Présences d’un été : Yamada Taichi

Après la glace de l’hiver norvégien de Tarjei Vesaas, voici l’été torride tokyoïte de Taichi Yamada. J’ai lu avec délice son troublant roman Présences d’un été. Une idée-lecture que j’ai piochée sur le blog de BookManiac (merci !) qui m’a convaincue de me plonger dans cette histoire de fantômes entre deux eaux, où le fantastique s’entremêle au réel avec émotion. Nous suivons les errances de Harada, scénariste de séries télévisées, qui vient de se séparer de sa femme et de son fils. Il vit maintenant sur son lieu de travail, dans une résidence occupée uniquement par des bureaux. La nuit, elle devient déserte et emmure Harada dans une solitude oppressante, alourdie par la chaleur de l’été. Un soir pourtant, la solitude se brise quand une jeune femme, Kei, qui semble vivre elle aussi dans la résidence, débarque chez lui avec une bouteille de champagne entamée. Se noue entre ces deux âmes en peine une relation sensuelle et mystérieuse qui accompagnera Harada dans un cheminement intérieur ; car ce même été, il sera confronté aux fantômes de ses parents, disparus alors qu’il n’avait que douze ans…

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Dès les premières lignes, le décor est planté et ferre le lecteur. Il faut dire que Taichi Yamada s’y entend pour créer une ambiance, il est lui-même scénariste pour la télévision, le cinéma et le théâtre. Une ambiance inquiétante et intime nous lie à Harada, qui ne sait plus très bien où il en est après son divorce.

« Trois semaines de vie de célibataire m’ont fait prendre conscience du silence qui règne la nuit, dans la résidence.

Un silence trop lourd. Et qui pourtant n’a rien à voir avec le silence des montagnes. »

Un silence troublant qui domine le bruit alentour. La résidence est face à une autoroute, où les voitures circulent incessamment, de jour comme de nuit. Harada semble être comme coupé du monde et ce ne sont pas les personnages qu’il va rencontrer au cours de l’été qui vont le raccrocher au réel. Il y d’abord cette jeune femme, surgie au beau milieu de la nuit, qui va sonner à sa porte, éméchée et à la peau si pâle. Et puis cet homme et son épouse qui ressemblent tellement à ses parents morts beaucoup trop tôt dans un accident.

L’été entrouvre une brèche bien étrange. Est-ce le fruit d’hallucinations, les signes d’une dépression, ou bien une autre réalité, fantastique, peuplée de vrais fantômes, s’impose-t-elle à lui ? C’est ce flottement qui m’a beaucoup plu. Harada navigue d’un monde à l’autre sans trop de maîtrise et nous entraîne avec lui.

Les scènes particulièrement réussies sont les moments que passe Harada avec le couple qui lui permet de retrouver ses parents et un bonheur disparu. Une relation poignante se noue entre celui qui redevient jeune garçon et ceux, aimants, qui peuvent le protéger. Harada ne peut s’en défaire et vient de plus en plus souvent les voir dans leur logement modeste d’Asakusa. Les retours à la « réalité » sont pénibles, douloureux, le meurtrissant jusque dans sa chair. Kei alors semble être là pour le « sauver » et lui faire tourner le dos au passé.

Ces « présences d’un été » m’ont vraiment happée, à la fois inquiétantes et bienveillantes. Taichi Yamada parvient avec finesse et fluidité à créer un climat étrange qui brouille les repères. Et il se dégage une indéniable mélancolie qui lie les vivants et les morts, les uns et les autres portant le fardeau des souffrances à guérir.

Ce roman m’a fait penser au film Dark Water d’Hideo Nakata, en moins horrifique tout de même (quoique les passages à la fin ont bien accéléré mon rythme cardiaque…). On y retrouve un personnage principal divorcé qui doit mener une nouvelle vie et faire face à ses angoisses. Un grand immeuble désert, plongé dans la nuit. Et des fantômes bien sûr. Et j’y ai retrouvé cette belle émotion qui mêle tristesse et fantastique. Cette dimension intime qui rend le monde des morts si proche de celui des vivants.

 

Ed. Philippe Picquier poche 2006
Trad. du japonais par Annick Laurent

Des livres tous azimuts achète un livre québécois (2)

Comme en 2016, je participe à la journée « Le 12 août, j’achète un livre québécois », entraînée par la sympathique Madame lit ! Si vous ne connaissez pas encore son blog, faites-lui une petite visite, elle est une très bonne guide pour faire découvrir la littérature québécoise.

J’avais lu l’année dernière L’avalée des avalés de Réjean Ducharme, un roman qui m’avait énormément plu. Je réitère alors cette année avec un autre roman-choc, Le jour des corneilles de Jean-François Beauchemin. Le bandeau de l’éditeur est tentateur ; vais-je être conquise ? Je vous fera signe quand j’aurai tourné les dernières pages…

 

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Il y a aussi Cat qui participe à cette journée. Voici son billet sur Chroniques Aiguës. Elle a choisi A ciel ouvert de Nelly Arcan : une lecture prometteuse…

A bientôt alors !

 

 

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Le palais de glace : Tarjei Vesaas

Je m’étais fait la promesse de lire un jour Le Palais de glace de Tarjei Vesaas, un classique de la littérature norvégienne publié en 1963 et qui a reçu le Prix du Conseil Nordique. On m’en avait vanté la délicatesse et le mystère, la magie de son univers. Le titre d’emblée m’attirait, de même que les prénoms des deux héroïnes, Siss et Unn, qui sonnent si joliment . Petites filles de 11 ans, elles se transforment en jeunes filles et se retrouvent liées à la vie à la mort au coeur de l’hiver, de la forêt et des eaux gelées. J’ai été enchantée de cette lecture, littéralement happée par cette amitié à la poésie de glace, fragile, limpide et tranchante. Une histoire belle comme un songe qui nous parle au plus près de nos émotions d’enfance et d’adolescence, avec beaucoup de douceur et de sensualité.

 

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L’histoire est toute simple. Elle met en scène Siss et Unn, qui sont très différentes l’une de l’autre. Siss la solaire et Unn l’ombrageuse. Unn est nouvelle au village et dès qu’elle arrive dans la classe de Siss, celle-ci est fascinée, irrésistiblement attirée. Elle aimerait tant être l’amie d’Unn, « superbe, timide et singulière », qui reste sur sa réserve, observant de loin les jeux de ses camarades, l’air un peu hautain. Un jour pourtant, Unn invite Siss chez elle, et il est question d’une « chose » qu’Unn n’a jamais dite, pas même à sa mère. Et le lendemain, Unn disparaît, alors qu’elle faisait l’école buissonnière pour partir à la découverte du palais de glace formé par la cascade d’eau gelée de la forêt. Siss va partir à la recherche de son amie mais Unn est introuvable. Se pourrait-il qu’elle soit prisonnière de ce fabuleux et effrayant décor de glace?

« C’était un château enchanté ! Il fallait absolument essayer d’y pénétrer, pour peu qu’il y ait une ouverture. L’intérieur regorgeait à coup sûr de portails et de couloirs biscornus – oui, décidément, il fallait y entrer. Le somptueux palais de glace avait un aspect si sigulier que, devant lui, Unn oublia tout. Un seul désir l’animait : entrer. »

Tarjei Vesaas est un vrai magicien. La description de l’édifice et la progression d’Unn à travers ce labyrinthe sont envoûtantes. Les « pièces » et antichambres se succèdent, apaisantes ou tumultueuses lorsqu’elles se remplissent du vacarme de la cascade, lumineuses quand le soleil parvient à y pénétrer ou tristes, semblant pleurer, lorsqu’elles sont éclaboussées par le flot de l’eau. Ces pièces illustrent à merveille tout ce qui habite Unn, ses états émotionnels qui la plongent tour à tour dans l’euphorie et la mélancolie. Une Nature en écho à l’âme, grouillante de beautés et de dangers, vie et mort liés.

Et il est de même pour Siss, à la recherche de son amie. Plongée dans la Nuit qui assombrit les chemins, elle a peur. Elle sent des choses, son coeur palpite. Et elle entend la glace qui craque en se solidifiant. « Une interminable cassure ». Un bruit à la fois « réjouissant » et impressionnant.

Des battues sont organisées par le village mais Unn reste désespérément introuvable, évanouie dans l’automne norvégien. Siss alors lui fait cette promesse :

« Je te promets de ne penser à rien ni à personne d’autre que toi.

Je penserai à tout ce que je sais de toi ».

Un serment d’enfant fort et solennel. Déchirant, qui met Siss, autrefois si gaie, à l’écart du monde.

Puis l’hiver arrive, avec ses tempêtes et ses épais tapis de neige. Recouvrant de silence et d’oubli.

Et le printemps revient, avec la fonte des glaces. Cela permettra-t-il à Unn de revenir du palais ou bien disparaîtra-t-elle avec lui pour toujours ?

Cette écriture, belle et humble, m’a vraiment touchée. Elle a quelque chose de profond, de limpide qui saisit avec simplicité, eh bien l’insaisissable ! Elle nous fait ressentir le trouble, le fugitif, ce qui affleure et disparaît aussitôt ; on sent le coeur qui s’emballe, le rouge qui monte aux joues, la tristesse qui submerge et la joie qui remplit. Et elle a quelque chose de magique qui orne de mystère et d’intensité ce tout ce qui nous entoure. J’y avais déjà goûté en lisant Nuit de printemps (mon premier billet de blog !), édité également par Cambourakis qui, avec l’aide du traducteur Jean-Baptiste Coursaud, travaille à la redécouverte de l’oeuvre de Tarjei Vesaas. On retrouve dans Nuit de printemps des thèmes et personnages similaires. J’avais beaucoup aimé mais j’aime encore plus Le Palais de glace. Siss et Unn sont des personnages que je ne suis pas prête d’oublier.

Et pour terminer ce billet, j’ai eu très envie de partager avec vous une chanson de Björk, Unravel, qui s’est imposée à moi dès les premières lignes du roman. On y entend la glace, le monde qui respire. C’est organique, sensuel, onirique. Et Björk devait être une fabuleuse Siss, ou Nunn…Ecoutez, plongez…

 

Le Palais de glace, Tarjei Vesaas, traduit du néo-norvégien par Jean-Baptiste Coursaud aux éditions Cambourakis en 2014, puis sorti en collection poche Babel Actes Sud en février 2016.

Marx et la poupée : Maryam Madjidi

Je réapparais timidement, sur la pointe des pieds, après un certain temps d’absence. Je me sens un peu gauche, ça fait longtemps que je n’ai pas échangé avec vous et c’est toujours un peu intimidant de repointer le bout de son nez. Surtout que vous, vous ne connaissez aucune baisse de régime ! Encore une fois, chapeau bas pour votre enthousiasme et vos envies de livres. Mon quotidien lui est devenu moins livresque ces derniers temps, assez éparpillé et comme on le dit le cours de la vie peut facilement nous emporter. Mais la lecture, c’est tout de même une pratique addictive et le manque se fait sentir. Quand on y a goûté, on peut vite replonger. Il n’y a rien de meilleur en effet que de s’accorder un moment rien qu’à soi, grâce à un livre. Et de se remettre à tourner des pages en luttant contre le temps, contre ce qui file, glisse et se sentir mieux, « nourri(e) ». Et il y a un livre qui m’a donné l’envie de revenir sur ce blog, et d’échanger avec vous. Un livre qui m’a « posée », m’a procuré bien du plaisir et m’a cueillie dès les premières lignes. Un livre qui m’a enveloppée de sa chaleur, de sa force et de sa vitalité. Ce livre est ce fabuleux premier roman de Maryam Madjidi, Marx et la poupée.

 

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Quel plaisir de vous retrouver pour vous parler de ce roman incroyablement beau, poignant, qui tourneboule le coeur et fait picoter les yeux. Qui fait rire aussi car la vie est là et l’auteure manie l’ironie avec bonheur . Il se dégage de ce livre une énergie irrésistible qui fait s’alterner légèreté et pure émotion. Maryam Madjidi nous raconte son exil en France, comment elle a dû quitter en 1986, alors qu’elle avait six ans, son pays natal qu’ est l’Iran. Ses parents, jeunes révolutionnaires marxistes, ont fui ce pays qui « massacre ses enfants » : « Peur, Mort, Torture, les déesses malveillantes » n’étaient que trop victorieuses.

Maryam va s’emparer de son histoire, et de l’Histoire de son pays perdu, avec un vrai brio romanesque. En de courts chapitres qu’elle enchaîne avec fluidité, telle une Shéhérazade des temps modernes, elle fait défiler les épisodes de sa vie qui sous sa plume deviennent presque des contes. Un récit autobiographique mais avant tout un roman qui va lui permettre de structurer ce qui lui est arrivé ou plutôt de structurer les différents personnages qu’elle a été et qu’elle met en scène de façon si touchante, si proche. C’est bien simple, on l’aime à chaque étape de sa vie, à chaque naissance. Il y en aura trois : celle biologique en Iran, celle où elle devient française et celle, bienfaitrice, douce, où elle se réconcilie avec la langue persane. Elle aura tant combattu, tant aimé, tant détesté, que c’est un réel plaisir de la voir apaisée, à sa place, entière, reliée à ses racines et à son pays d’exil. Tout s’imbriquera alors qu’elle est jeune femme, étudiante à La Sorbonne. Un professeur à la voix douce, « les yeux souriants et profonds », accepte, enthousiaste, de devenir son directeur de recherche pour son mémoire sur Omar Khayyâm et Sadegh Hedayat ; et pour cela, il faudra qu’enfin elle reprenne des cours de lecture de langue persane, des cours qu’elle n’avait pas voulu suivre avec son père quand elle était plus jeune.

Et quels passages déchirants elle consacre à ses parents. De véritables tableaux, sur le vif, qui les fixent dans leur tristesse d’exilés, leurs meurtrissures. Voici ce qu’elle écrit à propos de sa mère lorsqu’ils vivaient tous les trois dans ce petit studio parisien :

« (…) la douce tristesse dans tes yeux. La timidité, tu n’osais parler cette langue étrangère, à la place des mots tu souriais. Le sourire qui s’excuse, le sourire gêné de ceux qui ne parlent pas la langue du pays.

J’aurais aimé ramasser les lambeaux de tes rêves, les sauver, les enfiler comme des perles dans ma guirlande de mots à moi, et l’accrocher au sommet d’un arbre pour que ça bouge et vive encore.

Te réveiller. Te ressusciter. Noircir tes traits, mettre du rouge sur tes joues, sur tes lèvres, t’injecter de la vie pour que tu chantes, tu ries, tu cries mais rien à faire, tu te diluais silencieusement dans une eau imaginaire. »

 

L’écriture de Maryam Madjidi est si belle : proche, immédiate, profonde et gracile. Et j’ai vraiment été touchée par la foi qu’elle accorde aux mots, qu’ils soient écrits ou oraux. Cela m’a fait penser à un autre récit que j’avais beaucoup aimé, Manuel d’exil de Velibor Colic, qui faisait preuve lui aussi de tant de vitalité, de force et qui fut sauvé par l’écriture.

Un moment précieux que cette lecture de Marx et la poupée. Un coup de coeur véritable, et durable. Pour écrire mon billet, j’ai relu des passages eh bien l’émotion et le plaisir étaient toujours là. Alors, si vous ne l’avez pas encore lu, vous avez beaucoup, beaucoup de chance de pouvoir encore le découvrir.

Un grand merci aux 68 premières fois qui m’a fait parvenir ce roman. Vous pouvez lire ici les chroniques des membres de cette chouette association.

 

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Marx et la poupée, Maryam Madjidi, éditions Le Nouvel Attila, janvier 2017

Principe de suspension : Vanessa Bamberger

Voici ma première participation à une belle et enthousiasmante aventure : les 68 premières fois. Composée de passionnés de la lecture, du verbe et pour lesquels le plaisir de la découverte est véritable, renouvelable et jamais périssable, l’association des 68 met sur le devant de la scène des premiers romans de langue française. Elle braque sur de nouveaux auteurs une douce et chaleureuse lumière, faisant entendre leurs voix souvent noyées dans le brouhaha des rentrées littéraires. Je vous invite à découvrir ici plus précisément les missions dont se sont investis ces « dingues » de 68, ainsi qu’ils aiment se définir ; des doux dingues, je vous rassure, et auxquels je suis fière de me rallier. Et pourquoi pas vous, car plus on est de fous…

Je dois dire que pour ma première lecture, j’ai été gâtée. Principe de suspension de Vanessa Bramberger, paru en janvier 2017 aux éditions Liana Levi, est un premier roman particulièrement réussi. Il met en scène Olivia et Thomas, un couple d’aujourd’hui qui s’éprouve sur fond de crise. Lui est patron de PME, sous-traitant unique d’un grand laboratoire dans le Grand Ouest, et elle est peintre, en attente de succès alors elle s’occupe des enfants et de la maison. Le contexte économique est dur dans la région. La désindustrialisation et la délocalisation transforment en nécropoles des sites de production. Traversant quotidiennement des cimetières d’usines pour se rendre à son bureau, Thomas, vaillant soldat, néglige son couple et lorsqu’il rentre chez lui c’est pour laisser le stress envahir chaque recoin de la maison. Mais Olivia supporte, se tient toujours droite. Et un jour, le grand laboratoire baissant les commandes, c’est l’entreprise de Thomas qui vacille ; et son corps avec. Il tombe dans le coma après une détresse respiratoire. Dans la chambre de réanimation, Olivia guette son réveil. La peur de le perdre la ronge mais aussi la culpabilité de se sentir, enfin, respirer…

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L’écriture de Vanessa Bamberger est d’une belle finesse ; implacable, aussi. Cette histoire de couple qui s’abîme est dure, tout autant que cette crise économique. Les êtres s’usent, ont du mal à y croire encore. Les combats à mener sont éprouvants. Ils terrassent Thomas, qui veut sauver son entreprise. Ils torturent Olivia, qui veut savoir quelle est la place qui lui est réservée dans son couple et à la face du monde. Ils blessent les salariés des usines dans leur chair, les plus jeunes acceptant “les sacrifices physiques en gardant l’oeil sur leur fiche de paye et pas sur leurs collègues quadragénaires qui ressemblaient déjà à de vieux messieurs”. Vanessa Bramberger lie habilement l’intime et le collectif. La violence de ce monde s’incarne dans des personnages forts et vacillants, qui, tous, ont un besoin de reconnaissance. Ses mots sonnent juste. Et l’émotion s’installe, au fil des pages, savamment dosée. L’écriture est retenue, et les faits n’en sont que plus terribles.

J’ai beaucoup été touchée par cette femme et cet homme qui ont tout pour s’aimer, tant ils se ressemblent physiquement, tels un frère et une soeur, et tant leurs histoires familiales se rejoignent : “casaniers, réservés, courageux, inadaptés, anachroniques. Grands et incomplets, amputés d’une partie d’eux-mêmes, sa soeur pour lui, sa mère pour elle”. Et pourtant…le quotidien les fait s’éloigner l’un de l’autre et leur amour s’immobilise. D’après ce principe de suspension, qui fait que des particules ne se mélangent pas, Olivia et Thomas, malgré leurs similitudes, ne se fondent pas l’un dans l’autre. Et, pour que le couple reste actif, l’auteure indique qu’il ne faut pas hésiter à “secouer”, “agiter” la vie que l’on a créée avec l’autre sous peine de la voir tomber, au fond. Olivia et Thomas ont-ils encore cette envie ?

J’ai beaucoup aimé également la structure narrative de ce roman, qui se tient formidablement de bout en bout. L’auteure alterne les chapitres en accordant une place égale à Olivia et Thomas. D’un côté les différentes étapes du burn out de Thomas, et c’est véritablement haletant, on s’asphyxie avec lui, on souffre avec lui dans ses tentatives de sauvetage de l’entreprise ; les personnages de ses salariés et du directeur du laboratoire sont très réussis. Et de l’autre côté on accompagne Olivia dans la (re)possession de sa vie, s’affranchissant des autres. Une structure bien cadrée, renforcée par un procédé original : l’auteure démarre chacun de ses chapitres par une définition des mots “principe” et “suspension”. Les différents sens illustrent ainsi combien le réel est dense, complexe, et qu’il est bien difficile de cerner ceux qui nous entourent, que ce soit un proche ou celui qui travaille avec nous.

Je vous conseille vraiment la lecture de ce livre qui saura vous toucher j’en suis sûre.

Je vous laisse avec cette chanson d’Antony and the Jonhsons, Bird Gehrl, don’t les paroles sont mises en exergue de ce roman, et qui correspondent si bien à Olivia :

Un grand merci aux 68 premières fois pour cette découverte. J’attends la prochaine avec hâte !

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Principe de suspension, Vanessa Bamberger, éditions Liana Levi, janvier 2017

Un monde flottant :Yôkai & Haïkus :Nicolas de Crécy

Quel beau voyage au Japon nous propose Nicolas de Crécy, auteur de BD et merveilleux illustrateur. Un voyage au pays des haïkus et des yôkai, vous savez ces drôles de créatures que vous avez sans doute vues dans les films d’Hayao Miyazaki et peut-être dans les mangas de Shigeru Mizuki. Figures fascinantes et versatiles du Japon rural, « monstres, divinités, esprits » infernaux, calamiteux, farceurs, cruels, effrayants, les yôkai aident ou tourmentent les hommes depuis des millénaires. « Emanations vivantes de la nature », les yôkai révèlent ce qui grouille et ce qui flotte dans le mystère du monde. Il en va de même pour les haïkus : évoquant les saisons, ces poèmes subtilement calligraphiés fixent un court instant le mouvement du Cosmos, l’évanescence, la sensation. S’appropriant ces concepts pas toujours évidents pour nous Occidentaux, Nicolas de Crécy nous immerge totalement dans son univers foisonnant et souvent facétieux. Nous le suivons, ravis, emportés, dans un voyage célébrant les beautés, les énigmes et les lignes de flottaison du monde. Un voyage qui établit de plus de belles passerelles poétiques et picturales entre le Japon immémorial et celui contemporain des villes vertigineuses, grouillantes, que sont Tokyo et Kyoto et dans lesquelles l’auteur en résidence, quelques années plus tôt, a déambulé.

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Quand j’ai pris connaissance de cet album, il m’a semblé indispensable de me le procurer. J’aime beaucoup l’univers de Nicolas de Crécy qui laisse libre cours à une imagination baroque, drôle, tendre et aussi cruelle. Connaissez-vous sa trilogie Le Bibendum Céleste dans laquelle un phoque unijambiste, plongé dans la jungle urbaine de New-York-sur-Loire, aidé d’un chien obèse, doit affronter le Diable en personne et la brutalité, souvent bestiale, des hommes ? C’est étrange, je vous l’accorde, mais profondément attachant, le dessin est fabuleux, fort, et les images de la ville sont saisissantes. J’étais donc curieuse de suivre de nouveaux personnages, de nouvelles créatures bizarroïdes et de plonger dans des vues urbaines, de mégalopole japonaise cette fois-ci. En 2008, Nicolas de Crécy a été en résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto dont il a arpenté les rues et s’est également imprégné d’ambiances tokyoïtes.

Je suis fan transie de plus des yôkai, les ayant souvent croisés chez Miyazaki  (Mon voisin Totoro, Le Voyage de Chihiro, Princesse Mononoke) et aussi dans d’autres films tous aussi fabuleux les uns que les autres, d’une puissance imaginaire et émotive maximale (j’en ai versé des larmes, le cœur serré et émerveillée…oui, je suis sensible   🙂  ) : Un été avec Coo de Keiichi Hara , Lettre à Momo de Hiroyuki Okiura  (spéciale dédicace à Goran qui m’avait fait cadeau du DVD pour l’anniversaire de son blog) et l’hallucinant Pompoko dIsao Takahata. Il m’importe également de vous citer NonNonBâ , un manga dans lequel Shigeru Mizuki dessine ses souvenirs d’enfance habités par les récits d’une vieille dame, l’initiant au monde traditionnel et animiste des yôkai ; c’est irrésistible de douceur, de drôlerie et d’étrange…

Alors quand Nicolas de Crécy rencontre ces figures japonaises et y ajoute la poésie des haïkus, il y a une véritable osmose. Une belle réussite à mes yeux que j’ai grand plaisir à partager avec vous.

Sous la forme d’un leporello, rappelant l’emaki, ce rouleau japonais qui se déplie et raconte une histoire dessinée, Un monde flottant nous offre une succession d’illustrations représentant des yôkai sur double-pages, s’inspirant directement des Ukiyo-e, les estampes japonaises traditionnelles gravées sur bois. Des illustrations aux techniques variées, faisant s’alterner le fusain, l’aquarelle, la gouache, l’encre de Chine, le crayon, décuplant ainsi le plaisir des yeux.

   S’orchestre alors, dans le déroulé de ces doubles, voire de ces double double-pages (superbe immersion !) une fabuleuse exposition tournée toute entière vers la fantaisie, l’étonnement, le mystère, la magie de la nature. Appréciez ce panneau enneigé courant sur quatre pages mettant en scène un yôkai moine zen à tête de chien : beauté du contraste de l’orange sur le blanc et sensation de féerie, de flottement. Antoine de Crécy s’est inspiré d’un site montagneux qu’il a découvert en plein hiver, le Koyasan, recouvert de temples bouddhiques et dont la forêt protège des milliers de sépultures (cf. article de bfmtv : La BD de la semaine)

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Pas de fil narratif, une délicieuse liberté est accordée au lecteur qui peut se plonger à l’envi dans chaque dessin : l’image permet de se raconter ses propres histoires. Le seul texte présent est celui des haïkus que Nicolas de Crécy a lui-même composés. Textes volontiers énigmatiques, ils en appellent à la sensation, à l’émotion que peut ressentir celui, celle, qui les lit.

Et le plaisir est double puisque l’album propose un recto et un verso, deux entrées possibles pour déambuler à son gré.

Voici mes pages préférées :

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« Des gares, des trains
Autant de villages
C’est Tokyo »

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« Chaude nuit d’août
Rokurokubi rôde
Immense et fragile »

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« Un goût de sel
Aux lèvres des morts
Umizato »

Surtout celle-ci, inattendue, très drôle !

de_crecy_monde_flottant-9« Chaque été, l’angoisse
Pour les esprits des montagnes :
Rater les soldes »

 Avoir transposé les yôkai dans des décors urbains contemporains est à la fois malicieux et troublant : on goûte à une autre réalité, fantaisiste, volatile et riche. L’imaginaire ainsi que la nature triomphent du tumulte des villes, créent l’impression d’un temps suspendu et donnent à voir, à travers une brèche qui fend le quotidien, des tableaux singuliers et beaux. C’est toute une mythologie japonaise qui affirme sa présence, tout un peuple d’esprits, de créatures qui surplombent la ville et les hommes.

Alors si les yôkai ne vous effraient pas, si vous vous sentez l’âme voyageuse et curieuse de poésie, si le besoin d’imaginaire et d’étonnement est chez vous récurrent, pénétrez sans plus attendre dans ce merveilleux Monde flottant. Vous atteindrez là quelque chose de précieux. Rassembler les yôkai et les haïkus a été pour Nicolas de Crécy une porte d’entrée à « cet esprit si particulier de la culture japonaise », à « cet imaginaire sans limites allié à une poésie crue et douce qui en fait l’essence ».

Et pour explorer davantage :

Carnets de Kyoto (éd. Du Chêne) que Nicolas de Crécy a commencés à réaliser alors qu’il était en résidence à la Villa Kujoyama

La République du catch (éd. Casterman) : il s’agit d’une commande que lui a passée un éditeur japonais de manga. Il y eut publication en plusieurs épisodes dans un mensuel de Seinen, Ultra Jump

Le blog de Nicolas de Crécy 500 dessins : http://500dessins.blogspot.fr/

Les mangas de Shigeru Mizuki publiés aux éditions Cornélius : Kitaro le repoussant, NonNonBâ, Mon copain le kappa
Et Yôkai qui paraîtra le 16 février 2017

Un monde flottant : Yôkai & Haïkus, Editions Soleil, collection « Noctambule », novembre 2016

Hiver à Sokcho : Elisa Shua Dusapin

Que peut-il bien se passer à Sokcho en plein hiver ? Petite station balnéaire de la Corée du Sud, réputée pour sa réserve naturelle de Seoraksan, sa plage et ses multiples échoppes sur le port rivalisant d’effluves de plats de poissons, calamars et coquillages pour allécher les touristes, elle n’offre guère d’attraits une fois le froid et la nuit installés. Les néons des enseignes deviennent blafards et le rivage balayé par les vents est bien sinistre avec ses barbelés électrifiés rappelant que la Ligne de démarcation avec le Nord est toute proche.  N’y demeurent que ceux qui sont du cru, plongés dans la brume et l’ennui. Et pourtant, débarque un jour à la pension où notre jeune héroïne travaille un Français au regard fatigué, désireux de poser sa valise pour quelques temps. Dessinateur de BD, il semble en panne d’inspiration pour attaquer le dernier tome de la série qui l’a fait connaître. Troublée par cet homme plus âgé qui fait naître en elle autant d’interrogations que de désir et qui la confronte à sa propre histoire – elle est franco-coréenne par son père qui n’était que de passage à Sokcho  – notre narratrice, en plein cœur d’un hiver engourdissant habituellement les corps et les âmes, va s’éveiller à la vie, qui palpite, illumine mais fait aussi souffrir. Elle se sentira peut-être plus proche de cet étranger que de ce qui fut jusqu’à présent son quotidien à Sokcho, marqué par un métissage « source de commérages », un amour étouffant qui la lie à une mère de l’ancienne génération et une relation superficielle avec un jeune homme de son âge.

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Ce premier roman d’Elisa Shua Dusapin, qui a reçu le prix Robert Walser cet été, est fabuleux de finesse et de densité. Court (140 pages), il base son écriture sur l’économie, le soin apporté au choix de chaque mot, chaque situation. Une maîtrise à faire ressentir immédiatement le trouble, le désir, le mal être, l’incompréhension, tout ce que l’on tait, aux autres et à soi-même ; une maîtrise aussi à faire sentir le corps, qui frémit, frissonne, s’agite, peut faire mal…L’art de faire éclore les non-dits, allié à l’ancrage des corps. Une écriture toute en contrastes, étonnante, troublante. A l’image de la préparation délicate du fugu, ce poisson hautement toxique, dans laquelle excelle la mère poissonnière de la jeune femme, qui détient la licence de cuisiner ce plat aussi raffiné que dangereux, nécessitant une éviscération et des ablations minutieuses.

C’est un roman qui m’a beaucoup touchée. J’ai trouvé cette jeune femme bouleversante : elle  se sent inadaptée, étrangère à son environnement, au monde même d’où elle vient. Elle ne se sent pas d’appartenance, ne se sent pas « pleine » ; mais pourrait-elle se sentir exister à Sokcho, ville-frontière entre le Nord et le Sud, ville indéterminée entre les sirènes du tourisme et les barbelés d’une dictature, ville d’un pays plongé dans les limbes d’une guerre qui dure depuis si longtemps…Son corps lui-même lui échappe et elle se sent tellement mal fagotée avec son éternelle robe-pull qu’elle tente parfois d’alterner avec une pauvre tunique en synthétique. Une héroïne flottante, entre-deux, et cette écriture si juste, si précise.

Cette héroïne j’ai eu envie de la prendre dans mes bras, et envie que cet homme venant de loin l’enserre et lui donne des forces.  Oui, j’ai eu envie que cette femme et cet homme aux cultures si différentes mais aux besoins de réconfort, de consolation qui peuvent peut-être se rejoindre, se rencontrent véritablement car rien n’est plus triste que de se « rater », se manquer ; les liens qui se tissent sont parfois si fragiles et peuvent disparaître d’un rien, au petit matin, recouverts de neige.

J’ai beaucoup aimé également la place accordée dans ce roman au dessin. La jeune femme observe souvent à la dérobée le Français en train de dessiner. Il cherche la suite des aventures de son héros, un archéologue qui parcourt le monde à la recherche bien sûr d’un trésor, qui pourrait être la figure d’une femme « éternelle ». Elle assiste ainsi, fascinée, au travail de la plume qui s’agite, ou besogne. Un travail lui aussi tout en contrastes. La plume sur le papier glisse, ou gratte, rageuse. Elle est mouvement et son. La dureté peut succéder à la douceur, la sensualité à la violence. L’encre parfois éclabousse,  recouvre tout :

« En collant ma joue contre l’embrasure, j’ai vu sa main courir sur une feuille. Il l’avait posée sur un carton, sur ses genoux. Entre ses doigts, le crayon cherchait son chemin, avançait, reculait, hésitait, reprenait son investigation (…) Le crayon a poursuivi sa route jusqu’à ce qu’apparaisse une figure féminine. Des yeux un peu trop grands, une bouche minuscule. Elle était belle, il aurait dû s’arrêter là. Mais il a continué à passer sur les traits, tordant peu à peu les lèvres, déformant le menton, perforant le regard, a remplacé le crayon par une plume et de l’encre pour en badigeonner le papier avec une lente détermination, jusqu’à ce que la femme ne soit plus qu’une pâte noire, difforme. Il l’a posée sur le bureau. L’encre dégoulinait jusqu’au plancher. Une araignée s’est mise à courir sur sa jambe, il ne l’a pas chassée. »

 

Je vous invite à lire également le très beau billet de Sabine du Blog du Petit Carré Jaune, le premier billet que je lisais à propos de ce roman ; celui de Moka d’Au milieu des livres, tout aussi délectable ; et celui de Noukette, très tentateur.

A vous maintenant de succomber au charme de ce roman fort, et étonnant…

 

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Crédits photo : Sokcho, une ville entre mer et montagnes (blog Objectif Séoul)

 

Hiver à Sokcho, Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé, août 2016

 

 

Des vagues / Heure bleue d’Isabelle Simler

Pour terminer cette année en douceur, je voudrais vous inviter à un fabuleux voyage à travers les illustrations somptueuses et délicates d’Isabelle Simler. Artiste magicienne, elle fait de la nature des tableaux saisissants de beauté, de calme et de profondeur. Une sérénité enchanteresse qui gagne petits et grands. C’est mon Robin de 2 ans et demi qui m’a fait pénétrer dans cet univers, tout en ouate et féérie. Alors que je fouillais dans les bacs de notre médiathèque adorée à la recherche d’albums qui seraient susceptibles de l’intéresser, il m’a tendu de son propre chef un livre dont la couverture semblait beaucoup lui plaire : Des vagues. Ce fut le coup de foudre : un imagier de faune sous-marine envoûtant ! Des couleurs éclatantes, s’étalant en pleine page, un dessin à la fois naturaliste et merveilleux, des mots joueurs et tout doux…Nous allions passer en la compagnie de cet album des moments précieux…Voilà presque un mois que ce livre berce nos soirées et mon petit lecteur ne s’en lasse pas (moi non plus d’ailleurs). Un passage en librairie s’impose pour que d’emprunt il devienne livre de chevet ad vitam aeternam ! J’ai vite cherché d’autres titres d’Isabelle Simler, et nous les découvrons petit à petit. Je peux vous assurer que la magie opère à chaque fois ; la preuve avec la deuxième lecture que nous avons partagée , Robin et moi, Heure bleue, qui rivalise de grâce et de finesse avec le précédent…Nous sommes conquis et je remercie chaleureusement Isabelle Simler et les Editions Courtes et Longues d’avoir fait naître ces albums attrape-rêves qui n’en finissent pas de nous enchanter…

 

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Des vagues

Un personnage se baigne dans la mer, apaisé, il se sent si bien :

« Seul, calme, tiède, mon corps s’allonge. Quand… »

« Un poisson aiguille pique le bout de mon orteil, »

Et voici un premier habitant du monde sous-marin qui se manifeste, suivi de :

« Un poisson porc-épic me gratte la plante des pieds »

« Un poulpe à longs bras enlace ma cheville »

 

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Des présences taquines, curieuses et bienveillantes qui titillent et câlinent notre personnage, le faisant s’enfoncer, doucement, dans les profondeurs de l’océan. Poissons tropicaux, crevettes, méduses, hippocampes, étoiles de mer, tortue et même baleine à bosse entraînent le héros dans un ballet étourdissant de couleurs. Une pleine page réservée à chacun de ces danseurs révèle leur beauté et leurs singularités ; quelle finesse dans le trait ! On devine le toucher des écailles, des piquants, le chatouillis des anémones de mer et des antennes des crevettes, les ondulations sous-marines quand les raies alvéolées s’envolent…Monde du silence, de la fluidité, de l’harmonie…Tout est beau et accompagne notre personnage vers le sommeil, les vagues finissant par se confondre avec les plis de la couverture de son lit…

Une exploration aquatique à la rencontre du rêve, de la douceur et qui est d’autant plus fascinante que les espèces qui peuplent ce récit appartiennent bel et bien à la réalité : Isabelle Simler, encadrant son récit de planches naturalistes toutes colorées, rend grâce à la nature en nous exposant et nommant les créatures qui vont apparaître au fil des pages : poisson-trompette, poisson-fantôme arlequin, hippocampe feuille, nautile, méduse striée…

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C’est bienfaisant cette délicatesse, cette poésie qui s’entremêle au réel…

Un album qui provoque des vagues de plaisir, d’émotion, d’émerveillement et qui nous enveloppe d’une exquise sérénité.

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Crédits photos : Isabelle Simler

 

Des vagues, Isabelle Simler, Editions Courtes et Longues, avril 2014

 

 

Heure bleue

Ce second imagier est tout aussi magnifique que le premier ! La palette de couleurs se « restreint » ici au bleu mais quel bleu ! Il est décliné sur tous les tons. La page de garde nous en expose 32 variations : du bleu dragée au bleu nuit, en passant par le bleu charrette ou le bleu de Prusse…32 variations qui vont servir à illustrer ce délicat moment où le jour ne s’est pas encore couché et passe le relais à la nuit, ce moment magique et comme suspendu que l’on nomme l’heure bleue :

 

« Le jour s’éloigne…bientôt la nuit.

Entre les deux, elle passe…

C’est l’heure bleue ».

 

Les poissons laissent la place à une belle galerie d’oiseaux : le geai et le merle bleus, les pintades vulturines, le gorge-bleu, le passerin indigo, le pigeon couronné, le cordon bleu à joues rouges…Autant d’occasions de s’instruire toujours avec émerveillement sur la faune.

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Il y a aussi le renard bleu, les grenouilles azurées, les papillons, la couleuvre agile… qui s’acheminent vers la nuit, nous plongeant dans des bleus de plus en plus profonds, jusqu’à ce que la lune fasse son apparition et que « la nuit en douce les enveloppe tous ».

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Encore des pleines pages pour goûter avec délice aux illustrations d’Isabelle Simler qui rehausse et contraste ses bleus d’un magnifique rouge flamboyant, d’un jaune d’or et d’un blanc de neige et de lune…C’est parfait…

Les textes, d’une simplicité nue, permettent davantage aux images de raconter l’ histoire ; des illustrations hypnotiques qui nous plongent irrésistiblement dans la nuit qui s’avance. Moins dans la narration, les mots se parent d’une réelle poésie quand ils nomment des espèces d’animaux, d’insectes et de fleurs et m’ont fait penser à des haïkus :

 

« Les ailes des morphos bleus étincellent sur les ipomées ».

 

« La campagne se couche…Un chat bleu russe s’échappe. »

 

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Crédits photos : Isabelle Simler

 

Heure bleue, Isabelle Simler, Editions Courtes et Longues, mars 2015

 

Ahhh, Isabelle Simler, vous m’avez enchantée…Et je vous suis infiniment reconnaissante d’avoir créé des albums aussi beaux, qui caressent les yeux de mon petit garçon.

A découvrir ici votre blog, et le site des fabuleuses Editions Courtes et Longues.

A consommer excessivement et sans aucune modération !

Motorman : David Ohle

Il y a des livres qui se suffisent à eux-mêmes. Leurs mots nous enveloppent entièrement. Un monde fascinant voit le jour, clos sur lui-même, délimité par les première et dernière pages mais qui ouvre les portes d’un imaginaire infini. La singularité des images, se déployant en toute liberté au fil des pages, nous fait goûter au plaisir délicieux, délicat, de découvrir un véritable univers et de nous sentir seul(e) avec l’œuvre. Il y a une sensation d’avoir accès à quelque chose d’unique. Il y a une magie qui se crée, sans qu’on puisse vraiment l’expliquer. Cette magie, je l’ai ressentie en lisant Motorman de David Ohle. Un roman qu’on pourrait qualifier de dystopique puisqu’on devine qu’il s’agit de temps futurs avec un climat chaotique, des humains qui n’en sont plus vraiment, une entité à la Big Brother qui surveille tout fait et geste et va jusqu’à contrôler le ciel en imposant un nombre réglementaire de deux soleils et sept lunes, des villes qui s’autodétruisent et une grande solitude…Un héros, Moldenke, va fuir sa ville de Texaco City en proie à la violence et tenter de retrouver ce mystérieux docteur qui, un jour, lui a transplanté quatre cœurs de mouton et lui a promis un avenir meilleur.

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Ce roman fut publié une première fois aux Etats-Unis en 1972 et resta épuisé durant plus de trente ans. Une oeuvre qui, par son inventivité langagière et poétique, frappa les esprits et fut consacrée par un cercle de fans enthousiastes et émerveillés. Remercions alors les éditions Cambourakis de nous l’avoir enfin fait connaître en France en 2011 et de le rééditer en poche pour cette fin d’année. J’avoue, je ne suis pas férue de SF (c’est un tort me direz-vous) mais les premières lignes de Motorman m’ont littéralement happée. Il y a une vision qui s’impose, avec force tout en restant discrète, on n’en a pas plein les mirettes ; une vision de l’Ailleurs, de ce qu’on ne connaît pas et pourtant nous parle intimement. C’est indicible, prégnant. Ce roman permet de s’accorder une véritable parenthèse enchantée, un moment suspendu d’une belle poésie. Bref, je suis en train de devenir fan moi aussi ! Et je vais tenter de vous le faire devenir également…

« Moldenke resterait.

Quand il était petit on le gardait dans une maison qui tombait en ruine, un bâtiment avec des gémissements structurels, dont les avant-toits craquaient dans la chaleur estivale et retenaient les glaces hivernales.

A cette époque la cage thoracique de Moldenke abritait deux poumons et un seul cœur.

Il eut une enfance raccourcie, ne connut la jeunesse et l’insouciance qu’à faible degré.

La plupart des phénomènes le laissaient perplexe et lui faisaient entreprendre des promenades sans but parmi les arbréthers sans feuilles. Il ajustait ses lunettes de protection, ses compresses de gaze, et étudiait le vol des oiseaux, les voyait darder des regards apeurés en direction de la terre ».

Voici comment nous faisons connaissance avec Moldenke, avec cet incipit qui nous plonge d’emblée dans l’étrange, de façon précise et avec une tonalité mélancolique, et nous permet une belle proximité avec le héros ; celle-ci ne nous quittera jamais. Nous suivrons la quête de Moldenke vers la liberté, errant entre le passé, les rêves et l’avenir incertain. Nous partagerons ses moments d’intense solitude dans un présent ravagé par la guerre, des savants fous, des tyrans grotesques, un air irrespirable et une météo devenue aussi folle que les hommes, apocalyptique, avec des crues de rivières, des tempêtes et des « chutes d’oiseaux à la centaine ».

Nous sommes dans un monde à deux soleils et à sept lunes, dont Moldenke peut voir le ballet derrière le hublot de son appartement dans lequel il est prisonnier après avoir tué un couple d’ « engelés », des substances molles, effrayantes gelées qui prennent forme humaine et envahissent les villes. Echappant à la surveillance de l’inquiétant Bunce, il fuira la ville pour atteindre les Fonds, sortes de marais à la périphérie de la ville où il pourra à nouveau, peut-être, une fois qu’il les aura franchis, respirer l’air pur. Un périple habité par l’espoir et les visions, celles de son passé de soldat durant la « Simili-Guerre » et celles de l’amour qu’il partageait avec Roberta.

Un monde où la nourriture vient à manquer, où l’on mange de la viande de chat, des criquets bouillis, des « quignons de pin rassis à la sauce fourmis ». Où l’on soulage son mal de vivre en mâchant des « fracasticks », dont Moldenke semble abuser.

Un monde dans lequel les « oiseauverts » se réfugient dans les « arbréthers », « une lente pluie sèche de cendres blanches persiste durant l’automnété », l’on porte chez soi de « délicats chaussons de chaton florifère » et on sert le thé dans des « théioires »…

Mots inventés, mots-valises parsèment ce récit toujours avec légèreté, humour, élégance, on pourrait dire avec naturel. L’étrange est sans esbroufe et écarte le pur expérimental. On est dans le ressenti, celui de Moldenke, et c’est émouvant, passionnant, de bout en bout.

Je terminerais ce billet par une très belle phrase de l’écrivain Ben Marcus qui a signé la préface, géniale, de ce roman-vision pas comme les autres d’un auteur « artisan de la langue qui manifestement faisait office de médium et captait l’histoire du récit quand il l’a écrite » :

« Lire Motorman aujourd’hui c’est rencontrer la preuve qu’un livre peut à la fois être émouvant et excentrique, maculé d’humanité et artistiquement ambitieux, sens dessus dessous pour cause de chagrin et éblouissant par le spectacle qu’il offre ».

J’espère vous avoir convaincu(e)s…

Motorman de David Ohle, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, Cambourakis Poche, novembre 2016.

Sur le chemin des glaces : Werner Herzog

Cela faisait longtemps ! Deux mois que ce blog était en sommeil…Des livres tous azimuts ? 20 000 lieues sous la couette plutôt ! On est vraiment dans le slow slow slow blogging, là ! Bon, pour me défendre, je dirais que cette pause a été nécessaire, mon quotidien étant, lui, tousazimuté depuis quelque temps ; pas évident de tout mener de front et puis, peut-être suis-je une petite nature…

En tout cas, j’ai continué à vous lire, mes listes d’idées lectures se sont bien allongées car la curiosité était toujours présente ; et il faut reconnaître que beaucoup d’entre vous ont le chic pour déclencher des envies irrépressibles ! Je vous félicite pour votre énergie, certain(e)s en ont à foison !

Un grand merci à celles et celui qui ont pris de mes nouvelles, se demandant où j’étais passée : quel baume au cœur, cela m’a réellement touchée. Bloguer, c’est vraiment échanger. Vous ne pouviez que me donner l’envie de reprendre J

Et puis, mon intégration récente au sein d’une équipe de chroniqueurs littéraires, pour le webzine culturel Addict-Culture, m’a remis le pied à l’étrier. Je me sens à nouveau dans une dynamique d’écriture et ai très très envie de repartager mes lectures avec vous.

Alors, cela y est, c’est le retour…Pour inaugurer cette nouvelle vague livresque, je vous propose un texte de Werner Herzog qui, lui, n’était pas une petite nature ! Son énergie colossale sur les plateaux de cinéma, et aussi au fin fond de la jungle, au-dessus de précipices ou au pied de gigantesques montagnes car il privilégiait les décors naturels aux quatre coins du globe, lui a valu une réputation de « cinéaste de l’impossible ». Cette faculté à en découdre avec les éléments, cette volonté à atteindre le Grand, à toucher les étoiles, a permis la naissance de films extraordinaires avec un Klaus Kinski dément, brutal, angoissant et angoissé dans Aguirre, la colère de Dieu, Fitzcarraldo, ou Nosferatu, fantôme de la nuit ; il y a aussi L’Enigme de Kaspar Hauser et La Ballade de Bruno (que je n’ai pas encore vus) avec Bruno S., acteur et musicien allemand qui, avant de tourner pour Herzog, était interné à l’asile psychiatrique ! Et ce film, Cœur de pierre, tourné avec des acteurs jouant sous hypnose…Des conditions de tournage extrêmes, où la fiction et le réel se mêlent en permanence. L’intensité, compagne de vie de Werner Herzog. Il semble qu’il soit également « l’homme de l’impossible », ainsi qu’en témoigne son texte Sur le chemin des glaces.

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Nous sommes en novembre 1974. Werner Herzog a 32 ans. Il a déjà réalisé Aguirre et L’Enigme de Kaspar Hauser vient tout juste de sortir. Il apprend que sa chère amie Lotte Eisner, critique et historienne du cinéma, est très malade et va sans doute mourir. Il obéit alors à une folle impulsion : il est à Munich, elle réside à Paris, il fera le trajet à pied pour la voir et conjurer ainsi sa mort, il en est persuadé :

« Le cinéma allemand ne peut pas encore se passer d’elle, nous ne devons pas la laisser mourir. J’ai pris une veste, une boussole, un sac marin et les affaires indispensables. Mes bottes étaient tellement solides, tellement neuves, qu’elles m’inspiraient confiance. Je me mis en route pour Paris par le plus court chemin, avec la certitude qu’elle vivrait si j’allais à elle à pied. Et puis, j’avais envie de me retrouver seul ».

Le voilà donc qui se lance sur les routes, sans aucune préparation, l’urgence ressentie est absolue (770 kilomètres à parcourir, d’après Google !) Il tiendra des notes durant son trajet du 23 novembre au 14 décembre 1974. Il traverse les campagnes et les villages, gravit les sentiers de montagne, longe les autoroutes, retrouve les grandes villes…Il ne s’arrête que pour dormir, dans des granges, des églises, des maisons inhabitées et quelquefois s’accorde le luxe d’une chambre d’hôtel. Il traverse la Forêt-Noire, les Alpes Souabes, les Vosges, la Meuse, la Marne…Il peut avaler 60 kilomètres en une journée…

La nature est hostile : il pleut, il neige, les tempêtes sont fréquentes. Mais Werner Herzog ne s’arrête pas. Ses pieds, ses chevilles, le font souffrir. Qu’importe, il continue. Il traverse des régions où les bêtes ont la rage, il fonce tête baissée. Il va vite, très vite. Il a une force herculéenne :

«  Quand je marche, c’est un bison qui marche. Quand je m’arrête, c’est une montagne qui se repose ».

L’écriture de ce journal de voyage n’est pas méditative. Le texte est bref, guère plus d’une centaine de pages. La marche est physique, douloureuse, les pensées sont bien souvent « animales » puisqu’il faut trouver de quoi manger, de quoi boire et un endroit où dormir. Le marcheur croise d’ailleurs plus d’animaux que d’hommes : les chiens, les souris, les renards, les corbeaux, les buses, les faisans peuplent sa solitude. Et quand il se trouve nez à nez avec un(e) de ses semblables, celui(celle)-ci semble tout droit sorti(e) d’un tableau, hors du temps et du réel.

Les visions, les impressions, se succèdent à toute vitesse plongeant Werner Herzog dans l’euphorie, le découragement, l’épuisement et la plénitude :

« Tant de choses passent dans la tête de celui qui marche. Le cerveau : un ouragan ».

Le rythme ne faiblit pas, ni pour le marcheur, ni pour le lecteur. Un texte intense, quasi héroïque.

Une marche pour aller au bout de soi, au bout du possible. Une fureur pour vaincre la mort d’une amie.

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Crédits photo : Michael Lange : Wald

 

 

Sur le chemin des glaces, Werner Herzog, traduit de l’allemand par Anne Dutter, Petite Bibliothèque Payot, novembre 2016 (rééd.)