet homme venant de loin l’enserre et lui donne des forces.  Oui, j’ai eu envie que cette femme et cet homme aux cultures si différentes mais aux besoins de réconfort, de consolation qui peuvent peut-être se rejoindre, se rencontrent véritablement car rien n’est plus triste que de se « rater », se manquer ; les liens qui se tissent sont parfois si fragiles et peuvent disparaître d’un rien, au petit matin, recouverts de neige.

J’ai beaucoup aimé également la place accordée dans ce roman au dessin. La jeune femme observe souvent à la dérobée le Français en train de dessiner. Il cherche la suite des aventures de son héros, un archéologue qui parcourt le monde à la recherche bien sûr d’un trésor, qui pourrait être la figure d’une femme « éternelle ». Elle assiste ainsi, fascinée, au travail de la plume qui s’agite, ou besogne. Un travail lui aussi tout en contrastes. La plume sur le papier glisse, ou gratte, rageuse. Elle est mouvement et son. La dureté peut succéder à la douceur, la sensualité à la violence. L’encre parfois éclabousse,  recouvre tout :

« En collant ma joue contre l’embrasure, j’ai vu sa main courir sur une feuille. Il l’avait posée sur un carton, sur ses genoux. Entre ses doigts, le crayon cherchait son chemin, avançait, reculait, hésitait, reprenait son investigation (…) Le crayon a poursuivi sa route jusqu’à ce qu’apparaisse une figure féminine. Des yeux un peu trop grands, une bouche minuscule. Elle était belle, il aurait dû s’arrêter là. Mais il a continué à passer sur les traits, tordant peu à peu les lèvres, déformant le menton, perforant le regard, a remplacé le crayon par une plume et de l’encre pour en badigeonner le papier avec une lente détermination, jusqu’à ce que la femme ne soit plus qu’une pâte noire, difforme. Il l’a posée sur le bureau. L’encre dégoulinait jusqu’au plancher. Une araignée s’est mise à courir sur sa jambe, il ne l’a pas chassée. »

 

Je vous invite à lire également le très beau billet de Sabine du Blog du Petit Carré Jaune, le premier billet que je lisais à propos de ce roman ; celui de Moka d’Au milieu des livres, tout aussi délectable ; et celui de Noukette, très tentateur.

A vous maintenant de succomber au charme de ce roman fort, et étonnant…

 

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Crédits photo : Sokcho, une ville entre mer et montagnes (blog Objectif Séoul)

 

Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016

 

 

Motorman : David Ohle

Il y a des livres qui se suffisent à eux-mêmes. Leurs mots nous enveloppent entièrement. Un monde fascinant voit le jour, clos sur lui-même, délimité par les première et dernière pages mais qui ouvre les portes d’un imaginaire infini. La singularité des images, se déployant en toute liberté au fil des pages, nous fait goûter au plaisir délicieux, délicat, de découvrir un véritable univers et de nous sentir seul(e) avec l’œuvre. Il y a une sensation d’avoir accès à quelque chose d’unique. Il y a une magie qui se crée, sans qu’on puisse vraiment l’expliquer. Cette magie, je l’ai ressentie en lisant Motorman de David Ohle. Un roman qu’on pourrait qualifier de dystopique puisqu’on devine qu’il s’agit de temps futurs avec un climat chaotique, des humains qui n’en sont plus vraiment, une entité à la Big Brother qui surveille tout fait et geste et va jusqu’à contrôler le ciel en imposant un nombre réglementaire de deux soleils et sept lunes, des villes qui s’autodétruisent et une grande solitude…Un héros, Moldenke, va fuir sa ville de Texaco City en proie à la violence et tenter de retrouver ce mystérieux docteur qui, un jour, lui a transplanté quatre cœurs de mouton et lui a promis un avenir meilleur.

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Ce roman fut publié une première fois aux Etats-Unis en 1972 et resta épuisé durant plus de trente ans. Une oeuvre qui, par son inventivité langagière et poétique, frappa les esprits et fut consacrée par un cercle de fans enthousiastes et émerveillés. Remercions alors les éditions Cambourakis de nous l’avoir enfin fait connaître en France en 2011 et de le rééditer en poche pour cette fin d’année. J’avoue, je ne suis pas férue de SF (c’est un tort me direz-vous) mais les premières lignes de Motorman m’ont littéralement happée. Il y a une vision qui s’impose, avec force tout en restant discrète, on n’en a pas plein les mirettes ; une vision de l’Ailleurs, de ce qu’on ne connaît pas et pourtant nous parle intimement. C’est indicible, prégnant. Ce roman permet de s’accorder une véritable parenthèse enchantée, un moment suspendu d’une belle poésie. Bref, je suis en train de devenir fan moi aussi ! Et je vais tenter de vous le faire devenir également…

« Moldenke resterait.

Quand il était petit on le gardait dans une maison qui tombait en ruine, un bâtiment avec des gémissements structurels, dont les avant-toits craquaient dans la chaleur estivale et retenaient les glaces hivernales.

A cette époque la cage thoracique de Moldenke abritait deux poumons et un seul cœur.

Il eut une enfance raccourcie, ne connut la jeunesse et l’insouciance qu’à faible degré.

La plupart des phénomènes le laissaient perplexe et lui faisaient entreprendre des promenades sans but parmi les arbréthers sans feuilles. Il ajustait ses lunettes de protection, ses compresses de gaze, et étudiait le vol des oiseaux, les voyait darder des regards apeurés en direction de la terre ».

Voici comment nous faisons connaissance avec Moldenke, avec cet incipit qui nous plonge d’emblée dans l’étrange, de façon précise et avec une tonalité mélancolique, et nous permet une belle proximité avec le héros ; celle-ci ne nous quittera jamais. Nous suivrons la quête de Moldenke vers la liberté, errant entre le passé, les rêves et l’avenir incertain. Nous partagerons ses moments d’intense solitude dans un présent ravagé par la guerre, des savants fous, des tyrans grotesques, un air irrespirable et une météo devenue aussi folle que les hommes, apocalyptique, avec des crues de rivières, des tempêtes et des « chutes d’oiseaux à la centaine ».

Nous sommes dans un monde à deux soleils et à sept lunes, dont Moldenke peut voir le ballet derrière le hublot de son appartement dans lequel il est prisonnier après avoir tué un couple d’ « engelés », des substances molles, effrayantes gelées qui prennent forme humaine et envahissent les villes. Echappant à la surveillance de l’inquiétant Bunce, il fuira la ville pour atteindre les Fonds, sortes de marais à la périphérie de la ville où il pourra à nouveau, peut-être, une fois qu’il les aura franchis, respirer l’air pur. Un périple habité par l’espoir et les visions, celles de son passé de soldat durant la « Simili-Guerre » et celles de l’amour qu’il partageait avec Roberta.

Un monde où la nourriture vient à manquer, où l’on mange de la viande de chat, des criquets bouillis, des « quignons de pin rassis à la sauce fourmis ». Où l’on soulage son mal de vivre en mâchant des « fracasticks », dont Moldenke semble abuser.

Un monde dans lequel les « oiseauverts » se réfugient dans les « arbréthers », « une lente pluie sèche de cendres blanches persiste durant l’automnété », l’on porte chez soi de « délicats chaussons de chaton florifère » et on sert le thé dans des « théioires »…

Mots inventés, mots-valises parsèment ce récit toujours avec légèreté, humour, élégance, on pourrait dire avec naturel. L’étrange est sans esbroufe et écarte le pur expérimental. On est dans le ressenti, celui de Moldenke, et c’est émouvant, passionnant, de bout en bout.

Je terminerais ce billet par une très belle phrase de l’écrivain Ben Marcus qui a signé la préface, géniale, de ce roman-vision pas comme les autres d’un auteur « artisan de la langue qui manifestement faisait office de médium et captait l’histoire du récit quand il l’a écrite » :

« Lire Motorman aujourd’hui c’est rencontrer la preuve qu’un livre peut à la fois être émouvant et excentrique, maculé d’humanité et artistiquement ambitieux, sens dessus dessous pour cause de chagrin et éblouissant par le spectacle qu’il offre ».

J’espère vous avoir convaincu(e)s…

Motorman de David Ohle, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Cambourakis Poche, novembre 2016.

Sur le chemin des glaces : Werner Herzog

Cela faisait longtemps ! Deux mois que ce blog était en sommeil…Des livres tous azimuts ? 20 000 lieues sous la couette plutôt ! On est vraiment dans le slow slow slow blogging, là ! Bon, pour me défendre, je dirais que cette pause a été nécessaire, mon quotidien étant, lui, tousazimuté depuis quelque temps ; pas évident de tout mener de front et puis, peut-être suis-je une petite nature…

En tout cas, j’ai continué à vous lire, mes listes d’idées lectures se sont bien allongées car la curiosité était toujours présente ; et il faut reconnaître que beaucoup d’entre vous ont le chic pour déclencher des envies irrépressibles ! Je vous félicite pour votre énergie, certain(e)s en ont à foison !

Un grand merci à celles et celui qui ont pris de mes nouvelles, se demandant où j’étais passée : quel baume au cœur, cela m’a réellement touchée. Bloguer, c’est vraiment échanger. Vous ne pouviez que me donner l’envie de reprendre J

Et puis, mon intégration récente au sein d’une équipe de chroniqueurs littéraires, pour le webzine culturel Addict-Culture, m’a remis le pied à l’étrier. Je me sens à nouveau dans une dynamique d’écriture et ai très très envie de repartager mes lectures avec vous.

Alors, cela y est, c’est le retour…Pour inaugurer cette nouvelle vague livresque, je vous propose un texte de Werner Herzog qui, lui, n’était pas une petite nature ! Son énergie colossale sur les plateaux de cinéma, et aussi au fin fond de la jungle, au-dessus de précipices ou au pied de gigantesques montagnes car il privilégiait les décors naturels aux quatre coins du globe, lui a valu une réputation de « cinéaste de l’impossible ». Cette faculté à en découdre avec les éléments, cette volonté à atteindre le Grand, à toucher les étoiles, a permis la naissance de films extraordinaires avec un Klaus Kinski dément, brutal, angoissant et angoissé dans Aguirre, la colère de Dieu, Fitzcarraldo, ou Nosferatu, fantôme de la nuit ; il y a aussi L’Enigme de Kaspar Hauser et La Ballade de Bruno (que je n’ai pas encore vus) avec Bruno S., acteur et musicien allemand qui, avant de tourner pour Herzog, était interné à l’asile psychiatrique ! Et ce film, Cœur de pierre, tourné avec des acteurs jouant sous hypnose…Des conditions de tournage extrêmes, où la fiction et le réel se mêlent en permanence. L’intensité, compagne de vie de Werner Herzog. Il semble qu’il soit également « l’homme de l’impossible », ainsi qu’en témoigne son texte Sur le chemin des glaces.

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Nous sommes en novembre 1974. Werner Herzog a 32 ans. Il a déjà réalisé Aguirre et L’Enigme de Kaspar Hauser vient tout juste de sortir. Il apprend que sa chère amie Lotte Eisner, critique et historienne du cinéma, est très malade et va sans doute mourir. Il obéit alors à une folle impulsion : il est à Munich, elle réside à Paris, il fera le trajet à pied pour la voir et conjurer ainsi sa mort, il en est persuadé :

« Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul ».

Le voilà donc qui se lance sur les routes, sans aucune préparation, l’urgence ressentie est absolue (770 kilomètres à parcourir, d’après Google !) Il tiendra des notes durant son trajet du 23 novembre au 14 décembre 1974. Il traverse les campagnes et les villages, gravit les sentiers de montagne, longe les autoroutes, retrouve les grandes villes…Il ne s’arrête que pour dormir, dans des granges, des églises, des maisons inhabitées et quelquefois s’accorde le luxe d’une chambre d’hôtel. Il traverse la Forêt-Noire, les Alpes Souabes, les Vosges, la Meuse, la Marne…Il peut avaler 60 kilomètres en une journée…

La nature est hostile : il pleut, il neige, les tempêtes sont fréquentes. Mais Werner Herzog ne s’arrête pas. Ses pieds, ses chevilles, le font souffrir. Qu’importe, il continue. Il traverse des régions où les bêtes ont la rage, il fonce tête baissée. Il va vite, très vite. Il a une force herculéenne :

«  Quand je marche, c’est un bison qui marche. Quand je m’arrête, c’est une montagne qui se repose ».

L’écriture de ce journal de voyage n’est pas méditative. Le texte est bref, guère plus d’une centaine de pages. La marche est physique, douloureuse, les pensées sont bien souvent « animales » puisqu’il faut trouver de quoi manger, de quoi boire et un endroit où dormir. Le marcheur croise d’ailleurs plus d’animaux que d’hommes : les chiens, les souris, les renards, les corbeaux, les buses, les faisans peuplent sa solitude. Et quand il se trouve nez à nez avec un(e) de ses semblables, celui(celle)-ci semble tout droit sorti(e) d’un tableau, hors du temps et du réel.

Les visions, les impressions, se succèdent à toute vitesse plongeant Werner Herzog dans l’euphorie, le découragement, l’épuisement et la plénitude :

« Tant de choses passent dans la tête de celui qui marche. Le cerveau : un ouragan ».

Le rythme ne faiblit pas, ni pour le marcheur, ni pour le lecteur. Un texte intense, quasi héroïque.

Une marche pour aller au bout de soi, au bout du possible. Une fureur pour vaincre la mort d’une amie.

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Crédits photo : Michael Lange : Wald

 

 

Sur le chemin des glaces, Werner Herzog, traduit de l’allemand par Anne Dutter, Petite Bibliothèque Payot, novembre 2016 (rééd.)

Ni terre ni mer : Anne von Canal

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Ni terre ni mer, ou le récit d’une vie sans ancrages, ballottée par les coups du sort, cruels mais aussi prodigues de joies et de douceur inattendues. Une vie à la dérive que l’on peine à maîtriser en dépit des choix que l’on a cru nécessaire de faire pour s’opposer à ceux que d’autres ont fait pour nous. Une vie qui laisse espérer atteindre le rivage se dérobant malheureusement trop souvent, s’effritant lorsqu’on a eu la chance de crier « Terre ! » Une vie sans trop de racines, ni père ni mère, car ceux-ci nous ont fait trop de mal et qu’on a préféré prendre le large. Une vie qui, même si on est entouré d’immensité, sur une mer d’huile ou une mer démontée, ne cesse de se rappeler à nous.

Une vie à laquelle tente d’échapper Lawrence Alexander, pianiste sur des bateaux de croisière, ne débarquant jamais lors des escales. La musique est son refuge, le piano « la seule faculté qui [lui] soit restée » et les cabines, minuscules, au hublot impossible à ouvrir, aux portes qui lorsqu’elles se referment font un bruit sourd, « agréablement définitif », sont les seuls espaces qui lui conviennent totalement. Anne von Canal, auteure allemande qui signe ici son premier roman, nous raconte l’histoire terrible, banale et extraordinaire de ce pianiste blessé, devenu solitaire. Son écriture habile entrelace plusieurs récits, orchestre différentes temporalités comme autant de vagues de souvenirs, de flux d’impressions, de mouvements musicaux, de bouts de vie qui s’assemblant, se répondant, finissent par faire sens. Lawrence Alexander, qui est aussi Lorenzo, qui fut dans une autre vie Victor Alexander Laurentius Simonsen ou Laurits, est un personnage profondément émouvant que l’on accompagne dans ses épreuves et ses réconforts, ses belles émotions musicales, et que l’on quitte à regret car on voudrait être sûr, avant de refermer le livre, qu’il soit enfin parvenu à (re)gagner la terre ferme.

Le roman s’ouvre sur un appel de détresse. Un bateau est en train de sombrer. On ignore son nom. On ne sait pas quand cela s’est passé. Ce qu’on sait, c’est qu’il transportait 850 passagers qu’il a plongés dans des eaux glaciales, au cœur de la nuit. Puis la lumière revient. Il est 14h. Nous sommes en 2005. Commence un autre récit. Lawrence vient d’embarquer pour une nouvelle croisière (une ultime croisière ?). Il enchaîne un contrat de plus en tant que pianiste-animateur-faiseur de bruit de fond, ou autrement dit « un pianeur ». Il tourne le dos à Venise, où il s’est posé quelques jours. Mais il est contrarié, angoissé et son embarquement ressemble à une fuite. Rosa vient de lui apprendre qu’elle est enceinte : une vie à 3 s’annonce ; une vie qui le rattache à autrui, à un lieu, une vie qui germe et dont il ne veut pas, ou plutôt dont il ne veut plus. Il va s’en expliquer dans un journal de bord. Dans la solitude de sa cabine, il pose sur le papier ses angoisses, réminiscences de vies passées. Vient alors un troisième récit dans lequel il jouera sa partition la plus personnelle.

De blessures d’enfance en amours intenses, de secrets de famille en rêves disparus, Lawrence, Laurits ou Lorenzo n’en finit pas de se perdre, épuisé par le flux et reflux d’événements qu’il n’a pas pu maîtriser, contraint au renouveau pour ne pas sombrer :

« Combien de fois peut-on recommencer de zéro ? Combien de chances a-t-on dans sa vie ? Et combien de fois supporte-t-on ça ? Combien de fois puis-je muer avant qu’il ne reste plus rien de moi ? »

La musique heureusement est sa constante. Elle varie elle aussi mais sa puissance demeure intacte. Alors que Schubert, Chopin et Haydn l’accompagnaient quand il préparait son entrée au Conservatoire de Stockholm, il se réfugie à présent dans Metamorphosis de Philip Glass. La musique, la seule véritable compagne qu’il souhaite à ses côtés. Elle est source vitale et combat douloureux. Elle lui a fait éprouver la tyrannie d’un père hostile à toute ambition artistique. La famille Simonsen a toujours été une famille respectable de la bourgeoisie stockholmoise et son patriarche, Magnus, illustre professeur en ophtalmologie, ne supportait pas que son fils prenne le risque de compromettre sa réputation et sa dignité. Et ce n’est pas sa mère, Amy, épouse soumise évaporée dans l’alcool, qui a pu l’aider. Il y a eu heureusement sa professeure de piano, Melle Andersson, et plus tard la rencontre lumineuse et inattendue avec la sensuelle et indépendante Silja.

Les mots courent sur le papier, les notes surgissent de souvenirs enfouis mais elles résonnent aussi un peu creuses au cours de la croisière lorsqu’on lui demande de faire son travail et de jouer pour la énième fois « Besame Mucho » ou « As time goes by » (« Play it again, Sam », lui dit avec un large sourire un « vieux mâle en rut plein aux as » lui fourrant un billet dans la poche).

Combien de temps encore Lawrence se satisfera-t-il de la monotonie des croisières, de l’espace clos d’un bateau ? Combien de temps se réfugiera-t-il dans la solitude pour échapper au passé ? Répondra-t-il à l’appel de Rosa et regagnera-t-il les côtes ?

« La solitude, est-ce un sentiment de vide ou de plénitude ? Ca prend beaucoup de place, en tout cas, ça chasse presque tout le reste. Ca rassasie et, en même temps, ça donne faim ».

Un livre qui m’a beaucoup touchée. L’écriture, sobre, classique, se met entièrement au service de son personnage. Elle permet de ressentir une grande et belle empathie pour Lawrence. Ce roman, très bien construit, nous plonge adroitement, subtilement, au cœur de l’intime et nous conduit de plus vers une fin inattendue, réellement bouleversante, que je ne vous dévoilerai pas bien sûr   🙂

Un grand merci à Antigone qui m’a mis ce livre entre les mains ! Il faisait partie en effet d’une boîte littéraire que j’ai remportée à l’occasion du concours qu’Antigone organisait pour les 10 ans ( ! ) de son blog. J’avais reçu de belles surprises dans ma boîte aux lettres.

Je vous invite à lire le beau billet qu’Antigone avait rédigé et qui m’avait donné l’irrésistible envie de découvrir Ni terre ni mer.

 

 

 

Publié en mars 2016 par les éditions Slatkine & Cie.
Traduit de l’allemand par Isabelle Liber.

Un matin de grand silence : Eric Pessan et Marc Desgrandchamps

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C’est avec grand plaisir que je participe cette semaine à une thématique consacrée aux éditions du Chemin de Fer, en compagnie d’Anne du blog Des mots et des Notes. Elle m’a très sympathiquement invitée à être du voyage après ma découverte de l’éditeur via Inquiétude de Michèle Lesbre, vu par Ugo Bienvenu et Tryggve Kottar de Benjamin Haegel, vu par Marie Boralevi. Cet éditeur « basé dans la Nièvre, en lisière de forêt et du monde » propose « depuis 2005 des textes courts illustrés par des artistes contemporains ». Les ouvrages sont de très belle facture, avec rabat et papier épais cousu, et les univers présentés sont des invitations aux voyages singuliers. Alors, amoureux de la littérature et explorateurs graphiques dans l’âme, amateurs des chemins de traverse plutôt que des lignes à grande vitesse, embarquez à bord de notre Chemin de Fer. Première destination : Un matin de grand silence d’Eric Pessan, vu par Marc Desgrandchamps.

 

« C’est un matin de grand silence, comme recouvert par une épaisse couche de poussière. Le son ose à peine se propager. Le moindre raclement de gorge le moindre heurt le moindre froissement se répercutent avec violence dans l’appartement déserté. »

 

« Ce matin, le monde a une fragilité nouvelle ».

 

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Un adolescent se réveille dans un appartement. Il est 9h30 et ses parents ne l’ont pas réveillé pour aller au collège. Ils ne sont pas là. Ils semblent avoir déserté l’appartement, à moins que…La porte de leur chambre est mystérieusement fermée. N’osant abaisser la poignée de la porte, le garçon déambule d’une pièce à l’autre. Les heures passent sans qu’il cherche à sortir, à prendre contact avec l’extérieur. Il est comme prisonnier à l’intérieur, et immobilisé dans le temps :

 

« Il est coincé dans l’appartement déserté,

seul,

caché et clandestin, il veut profiter pleinement de chaque seconde de son étrange liberté silencieuse. L’appartement est un fossile, un coquillage pétrifié enfoui dans le limon. Le temps verse ses siècles, l’appartement se minéralise, subit les pressions de la roche, s’endurcit, il sera difficile de le déterrer ».

 

Féru de livres et de films de SF, fasciné par l’Espace et la vie éventuelle sur d’autres planètes, il s’imagine prisonnier d’une capsule qui dérive et « il ne comprend pas pourquoi ses parents l’ont expulsé du vaisseau principal ». A défaut d’explorer une planète, il s’aventure précautionneusement dans l’appartement et éprouve la solitude de l’Espace infini…

 

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Il est traversé par plusieurs sensations : angoisse, dégoût, apaisement, réconfort, tristesse…Il éprouve bien sûr un terrible sentiment d’abandon mais aussi le plaisir d’exister seul, sans plus avoir à supporter la présence envahissante, intrusive, de sa mère, femme au foyer, et la compagnie de ses camarades de classe ; il se sent si différent d’eux…Il goûte à la « douceur confortable du silence » et ressent une réelle souffrance à chaque sonnerie du téléphone, ce « prédateur » qui l’attaque.

Le monde qui l’entoure semble ne plus avoir de prise sur lui, s’estompe : de l’immeuble ne s’échappe aucun bruit et de la rue ne lui parvient que quelques pétarades de mobylettes. Le silence est si grand qu’il entend le battement de son cœur, se demandant d’abord s’il ne s’agit pas d’un voisin qui cogne contre une cloison. Plongé en lui-même, il ne veut, et ne peut peut-être plus, se confronter aux autres. Ses parents ne sont plus là mais lui aussi s’absente du monde.

L’écriture d’Eric Pessan saisit plusieurs facettes de cette solitude : liberté bienvenue, vide angoissant, refuge réconfortant, abandon douloureux…Il s’agit non pas d’expliquer pourquoi les parents ont disparu mais de montrer les réactions et sentiments du garçon face à quelque chose qu’il ne maîtrise pas. Avec ses variations de rythme, telles des vagues, l’écriture nous fait passer d’une phase relativement paisible à une autre, plus agitée. Le quotidien le plus banal (se laver, se préparer un repas, faire la vaisselle…) se teinte par moments d’effroi, souvent de poésie, et flirte volontiers avec le fantastique.

Les illustrations de Marc Desgrandchamps expriment elles aussi une réalité plurielle et difficile à capter. Ses collages nous font voir plusieurs couches, plusieurs mondes qui se superposent. Beaucoup d’éléments sont présents mais aussi recouverts, cachés. Il y a à la fois une vision kaléidoscopique, éclatée, avec des éléments qui tranchent avec les autres, les entaillent, et une vision plus trouble, fuyante, avec des contours estompés et des coulures qui fondent les éléments les uns dans les autres.

 

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Je vous invite à plonger davantage dans l’univers du peintre graveur Marc Desgrandchamps.

Explorez également le site de l’écrivain Eric Pessan, aux talents variés, auteur de romans, de nouvelles, de pièces de théâtre, d’essais, de poésie…

Et bien sûr, lisez sans plus attendre le billet d’Anne : Les histoires de frères d’Arnaud Cathrine, vu par Catherine Lopès-Curval.

 

 

Sorti en mars 2010 aux éditions du Chemin de Fer

L’avalée des avalés : Réjean Ducharme

Ce document a été créé et certifié chez IGS-CP, Charente (16)

 

Je n’oublierai pas de sitôt cette lecture. Quelle claque ! Et quel ravissement… Dès les premières lignes, l’écriture de Réjean Ducharme part à l’assaut et assène au lecteur une sacrée gifle. J’ai tendu sans hésiter l’autre joue, puis je me suis présentée tout entière, bien de face, pour recevoir les mots rageurs de Bérénice, jeune héroïne ducharmienne en guerre contre les adultes et les lâches. J’ai encaissé ses invectives, ses mots fous, ses mots inventés, ses mots qui triturent, qui dissèquent, ses mots qui terrassent, ses mots qui magnifient, qui envoûtent, qui transportent par leur poésie hybride, toute d’ombre et de lumière. Des mots à foison qui m’ont avalée et que j’ai ingérés, goulûment. Une écriture incroyablement belle, exaltante, épuisante, qui exprime la soif inassouvie de Bérénice Einberg dans sa recherche d’absolu, de découverte d’elle-même, et dans sa volonté d’en découdre avec la terre entière, jour et nuit. Petite fille de parents monstrueux et défaillants, elle aurait pu se briser et se faire engloutir par les adultes. Que nenni ! Sa rage est à nulle autre pareille et terrasse quiconque, toujours victorieuse.

 

Voici comment elle se présente dans un incipit-lame-de-fond : souffrance d’être perdue dans le monde et volonté de se posséder :

 

« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère(…) »

 

Il faut dire qu’elle a de quoi être perturbée la petite Bérénice. Elle vit avec ses parents et son frère Christian sur une île du grand fleuve canadien le Saint-Laurent, dans une ancienne abbaye « aux quatre toits de tuiles rouges », « plus pointus que des fers de hache, plus escarpés que des falaises », au-dessus de laquelle passe un pont ferroviaire qui cache le soleil. Les trains font trembler les murs, secouent les lits et les rares rayons de soleil que le pont n’a pas filtrés sont arrêtés par d’épais rideaux de velours qui pendent aux fenêtres. Dans cette abbaye se joue une véritable « Guerre de Trente ans » qui oppose le père Mauritius Einberg à sa belle jeune épouse surnommée « Chat Mort » par sa fille. Ils ne se supportent pas et se sont partagé les enfants : à la mère le premier enfant né, c’est-à-dire Christian, et au père le second, ce sera Bérénice. Chaque parent impose à sa partie un enseignement religieux : catholique pour Christian, judaïque pour Bérénice. Et chaque parent impose aussi à « son » enfant une vision détestable, fielleuse, de l’autre, l’ennemi à abattre. Les repas finissent en champs de bataille et les portes souvent claquent, laissant toujours derrière elles des cris haineux. Cette fureur, Bérénice n’est pas la dernière à y prendre part. Elle aussi joute verbalement, empoigne, gueule, vocifère, cogne, pince…

 

Les deux enfants cependant sont profondément attachés l’un à l’autre. Leur relation est intense, fusionnelle, et même incestueuse vue des yeux de Bérénice. Elle idolâtre son frère dont elle a tant besoin de la douceur. Il est son compagnon de jeux avec qui elle explore le jardin de l’abbaye, les caves, la crypte et aussi les marais de l’île. Ces moments d’enfance, de jeux et d’émotions partagés sont fabuleux à lire.

Mais un jour surgit toute une ribambelle de cousins invités un été par « Chat Mort » et avec eux la redoutable Mingrélie, si belle et dont Christian tombe amoureux. L’été devient insoutenable, moite, nocturne, hypnotique, les croisières programmées sur le Saint-Laurent se transforment en sabordages et en naufrages et c’est « Chat Mort » qui supervise les batailles (ces pages sur l’été dans l’île sont superbes…). Bérénice, arrivée au faîte de sa souffrance, déborde de fureur et son amour pour Christian devient encore plus obsessionnel. Le père, ulcéré, la chasse et l’exile à New York chez un parent, Zio, patriarche ultra-orthodoxe qui s’est investi de la mission de panser et de guérir les âmes. Bérénice passera cinq années loin de l’île vénéneuse mais connaîtra dans la grande ville d’autres poisons. Elle n’aura de cesse de se battre contre les prisons (famille, religion, école) pour devenir une adolescente encore plus dure, plus détachée des autres :

 

« Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur ».

 

Elle devient boulimique de connaissances, de lectures, ingurgite des cours de tout et n’importe quoi : Ses pensées et réflexions ne cessent de jaillir, grouillent, débordent et elle abreuve de logorrhées ceux qu’elle côtoie. Elle se veut forte dans sa vision sur le monde, forte dans sa solitude et son âme, sans attaches et découvrir qui elle est ; elle déclare : « Je choisirai le sol de chacun de mes pas ».

 

Vous voilà prévenus ! Pour entrer dans ce roman, il vous faudra affronter Bérénice la guerrière, Bérénice qui peut être monstrueuse. Ses armes langagières pourront vous blesser, vous choquer. Peut-être demanderez-vous grâce, sonnés et fatigués : j’ai peiné quelquefois et j’avoue que les cinquante dernières pages m’ont laissée de côté ; de plus, ses inventions linguistiques et ses emplois fréquents de mots peu usités peuvent vous donner le tournis ! (Un conseil : laissez tomber le dictionnaire et amusez-vous, laissez-vous porter par les jeux de mots, les mystères du sens, c’est si agréable de ne pas tout maîtriser). En tout cas je suis sûre que la puissance poétique de l’écriture de Réjean Ducharme vous ravira, littéralement. Il y a dans ce roman des fulgurances incroyables : je termine par cette phrase de Bérénice :

 

« La lumière est une rivière qui m’appelle et qui a quelque chose à son extrémité. Quelqu’un qui suit la vérité jusqu’au bout, qui en a la force, est quelqu’un qui escalade un rayon de soleil et finit par tomber dans le soleil ».

 

Merci beaucoup à Madame lit qui m’a fait découvrir ce si beau livre et la journée « le 12 août, j’achète un livre québécois ». Je connais enfin (un peu mieux) l’auteur québécois Réjean Ducharme. Cet auteur qui n’avait que 24 ans quand est sorti son tout premier roman L’avalée des avalés chez Gallimard en 1966. Un auteur mystérieux qui préserve farouchement son anonymat, alors que son œuvre est couronnée de succès : Prix du Gouverneur Général, Grand Prix national des lettres, officier de l’Ordre national du Québec et dernièrement voici que L’avalée des avalés entre dans le Registre du patrimoine culturel du Québec (merci Marie-Claude d’Hop !  sous la couette  pour le lien )

 

Ed. Gallimard « Folio » (1982)
1ère édition aux éditions Gallimard la « Blanche » en 1966

 

Manuel d’exil : comment réussir son exil en trente-cinq leçons : Velibor Colic

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Que j’ai aimé ce livre ! Il m’a beaucoup fait rire, il m’a émue et séduite. C’est bien simple : Velibor Colic, le héros de ce Manuel d’exil, est irrésistible. Extrêmement drôle, généreux, séducteur, le regard acéré, il m’a prise dans ses filets. Il nous raconte son arrivée en France en 1992, après avoir été soldat dans l’armée bosniaque. Le jeune homme de vingt-huit ans qu’il était alors a fui son pays ravagé par la guerre et a traversé la Croatie, la Slovénie, l’Autriche et l’Allemagne pour se retrouver, complètement seul, sans argent, ne maîtrisant pas le français, à Rennes où il obtient une place dans un foyer de demandeurs d’asile. Animé d’une vitalité incroyable, qui le poussera à devenir écrivain en France, s’octroyant même le luxe d’écrire ses livres directement en français dès 2008, il parvient à supporter le difficile quotidien des réfugiés, celui de la faim, du corps usé, malade, et celui qui confronte à une immense solitude, lui faisant ressentir un véritable « froid métaphysique ». Il faut dire que s’il a laissé tomber les armes en désertant l’armée, il en a néanmoins conservé deux, autrement plus redoutables que les fusils : l’humour et la littérature. Son autodérision est extraordinaire, ne rate jamais sa cible, lui-même, et sa foi en l’écriture ne faiblit pas. En 35 courts chapitres, Velibor Colic, qui ne cesse de brandir l’étendard de la poésie, réchauffant l’âme et reliant les êtres, nous montre comment il a « réussi son exil ».

 

Ce n’était pas gagné, loin de là, quand il descend du train en gare de Rennes :

« J’ai vingt-huit ans et j’arrive à Rennes avec pour tout bagage trois mots de français – Jean, Paul et Sartre. J’ai aussi mon carnet de soldat, cinquante deutsche marks, un stylo à bille et un grand sac de sport vert olive élimé d’une marque yougoslave. Son contenu est maigre : un manuscrit, quelques chaussettes, un savon difforme (on dirait une grenouille morte), une photo d’Emily Dickinson, une chemise et demie (pour moi une chemise à manches courtes n’est qu’une demi-chemise), un rosaire, deux cartes postales de Zagreb (non utilisées) et une brosse à dents ».

Il a tout laissé derrière lui et sent à présent la solitude lui vriller le cœur :

« Je suis assis sur ce banc public à Rennes. Il pleut de l’eau tiède et bénite sur la ville. Je réalise peu à peu que je suis le réfugié. L’homme sans papiers et sans visage, sans présent et sans avenir. L’homme au pas lourd et au corps brisé, la fleur du mal, aussi éthéré et dispersé que du pollen. Je n’ai plus de nom, je ne suis plus ni grand, ni petit, je ne suis plus fils ou frère. Je suis un chien mouillé d’oubli, dans une longue nuit sans aube, une petite cicatrice sur le visage du monde ».

Il dispose d’une chambre dans un foyer où il rencontre d’autres réfugiés dont certains deviennent ses compagnons d’escapades nocturnes éthyliques, apaisant la soif et la nostalgie. On lui propose aussi des cours de français, ce qui lui est indispensable car il affirme, rien de moins, que son « projet en France » est d’avoir le Goncourt ! Il a en effet déjà publié plusieurs livres quand il vivait en Bosnie. Mais avant, il va falloir apprendre à dire « Où est la Poste ? » et ça, ce n’est guère stimulant pour notre futur lauréat. Le voici alors qui décide de prendre des cours en accéléré auprès d’une petite amie française. Il rencontre dans un bar Isabelle, qui « ressemble à un ange qui louche, une Joconde bien nourrie avec quelques gouttes de sang espagnol et républicain dans les veines ». La belle a chez elle des recueils de poésie qu’il apprend et déclame la nuit avec grand enthousiasme et force bières.

Apprendre le français pour pénétrer la sphère littéraire, devenir un de ces écrivains dont les livres « aux belles couvertures blanches et jaunes » ornent les vitrines des librairies, mais aussi pour trouver son salut. La douleur est grande d’avoir dû quitter son pays et ses proches et le seul moyen de la laisser derrière soi serait de la penser et de l’exprimer uniquement dans sa langue maternelle ; une nouvelle vie en France qui « exige un esprit fort et une mémoire blanche ».

Alors Velibor Colic travaille à l’écriture, et dur. Il quitte Rennes pour Paris – Paris la cruelle où la pauvreté mais aussi les rencontres fraternelles sont au rendez-vous – puis Strasbourg, où il est invité par le Parlement des écrivains. Il passe des nuits entières à taper sur sa machine à écrire, « une magnifique Olivetti » qu’il nomme Hamsun. Il écrit à partir de ses notes rédigées dans ses carnets de soldat, quand il était dans les tranchées, tenaillé par la peur et la rage. Il n’hésite pas à dire de ces écrits, d’un ton vachard :

« Mon manuscrit est un vrai manuscrit, écrit à la main. Lignes serrées, pour économiser la place, j’énumère mes observations, mes pensées et jurons. Je suis en même temps anti-guerre et anti-paix, humaniste et nihiliste, surréaliste et conformiste, le Hemingway des Balkans et probablement LE plus grand poète lyrique yougoslave de notre temps. J’ai juste un détail à régler : mes textes sont beaucoup plus mauvais que moi-même ».

Et de ces nuits finit par naître son premier livre publié en France : Les Bosniaques (éd. Le Serpent à Plumes, 1994). On l’invite alors à France Culture, il devient un « écrivain en résidence », se rend à des dîners où sont également conviés Salman Rushdie et Toni Morrison, part en tournée de promo accompagné de « trois grands philosophes engagés et un grand écrivain français », qui « brillent de mille feux » lorsqu’ils s’adressent aux public et journalistes. Lui, Velibor, est plus en retrait, maîtrisant encore difficilement la langue et se sentant également « dépossédé » : les autres ont l’air d’avoir tellement de choses à dire sur le conflit en ex-Yougoslavie…En dépit des mondanités, de la reconnaissance, il y a la solitude, encore et toujours, de celui qui a tant perdu, le réfugié, le migrant…

Allez-y, précipitez-vous dans votre librairie préférée, assiégez votre bibliothèque jusqu’à ce qu’elle fasse l’acquisition de ce livre, lisez absolument Manuel d’exil de Velibor Colic. C’est un roman généreux, nécessaire, d’une actualité brûlante, qui fait briller les yeux de plaisir et d’émotion.

Je vous invite à lire le beau billet de Joëlle (Les livres de Joëlle) qui a eu la chance de rencontrer Velibor Colic.

 

Publié aux éditions Gallimard en avril 2016

La douleur porte un costume de plumes : Max Porter

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« La douleur porte un costume de plumes » et s’appelle Corbeau. Surgi des ténèbres de la nuit, gigantesque, l’ « œil de jais brillant », Corbeau s’invite chez une famille d’hommes dont la mère vient de mourir. Attiré par le chagrin du deuil, qui laisse le père hagard et les deux petits garçons dans l’incompréhension, il s’en va toquer à la porte de leur appartement londonien, tel l’oiseau de malheur du poème d’Edgar Allan Poe (The Raven ). Autrement plus bavard que cet illustre cousin littéraire, Corbeau devient le compagnon insolite de cette famille meurtrie. Max Porter, dans ce premier roman, met en scène un drôle de corvidé croassant, éructant et philosophant, parfois même plaisantant (noir l’humour, tout de même) et maternant (deviendrait-il une mère de substitution ?!)

Il diffère également de « Crow », la figure mythique, cynique et cruelle des poèmes de Ted Hughes, objets d’étude passionnée du père qui, avant que le malheur ne frappe, s’apprêtait à écrire un essai intitulé : Ted Hughes, le Corbeau sur le divan : une analyse sauvage.

Corbeau, oiseau étonnant, déconcertant, se fera le témoin précieux de la peine de chacun et reliera, en les sortant du désespoir, le père et ses deux fils. Corbeau, oiseau de malheur, charognard, mais aussi, contre toute attente, messager de vie. Voici comment il se définit :

« Dans d’autres versions je suis docteur ou fantôme.

Parfaits stratagèmes : docteurs, fantômes et corbeaux.

Nous pouvons faire ce que les autres personnages ne

Peuvent pas, manger la tristesse par exemple, ou renfouir

Les secrets, ou mener des batailles homériques contre le

Langage et Dieu. J’étais excuse, ami, deus ex machina,

Blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet,

Revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ».

Sa mission est grande. Il déclare au père, alors qu’il vient de s’engouffrer dans l’appartement au beau milieu de la nuit : « Je ne partirai pas tant que tu auras besoin de moi ». Il a pris soin également de parsemer de ses grosses plumes noires les oreillers des enfants endormis.

Existe-t-il réellement ? Ou n’est-il qu’un songe, une chimère ? Car l’ombre du corbeau plane depuis longtemps sur cette famille. Le père est un fervent admirateur de Ted Hughes qu’il a eu la chance de rencontrer dans des circonstances tragi-comiques ; cet épisode, à la fois raté et émouvant, fait partie de la mythologie familiale et les deux garçons n’en finissaient pas d’en entendre le récit, et d’en rire avec leurs deux parents.

Réel ou non, ce volatile leur apportera en tout cas une aide considérable. Il encouragera le père à poursuivre l’écriture de son essai car la poésie et la force des mots nourrissent les âmes en peine. Quant aux garçons, Corbeau les régalera d’histoires étranges, les plongera dans l’univers quelquefois noir des contes de fées mais d’où l’on ressort grandi, et souvent victorieux. Il les transformera en héros et participera à tous leurs jeux imaginaires. Il veillera sur eux, telle une mère sur ses petits, et gare à ceux qui convoitent le nid : tout de rage et de fureur, redevenant sanguinaire, Corbeau jouera de son bec acéré et affrontera tous les démons.

Un univers très singulier, d’une beauté à la fois morbide et poignante. L’écriture alterne les récits de Corbeau, du père et des garçons (qui s’expriment tous deux étrangement d’une même voix). Elle mêle les registres (poétique, philosophique, rageur, grinçant, douloureux, cru, tendre) et travaille sur le rythme. Quand c’est Corbeau qui parle, l’écriture s’emballe, crache, hoquète, éructe, soupire…et ironise ; car il joue le bougre et aime nous prendre à rebrousse-plume :

« Baisse la tête, deux pas, regarde.

Baisse la tête, un saut, vacille.

Lève les yeux. « KRAAH FORT ET RAUQUE

AVEC DES ACCENTS INDIGNES »

(Guide Collins des oiseaux, p.45).

Baisse la tête, capsule, trifouille.

Baisse la tête, clampine, sautille.

Il a beaucoup à apprendre de moi.

C’est pour ça que je suis venu. »

Et quand c’est au tour du père et des garçons, l’écriture se pose un peu, devient déchirante et serre la gorge. Chacun a ses souvenirs avec elle, la compagne et la maman. Chacun s’exprime à tour de rôle, s’avance sur la scène de l’émotion, du chagrin nu.

« La maison devient une encyclopédie physique d’elle

sans elle, ça n’en finit pas de me secouer et c’est

la principale différence entre notre maison et celles

où la maladie a fait son œuvre. Pendant leur dernier jour

sur terre, les malades ne laissent pas des mots sur les

bouteilles de vin rouge, disant « PAS TOUCHE AVEC

TES SALES PATTES. » Elle ne passait pas son temps à

mourir, et il n’y a pas de détritus de soins,

elle passait simplement son temps à vivre, et ensuite elle

est partie ».

Père et fils sont personnages d’une tragédie qui les terrasse, les dépasse, et Corbeau permet aux mots de sortir de leur prison de douleur. Pas de dialogues mais des solitudes qui se côtoient, des voix qui transportent. On pense aux tragédies grecques, avec les chœurs, et aussi à l’écriture poétique, narrative, du Crow  de Ted Hughes : on retrouve les mêmes jeux typographiques, la même écriture en vers libres et des échos de noirceur qui se répercutent.

Mais Max Porter y apporte en plus de la lumière, de la vie qui font de ce roman une œuvre solaire et très singulière. L’écriture déroute souvent car elle emprunte à des registres différents et est très fragmentaire. De plus, les tirades de Corbeau sont volontiers énigmatiques. Mais j’ai profondément aimé. Je me suis laissée porter, envoûter. J’en ai souligné des passages, inséré bien des marque-pages, comme autant de plumes que Corbeau aura laissées sur son passage.

Un premier roman d’une grande intensité, qui se partage, assurément. A lire les billets d’Hop ! sous la couette, de Dans la bibliothèque de Noukette, de Mots pour mots, d’Au milieu des livres, des Livres de Folavril et du Blog de Krol (si vous aussi l’avez lu, donnez-moi votre lien, je m’empresserai de lire votre chronique).

A lire aussi le cycle de « Crow » présent dans les Poèmes (1957-1994) de Ted Hughes (éd. Gallimard « Du Monde Entier ») et The Raven  d’Edgar Allan Poe, traduit par Stéphane Mallarmé dans les Contes, Essais, Poèmes (éd. Robert Laffont « Bouquins »)

 

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Photo publiée sur le site du Telegraph

Publié aux éditions du Seuil en janvier 2016.
Traduit de l’anglais par Charles Recoursé.