Voici la première chronique de la rubrique Passeport pour l’étrange. J’ai le grand plaisir de vous parler de Marie Ndiaye, dont j’apprécie tant l’écriture ! Temps de saison inaugure à merveille cette nouvelle rubrique.
N’avez-vous jamais eu envie de prolonger vos vacances d’été, dans ce petit village charmant, reposant et ensoleillé où vous avez pris vos habitudes en y revenant chaque année et qui vous berce en faisant s’écouler les jours doucettement, loin du tumulte de la vie citadine ? C’est la tentation à laquelle a cédé une famille parisienne, peu pressée de faire sa rentrée. Au lieu de quitter sa maison de vacances le 31 août, elle décide sur un coup de tête de reporter son départ le 2 septembre. Elle apprendra à ses dépens qu’on ne perturbe pas impunément le protocole des vacances : celles-ci ne doivent jamais empiéter sur le mois de septembre. Le petit village souriant devient menaçant, lieu de cauchemar, et la douceur du climat cède le pas à un froid humide qui vous glace les os, et l’âme…
Marie Ndiaye nous fait basculer d’emblée dans l’étrangeté. Le début du roman s’ouvre sur Herman à la recherche de son épouse Rose et de leur petit garçon qui étaient partis chercher des œufs à la ferme voisine et ne sont toujours pas revenus. Le soir venu, inquiet, il s’adresse tout naturellement à la fermière, à la gendarmerie et à la mairie mais personne ne semble avoir vu Rose et l’enfant et d’ailleurs, personne ne semble s’en alarmer. Herman se heurte à une écoute polie, distante, lorsqu’il évoque la disparition. Surpris par l’indifférence des villageois et par la pluie qui s’est mise à tomber et s’intensifie, le faisant grelotter dans ses habits d’été, il se sent bien seul sur les chemins et dans les ruelles désertes.
Herman est affolé bien sûr, et en colère contre ces gens qui font si peu de cas de son histoire alors qu’ils le connaissent de vue depuis le temps, c’est sûr ! Il est aussi troublé car si chacun l’accueille sans manifester la moindre empathie, ce n’est jamais sans se départir d’une exquise politesse. Nul n’est avare de sourires enjôleurs et de gestes enveloppants lorsqu’il s’agit d’accueillir des étrangers. C’est la tradition dans ce village, un art de vivre, qu’Herman a toujours apprécié durant l’été. Mais rien ne semble avoir de prise sur cette bienveillance, tout glisse, tout est impénétrable.
Herman heureusement va se trouver un allié en la personne d’Alfred, président du syndicat d’initiative qui dirige aussi le comité des fêtes. Peut-être pas la personnalité la mieux appropriée, de par ses fonctions, pour lui permettre de retrouver sa famille, mais qui va lui apprendre les codes et l’étiquette du village. Lui aussi en a été victime et a dû les assimiler, en tant qu’ancien parisien. Herman découvre ainsi, en devenant pensionnaire d’un hôtel au cœur du village pour mieux s’intégrer, une véritable société secrète dirigée par les commerçants qui tolère les vacanciers, les étrangers, les Parisiens, uniquement l’été.
A lui de faire preuve de bonne volonté s’il souhaite résider plus longtemps parmi eux, c’est-à-dire qu’il doit s’armer de la même délicatesse et préciosité lorsqu’il s’adresse à autrui, sans jamais perdre son calme ni poser des questions intrusives, inconvenantes. Alors seulement pourraient réapparaître Rose et l’enfant. Mais cette politesse, qui l’effraie quand même car il sent que le moindre faux pas peut lui être fatal, va finir par l’engourdir. Cette volonté de ne pas provoquer de heurts le plonge peu à peu dans une léthargie, encouragée par le climat froid et hostile qui ne l’invite guère à sortir de sa chambre. Son état de santé d’ailleurs se détériore de jour en jour, la pluie semblant littéralement le liquéfier.
Marie Ndiaye excelle à faire surgir l’étrange dans ce qui nous semblait familier, rassurant. Quelle belle trouvaille d’utiliser la civilité, les sourires, l’amabilité, tout ce qui régit nos rapports quotidiens, pour plonger un individu dans le désarroi et l’angoisse. Les codes ne lui appartiennent plus et la bonhomie affichée des villageois durant l’été devient menaçante. Même leur physique de « bons vivants » est effrayant : des joues rubicondes, des mollets athlétiques habitués à affronter les intempéries climatiques, font paraître Herman encore plus faible, plus exsangue. La bonne santé devient vénéneuse, toxique.
Marie Ndiaye se joue des clichés. A partir des figures du Parisien en vacances, des autochtones méfiants et des commerçants cupides, elle élabore non pas une farce mais une histoire réellement inquiétante. On bascule même dans l’épouvante quand on découvre avec Herman que tous les habitants ont les cheveux du même blond très pâle, les rendant monstrueux, un peu comme dans le film Le Village des damnés !
Et l’étrange est accentué par l’écriture, rigoureuse. Les mots sont précis, la langue plutôt classique. L’écriture propose un cadre bien défini, mais qui n’explique pas. Le bizarre est montré, bien en face, mais le lecteur n’aura pas la clé. Il éprouve du malaise, du mouvant, tout se transforme, continuellement, et on ne peut rien y faire.
C’est ce que j’aime chez Marie Ndiaye : il faut s’accommoder de l’incertitude et de l’irrationnel, c’est là, c’est comme ça. Tout est appelé à se dénaturer et les êtres qui jusqu’à présent nous semblaient les plus proches peuvent se dérober et vivre leur existence propre tout à fait sans nous.
Je vous invite à lire également Autoportrait en vert, paru aux éditions Mercure de France dans la collection « Traits et portraits ». Cette collection se présente comme autobiographique et Marie Ndiaye s’en affranchit de façon troublante. Son récit se pare d’éléments fantastiques et les photos qui l’accompagnent, comme c’est d’usage pour cette collection, sont celles de parfaits inconnus et non de sa famille. Même au sein de l’intime, elle laisse surgir l’inattendu, le flottant, en tout cas l’indéniable et envoûtante poésie.
Paru aux éditions de Minuit dans la coll. « double« .
Sorti initialement en grand format en 1994