« La douleur porte un costume de plumes » et s’appelle Corbeau. Surgi des ténèbres de la nuit, gigantesque, l’ « œil de jais brillant », Corbeau s’invite chez une famille d’hommes dont la mère vient de mourir. Attiré par le chagrin du deuil, qui laisse le père hagard et les deux petits garçons dans l’incompréhension, il s’en va toquer à la porte de leur appartement londonien, tel l’oiseau de malheur du poème d’Edgar Allan Poe (The Raven ). Autrement plus bavard que cet illustre cousin littéraire, Corbeau devient le compagnon insolite de cette famille meurtrie. Max Porter, dans ce premier roman, met en scène un drôle de corvidé croassant, éructant et philosophant, parfois même plaisantant (noir l’humour, tout de même) et maternant (deviendrait-il une mère de substitution ?!)
Il diffère également de « Crow », la figure mythique, cynique et cruelle des poèmes de Ted Hughes, objets d’étude passionnée du père qui, avant que le malheur ne frappe, s’apprêtait à écrire un essai intitulé : Ted Hughes, le Corbeau sur le divan : une analyse sauvage.
Corbeau, oiseau étonnant, déconcertant, se fera le témoin précieux de la peine de chacun et reliera, en les sortant du désespoir, le père et ses deux fils. Corbeau, oiseau de malheur, charognard, mais aussi, contre toute attente, messager de vie. Voici comment il se définit :
« Dans d’autres versions je suis docteur ou fantôme.
Parfaits stratagèmes : docteurs, fantômes et corbeaux.
Nous pouvons faire ce que les autres personnages ne
Peuvent pas, manger la tristesse par exemple, ou renfouir
Les secrets, ou mener des batailles homériques contre le
Langage et Dieu. J’étais excuse, ami, deus ex machina,
Blague, symptôme, fiction, spectre, béquille, jouet,
Revenant, bâillon, psychanalyste et baby-sitter ».
Sa mission est grande. Il déclare au père, alors qu’il vient de s’engouffrer dans l’appartement au beau milieu de la nuit : « Je ne partirai pas tant que tu auras besoin de moi ». Il a pris soin également de parsemer de ses grosses plumes noires les oreillers des enfants endormis.
Existe-t-il réellement ? Ou n’est-il qu’un songe, une chimère ? Car l’ombre du corbeau plane depuis longtemps sur cette famille. Le père est un fervent admirateur de Ted Hughes qu’il a eu la chance de rencontrer dans des circonstances tragi-comiques ; cet épisode, à la fois raté et émouvant, fait partie de la mythologie familiale et les deux garçons n’en finissaient pas d’en entendre le récit, et d’en rire avec leurs deux parents.
Réel ou non, ce volatile leur apportera en tout cas une aide considérable. Il encouragera le père à poursuivre l’écriture de son essai car la poésie et la force des mots nourrissent les âmes en peine. Quant aux garçons, Corbeau les régalera d’histoires étranges, les plongera dans l’univers quelquefois noir des contes de fées mais d’où l’on ressort grandi, et souvent victorieux. Il les transformera en héros et participera à tous leurs jeux imaginaires. Il veillera sur eux, telle une mère sur ses petits, et gare à ceux qui convoitent le nid : tout de rage et de fureur, redevenant sanguinaire, Corbeau jouera de son bec acéré et affrontera tous les démons.
Un univers très singulier, d’une beauté à la fois morbide et poignante. L’écriture alterne les récits de Corbeau, du père et des garçons (qui s’expriment tous deux étrangement d’une même voix). Elle mêle les registres (poétique, philosophique, rageur, grinçant, douloureux, cru, tendre) et travaille sur le rythme. Quand c’est Corbeau qui parle, l’écriture s’emballe, crache, hoquète, éructe, soupire…et ironise ; car il joue le bougre et aime nous prendre à rebrousse-plume :
« Baisse la tête, deux pas, regarde.
Baisse la tête, un saut, vacille.
Lève les yeux. « KRAAH FORT ET RAUQUE
AVEC DES ACCENTS INDIGNES »
(Guide Collins des oiseaux, p.45).
Baisse la tête, capsule, trifouille.
Baisse la tête, clampine, sautille.
Il a beaucoup à apprendre de moi.
C’est pour ça que je suis venu. »
Et quand c’est au tour du père et des garçons, l’écriture se pose un peu, devient déchirante et serre la gorge. Chacun a ses souvenirs avec elle, la compagne et la maman. Chacun s’exprime à tour de rôle, s’avance sur la scène de l’émotion, du chagrin nu.
« La maison devient une encyclopédie physique d’elle
sans elle, ça n’en finit pas de me secouer et c’est
la principale différence entre notre maison et celles
où la maladie a fait son œuvre. Pendant leur dernier jour
sur terre, les malades ne laissent pas des mots sur les
bouteilles de vin rouge, disant « PAS TOUCHE AVEC
TES SALES PATTES. » Elle ne passait pas son temps à
mourir, et il n’y a pas de détritus de soins,
elle passait simplement son temps à vivre, et ensuite elle
est partie ».
Père et fils sont personnages d’une tragédie qui les terrasse, les dépasse, et Corbeau permet aux mots de sortir de leur prison de douleur. Pas de dialogues mais des solitudes qui se côtoient, des voix qui transportent. On pense aux tragédies grecques, avec les chœurs, et aussi à l’écriture poétique, narrative, du Crow de Ted Hughes : on retrouve les mêmes jeux typographiques, la même écriture en vers libres et des échos de noirceur qui se répercutent.
Mais Max Porter y apporte en plus de la lumière, de la vie qui font de ce roman une œuvre solaire et très singulière. L’écriture déroute souvent car elle emprunte à des registres différents et est très fragmentaire. De plus, les tirades de Corbeau sont volontiers énigmatiques. Mais j’ai profondément aimé. Je me suis laissée porter, envoûter. J’en ai souligné des passages, inséré bien des marque-pages, comme autant de plumes que Corbeau aura laissées sur son passage.
Un premier roman d’une grande intensité, qui se partage, assurément. A lire les billets d’Hop ! sous la couette, de Dans la bibliothèque de Noukette, de Mots pour mots, d’Au milieu des livres, des Livres de Folavril et du Blog de Krol (si vous aussi l’avez lu, donnez-moi votre lien, je m’empresserai de lire votre chronique).
A lire aussi le cycle de « Crow » présent dans les Poèmes (1957-1994) de Ted Hughes (éd. Gallimard « Du Monde Entier ») et The Raven d’Edgar Allan Poe, traduit par Stéphane Mallarmé dans les Contes, Essais, Poèmes (éd. Robert Laffont « Bouquins »)
Photo publiée sur le site du Telegraph
Publié aux éditions du Seuil en janvier 2016.
Traduit de l’anglais par Charles Recoursé.
Un récit bien mystérieux, bien atypique, qui peut embarquer le lecteur ou au contraire le laisser de côté.
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Exactement! Les premières pages m’ont surprise et puis après, c’était le grand voyage…
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Une bien belle chronique sur une figure mythique en littérature…Le corbeau comme messager des émotions, j’aime beaucoup….
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C’est exactement ça, un messager des émotions. Un roman qui véhicule de belles choses, sentiments et littérature mêlés, et m’a donné la grande envie de mieux connaître la poésie de Ted Hughes. Je te souhaite de découvrir ce roman, il est réellement formidable.
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Merci beaucoup pour la recommandation! 🙂
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Très beau billet, tu en parles tellement bien que j’ai envie de m’y replonger… Même si mon avis était bien mitigé comparé au tien. Je suis sortie de ce roman complètement déroutée, sans trop savoir que penser de ce que je venais de lire. C’est en tous cas un roman qui ne laisse pas indifférent et qui peut prêter à multiples interprétations.
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C’est vrai qu’il déstabilise un peu. Quand j’ai lu les premières pages, je me suis demandée où l’auteur voulait en venir. Et puis, j’ai plongé, il y avait des passages très beaux. La magie a opéré pour moi mais je comprends tout à fait qu’on puisse être perplexe, c’est un roman quand même étrange.
Merci beaucoup pour ton retour en tout cas 🙂
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C’est vrai que certains passages sont très beaux et poétiques à souhait… Mais le côté étrange et dérangeant l’a emporté pour moi ^^
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Je tenterai plutôt d’emprunter ce roman, je crains de ne pas adhérer à cette narration…
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Les bibliothèques c’est bien pour ça, on peut tester. C’est vrai qu’avec ce roman, on est dans le bizarre, on adhère ou pas. Mais c’est aussi un très beau récit sur l’amour et le manque. Essaie-le s’il croise ton chemin, tu verras 🙂
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Très belle chronique, tu me donnes envie de le découvrir 🙂
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Oh, tu me fais plaisir !!
C’est un roman à la voix particulière, qui titille autant qu’il touche. J’espère que tu seras embarquée dans ce voyage…
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Je pense lire ce roman cet été. J’ai lu ton billet en diagonale pour ne pas être influencé par ton avis, mais je reviendrai ici une fois le livre lu !
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Avec plaisir ! Je suis curieuse de connaître ton avis. Bonne lecture alors…(parmi d’autres, j’imagine, l’été étant la saison propice 🙂 )
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Oh oui parmi d’autres ! C’est un délice d’avoir du temps pour lire… Je me suis même faite une petite liste de livres à lire spécialement pour les beaux jours 😉
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Oui, moi aussi j’ai une petite liste. Mais je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que j’aurais du mal à m’y tenir…toujours des tentations qui surgissent ici et là 🙂
En tout cas, je te souhaite un bel été
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Tout pareil, je suis sûre que la liste va se modifier en fonction de mes humeurs et des occasions hihi !
Merci Celina, bel été à toi aussi !
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Je ne sais pas si c’est le cas mais cette façon de raconter me fait penser à Sylvie Germain… on ne sait pas à qui on a à faire, on hésite et en même temps, ça intrigue.
Je pense que je pourrais être surprise par ce roman, la thématique (la mort toussa toussa) me plait donc à voir 🙂
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ça pour intriguer, cela intrigue ! C’est ce que j’ai aimé, c’est déstabilisant, et beau également.
Cela me fait plaisir que tu mentionnes Sylvie Germain, c’est une écriture que j’aime beaucoup. On retrouve effectivement une dimension étrange, fantastique, avec une histoire qui n’a pas peur de plonger dans le noir pour en extirper de la lumière. L’écriture par contre est différente, plus crue je trouve ; en fait c’est assez difficile à définir…mais quoi qu’il en soit, si tu aimes ce genre d’ambiance, prends vite rendez-vous avec Corbeau !
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J’ai l’impression alors que ça ferait une belle lecture d’hiver 🙂 (je n’associe pas spécialement mes lectures aux saisons mais je trouve ici que ça conviendrait)
Je le note en tout cas!
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Un premier roman étonnant qui ne peut laisser indifférent… Coup de cœur !
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C’est grâce à ton beau billet que j’ai eu envie de lire ce roman. Et je t’en remercie chaudement car coup de cœur pour moi aussi !
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Je suis très curieuse de découvrir ce roman !
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Ah mais je compte sur toi ! Je serais curieuse d’avoir ton avis
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Ce que tu dis de ce roman intrigue et donne vraiment envie. Grâce à ton passage sur mon blog, je découvre ton univers foisonnant et varié…
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Merci de ta visite ! Je viens également de découvrir ton blog et ai noté de bien belles choses 🙂
Ravie de t’avoir donné l’envie de lire cet étrange roman
A bientôt
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